Contes danois (Andersen)/Un crève-cœur

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UN CRÈVE-CŒUR


I

Cette histoire se compose de deux parties. La première aurait pu sans inconvénient être passée sous silence. Cependant la voici : elle fait connaître un peu les personnages.

Nous étions à la campagne, dans un château. Les maîtres étaient absents pour quelques jours. Une dame se présenta, veuve d’un tanneur habitant la petite ville voisine. Elle était escortée d’un petit chien, d’un carlin. Elle venait emprunter une somme sur hypothèque ; elle apportait des actes notariés, des paperasses. Nous lui conseillâmes de les mettre dans une enveloppe à l’adresse du propriétaire du château : M. le commissaire général des guerres, chevalier de X…

Elle écouta avec attention, prit la plume, s’arrêta et nous pria de répéter cette adresse, mais lentement. Nous le fîmes et elle écrivit : M. le commis… Arrivée là, elle s’interrompit de nouveau, ne sachant pas s’il fallait deux ss. Elle soupira et dit : « Hélas ! je ne suis qu’une femme ! Comment puis-je écrire tous ces mots-là ? »

Le carlin, lui, s’était couché sur le parquet ; il grommelait et ne semblait satisfait qu’à demi. En effet, il n’avait fait le voyage que pour sa santé et son agrément, et on ne lui offrait pas le moindre tapis pour se reposer.

Avec son museau camard et sa bosse de graisse, il était fort laid à voir ; il continuait à gronder sourdement.

« Ne faites pas attention à lui, dit la dame, il ne mord pas, d’abord il n’a plus de dents, et puis c’est une brave bête ; nous l’avons depuis si longtemps qu’il fait partie de la famille, Ce sont mes petits-enfants qui lui gâtent le caractère. Avec leurs poupées, ils font représenter une pièce où l’on se marie, et ils veulent que ce pauvre chien figure le bailli. Cela fatigue le pauvre vieux, et le rend de mauvaise humeur. »

Elle finit par écrire l’adresse et s’en fut, le carlin sous son bras.

Voilà cette première partie de l’histoire, qu’on aurait pu laisser de côté.


II

Le carlin mourut. Ici commence la seconde partie.

Nous étions venus à la ville et logions dans un hôtel, en face de la maison de la dame. Nos fenêtres donnaient sur la cour de cette maison, qui était divisée en deux parties par une cloison de planches. D’un côté étaient des peaux et d’autres matériaux propres à une tannerie. De l’autre il y avait un jardinet où s’ébattait une troupe d’enfants ; c’étaient les petits-fils et les petites-filles de la dame.

Ils venaient d’enterrer le pauvre carlin ; ils lui avaient élevé un superbe mausolée, digne de sa belle race. Ils avaient formé autour une enceinte en débris de vaisselle. Au milieu une bouteille fêlée dressait son goulot vers le ciel.

Après avoir célébré gravement une cérémonie funèbre, les enfants dansèrent en rond autour de la tombe. L’un d’eux, un garçon de sept ans, un esprit pratique, proposa de faire une exposition de ce magnifique monument, et de le laisser voir aux enfants du voisinage. Le prix d’entrée serait un bouton de culotte. Tous les petits garçons en auraient bien un, et beaucoup en donneraient volontiers un second pour une petite fille, et l’on ferait ainsi une copieuse récolte de boutons de culotte.

Le projet fut adopté à l’unanimité, et on alla l’annoncer à la marmaille d’alentour.

Et les enfants accoururent de toute la rue et des ruelles environnantes. Chacun donna le bouton demandé. Il y eut, cet après-midi-là, bien des gamins qui rentrèrent chez eux, leur pantalon n’étant plus tenu que par une seule bretelle ; mais aussi ils avaient pu admirer le tombeau du carlin.

Devant l’entrée de la cour, tout contre la porte se tenait une petite fille couverte de haillons. Elle était bien gentille, elle avait de beaux cheveux bouclés, et ses yeux étaient du bleu le plus doux. Elle ne disait pas un mot, elle ne pleurait pas non plus ; mais, chaque fois que la porte s’ouvrait, elle jetait un long, long regard dans la cour. Elle ne possédait pas de bouton, et elle savait bien qu’on ne lui en donnerait pas. Et elle resta toute triste, jusqu’à ce que tous eussent vu le monument et s’en fussent allés.

Alors elle s’assit par terre, mit ses mains mignonnes devant ses yeux et éclata en sanglots. Elle seule n’avait pu voir la tombe du carlin. Et c’était un crève-cœur aussi grand que tout autre qu’on puisse éprouver à un autre âge.

Nous avions tout vu du haut de nos fenêtres ; et, vraiment, quand on regarde ainsi de haut les crève-cœur des autres et même les siens propres, on ne peut s’empêcher de sourire.