Contes danois (Andersen)/Un couple d’amoureux

La bibliothèque libre.


UN COUPLE D’AMOUREUX


Une toupie et une balle se trouvaient l’une à côté de l’autre dans une boîte à jouets.

« Pourquoi, dit la toupie, ne pas nous fiancer, , puisque nous devons passer notre vie ensemble ? »

Mais la balle, qui était recouverte d’un beau maroquin et qui n’était pas moins fière qu’une demoiselle de haute volée, ne prit pas la peine de répondre.

Le jour suivant, le petit garçon, à qui les jouets appartenaient, s’avisa de peindre la toupie en rouge et en jaune, et il l’orna d’une pointe de laiton toute neuve. Quand la toupie tournait, c’était un éclat de couleurs magnifique.

« Regardez-moi donc, dit-elle à la balle. Que dites-vous de moi maintenant ? N’allons-nous pas nous fiancer ? Nous sommes faites l’une pour l’autre : vous sautez, moi je danse. Qui pourrait être plus heureux que nous ?

— Oui-da, vous croyez ? répondit la balle. Vous ne savez donc pas que mon père et ma mère étaient de superbes pantoufles en maroquin, et que mon corps est de liège espagnol ?

— Très-bien, répliqua la toupie, mais moi-même remarquez que je suis toute en acajou. L’auteur de mes jours n’est autre que le bourgmestre de la ville en personne ; dans ses heures de loisir, il s’amuse à tourner toute sorte de jolies choses, et je suis son chef-d’œuvre.

— Est-ce bien vrai ce que vous dites là ? reprit la balle un peu radoucie.

— Que je ne reçoive plus jamais de coups de fouet, si je mens ! répondit la toupie.

— Vous savez habilement vous faire valoir. Mais, voyez-vous, la chose est impossible. Je suis à peu près promise à une hirondelle. Chaque fois que je vole à travers les airs, elle met la tête hors de son nid et me fait une déclaration de tendresse. Intérieurement, j’ai depuis longtemps consenti à me donner à elle, et nous sommes à moitié fiancés. Ainsi je ne puis vous écouter ; mais j’attache un grand prix à vos sentiments, et, je vous le promets, jamais je ne vous oublierai.

— C’est quelque chose sans doute, soupira la toupie affligée, mais cela ne suffit pas à me consoler. »

Ce furent les dernières paroles qu’elles échangèrent. Le lendemain, le petit garçon prit la balle et la fit sauter en l’air. Elle volait comme un oiseau. La toupie la perdit un moment de vue.

La balle revint de nouveau pour être relancée. Chaque fois qu’elle touchait à terre, elle faisait un bond surprenant, soit qu’elle voulût sauter jusqu’au nid de l’hirondelle, soit que ce fût tout simplement l’effet du liège espagnol.

À la neuvième fois, elle resta en route, on ne la revit plus. Le petit garçon chercha, chercha encore. Il n’en put découvrir aucune trace : elle avait disparu.

« Je sais bien où elle est, dit la toupie en soupirant ; elle est dans le nid de l’hirondelle, et elles se sont mariées. »

Et plus elle y pensait, plus elle éprouvait de regrets. Jamais elle n’avait eu pour la balle autant d’amour que depuis qu’elle ne pouvait la revoir. Qu’elle fût devenue l’épouse d’une autre, voilà ce qui causait son plus grand chagrin.

La toupie continua cependant à danser et à faire ron-ron. Mais elle songeait toujours à la balle, qui, dans son imagination, paraissait de plus en plus ravissante. Et cela devint ce qu’on appelle une ancienne passion.

La toupie n’était plus jeune. Un beau jour on la dora sur toutes les coutures pour quelque nouveau bambin. Jamais elle n’avait été aussi brillante. C’était un plaisir de la voir tourner et circuler et reluire comme un soleil. Quel joyeux ron-ron elle faisait entendre ! Ah ! si la balle avait pu la voir maintenant !

Tout à coup elle rencontra une pierre et bondit au loin. Ni vu, ni connu ; elle était évanouie, éclipsée. On la chercha partout, même dans la cave où elle aurait pu glisser par le soupirail. On ne trouva rien.

Où était-elle ? Dans la caisse aux ordures, parmi la poussière, les épluchures, les trognons de choux, et autres résidus malpropres.

« Me voilà bien ! dit-elle, et que va devenir ma belle dorure ? hélas ! voyons, qu’est-ce que toute cette racaille qui m’environne ? »

Elle regarda autour d’elle et aperçut un mauvais trognon de salade et une petite chose ronde qu’on aurait pu prendre pour une vieille pomme : c’était une balle qui avait passé bien des années dans la gouttière et était encore toute trempée d’eau de pluie.

« Dieu soit loué, dit celle-ci en apercevant la toupie dorée, voici enfin quelqu’un de ma sorte avec qui il sera possible de causer. Telle que vous me voyez, je suis en liège d’Espagne, toute couverte de maroquin, et c’est une belle demoiselle qui m’a cousue. Oui, vraiment, bien qu’on ne s’en douterait plus guère. J’étais sur le point d’épouser une hirondelle, quand je fus lancée dans une gouttière où je suis restée cinq ans. Hélas ! comme la pluie m’a gonflée ! que me voilà devenue laide ! Je vous certifie que c’était un cruel supplice pour une jeune demoiselle de bonne maison comme moi. »

La toupie ne dit mot. Elle pensait à son ancien amour, et devinait bien que c’était là l’objet pour lequel elle s’était enflammée en son jeune temps.

La domestique survint. Elle allait retourner la caisse et jeter les ordures. « Tiens ! dit-elle, voilà la toupie dorée. » Elle la prit et la reporta aux enfants. Et la toupie recouvra son ancienne gloire. Quant à la balle, elle fut jetée dans la rue. La toupie ne parla plus jamais de son ancienne passion. Quand elle avait vu la balle gonflée par l’eau de pluie, ridée et affreuse, elle avait évité de la reconnaître.