Contes de Pantruche et d’ailleurs/Les Prix de l’Académie

La bibliothèque libre.
F Juven et Cie (p. 54-56).


Les Prix de l’Académie


M. Gaston Deschamps vient de répondre vivement à M. Rodenbach, qui s’était permis de blaguer les lauréats de l’Académie.

Il m’est arrivé à ce sujet une certaine histoire, qui aurait pu mal tourner.

J’avais acheté à une vente une paire de vieux Bottins et d’almanachs. Je trouvai dans le lot quelques exemplaires d’un volume intitulé : Comédie de château, et plusieurs exemplaires aussi d’un ouvrage d’un autre genre : les Massacres d’Européens au Coromandel.

Or, le jour même où je fis cette banale découverte, je lus dans un journal que le délai pour la réception des ouvrages présentés aux concours académiques allait expirer la semaine suivante. Une idée me vint subitement, et je courus me procurer à l’Institut la liste et les conditions des différents prix.

Après un rapide examen, il me sembla que les Comédies de château avaient des titres sérieux au prix Birougnol, « pour les meilleurs ouvrages d’art dramatique à la portée des familles. »

D’autre part les Massacres d’Européens au Coromandel n’étaient pas indignes du prix Montrélaz « à décerner annuellement à l’auteur du livre le plus utile à l’expansion coloniale. »

J’enlevai donc la couverture et le titre de ces deux volumes, et, moyennant quelques francs, je fis composer par un imprimeur deux autres titres, dont l’un, le Théâtre de la jeune mère, était destiné aux Comédies de château, et dont l’autre, les Derniers moments de Livingstone, devait remplacer les Massacres d’Européens au Coromandel.

Je signai le premier ouvrage : Comtesse de Soupières, et j’inventai pour le second un nom d’abbé missionnaire.

Ayant donné mes instructions à mon imprimeur, je le priai de déposer les deux tomes à l’institut, mais en passant chez lui à quelques jours de là, je m’aperçus qu’il avait commis une assez grave erreur.

Les Massacres d’Européens au Coromandel étaient devenus le Théâtre de la jeune mère, et les Derniers moments de Livingstone, servaient de titre aux Comédies de château.

Qu’allait-il arriver ? Je me dis avec désespoir que ma fraude serait découverte et je n’osais en prévoir les conséquences.

Or, je fus avisé quelque temps après que chacun de mes ouvrages avait obtenu un beau prix de cinq cents francs.

Ce succès m’encouragea. Je fis main basse sur certains volumes intéressants qui encombraient ma bibliothèque, le Livret du Salon de 1887, la Clef des Songes, le tome xvii du Journal des voyages, le Whist à trois, un recueil de Thèmes allemands. Tous ces volumes, ornés de belles couvertures neuves, furent déposés au siège de la Ligue contre l’abus du tabac sous des titres de ce genre : le Fléau nicotine, les Méfaits de la pipe, la Saint-Barthélemy des mégots, etc.

J’obtins quatre des prix les plus importants, en tout une somme assez élevée, grâce à laquelle j’aurai mon tabac assuré jusqu’à la fin de mes jours.