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Contes de Pantruche et d’ailleurs/Doléances d’un Académicien

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Doléances d’un Académicien


Un de nos confrères avait annoncé que les académiciens allaient se mettre en grève et qu’ils avaient formé, pour soutenir leurs droits, un Syndicat des Travailleurs du Dictionnaire.

Dans le but de vérifier cette assertion, nous sommes allé trouvé un académicien en vue, qui a bien voulu nous donner des renseignements circonstanciés, — et très rassurants, hâtons-nous de le dire.

« Il est exact, nous a-t-il affirmé, que le traitement d’un académicien est bien faible et serait repoussé avec mépris par un petit employé de commerce. Mais la place est si honorifique !

« De plus, il y en a beaucoup parmi nous qui sont riches. Il y en a d’autres qui ont de petites choses à côté, comme un traitement de professeur, par exemple. Et puis, il y en a aussi quelques-uns qui ont fait des livres et qui en retirent un peu d’argent.

« Voyez-vous, monsieur, le grand vice du règlement, c’est la répartition des jetons de présence aux séances du jeudi. Vous savez que, tous les jeudis, une somme de 240 francs est partagée entre les académiciens présents.

« Vous connaissez également cette anecdote, que rapporte Daudet. Le jour de la mort de Louis XVI, les académiciens restèrent chez eux, à l’exception d’un seul, le nommé Senard, qui se présenta à propos et palpa sans broncher la forte somme.

« Ce triste exemple ne fut pas perdu. Toutes les fois que par la suite, une grande tragédie politique s’est dénouée le jeudi, chaque académicien a conçu le projet, dans son for intérieur, de renouveler le coup de Senard. Et ces jours-là, l’Académie s’est trouvée au grand complet.

« Quand les académiciens sont trente en séance, ils touchent donc chacun huit francs ; s’ils ne sont que vingt, le jeton est de douze francs. Aussi leurs efforts tendent-ils à empêcher leurs collègues de se rendre aux séances du jeudi, par toutes sortes de moyens, dont le plus anodin est la lettre de menaces anonymes : « Un ami secret conseille à M. X… de ne pas sortir aujourd’hui, et ce dans l’intérêt de sa vie. » Mais il faut que la manœuvre soit très habile, car ils savent bien quand c’est jeudi, les mâtins, et ils se tiennent tous sur leurs gardes.

« Les candidats, bien entendu, sont au courant de ces petites faiblesses. Il n’en est pas un qui, au cours d’une visite académique, ne dise d’un air détaché : « Je ne pourrai pas malheureusement faire preuve d’une grande assiduité aux séances du jeudi : je dois vous prévenir que je suis retenu ce jour-là par des obligations très graves. » Ces déclarations laissent les académiciens assez sceptiques. « Ils promettent tous ça, » me disait un de mes collègues. « et, dès qu’ils sont reçus, on ne voit qu’eux aux séances. »

« Quand Pierre Loti a posé sa candidature, ses partisans disaient hypocritement en faisant leur propagande : « Nous avons peut-être tort de le nommer. Il n’est jamais en France. Comment travaillera-t-il au dictionnaire ? » On l’a nommé, naturellement, et, depuis son élection, il ne quitte jamais la terre ferme ni l’Institut. On a même demandé des explications officieuses au ministère de la marine.

« Et Brunetière ! Lorsqu’il s’est présenté, il faisait des conférences tous les jeudis à l’Odéon. On s’est donc dit : « Il ne viendra pas à l’Académie » et on a tous voté pour lui comme un seul homme. Aussitôt élu, il a raconté qu’il souffrait de maux de tête et que le médecin lui recommandait tout spécialement le travail du dictionnaire. Et, depuis sa réception, il ne manque pas une de nos séances. »