Contes de Pantruche et d’ailleurs/Le Collectionneur

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F Juven et Cie (p. 10-13).


Le Collectionneur

I

Un matin d’avril, mon ami Lartilleur adopta un enfant de quelques mois. Il se trouvait dans les conditions légales, n’ayant pas d’enfant vivant.

Puis, il se dit : « Maintenant que j’ai un enfant adoptif, ne serait-il pas bon que j’eusse également un enfant naturel ? » Il en toucha deux mots à une modeste ouvrière, sa voisine de palier. Elle lui donna, le terme accompli, un enfant naturel, qu’il alla reconnaître à la mairie.

Après le baptême, il rentre chez lui tout soucieux : « J’ai bien, pensait-il, un enfant adoptif et un enfant naturel, mais je n’ai pas d’enfant adultérin.

« Au fait, acheva t-il, mon notaire n’est-il pas marié ? Si je me faisais présenter à sa femme ? »

Ce qui fut dit fut fait. Il fut bientôt en bons termes avec la notairesse.

Un soir, comme il dînait chez ses parents, il eut, après le potage, un sursaut. « Sapristi ! se dit-il en lui-même, je n’ai pas d’enfant incestueux ! » Justement, il lui restait encore une sœur non mariée, et il put se procurer à peu de frais un enfant parfaitement incestueux, qui n’était pas adultérin.

Cependant, les puritains commençaient à le regarder d’un mauvais œil.

II

Alors il se dit : « Faisons taire les langues et prenons femme. »

Mais il s’agissait de s’assurer tout d’abord un enfant légitimé. Il entreprit donc la séduction d’une jeune fille très bien, et ne l’épousa qu’après qu’elle lui eut donné un petit garçon qui fut aux termes de la loi, un enfant légitimé. Puis il la rendit mère une seconde fois, pour avoir un enfant purement légitime.

Il vivait en paix, avec sa compagne, dans une petite maison de Neuilly. Autour de lui jouaient l’enfant adoptif, l’enfant naturel, le légitimé, le légitime, voire l’adultérin, que lui envoyait souvent la notairesse, et aussi Gaspard, l’enfant incestueux, qui l’appelait papa le lundi, le mercredi, le samedi, et mon oncle les autres jours de la semaine.

III

Lartilleur n’était pas complètement heureux, car souvent la santé de ses enfants le mettait dans des transes douloureuses. Il craignait qu’un malheur n’arrivât à l’enfant naturel et ne dépareillât ainsi sa collection.

Vivant en état de mariage, il ne pouvait donner le jour qu’à des enfants légitimes ou adultérins, et, pour remplacer, à l’occasion son bâtard, il eût été contraint de se séparer de sa femme (par les moyens toujours pénibles du divorce ou du meurtre).

Quant à la mort de l’enfant adoptif, c’était un cauchemar pour lui que d’y songer. Pour se trouver à nouveau dans les conditions légales, et adopter un autre enfant, il lui eût fallu primitivement supprimer tous les siens, et recommencer sa collection.

IV

Cependant, le ciel le bénit. La santé de ses enfants demeura florissante, et il vivait en paix, tel un patriarche, au milieu de cette famille de bric-à-brac.

On le rencontrait assez souvent dans le monde, dans les salons académiques et les diverses ambassades, où il aimait à vanter sa petite famille.

Un soir, au fumoir, Le Blafard ricana.

— Pas très complète, tu sais, ta fameuse collection ? Il y manque un numéro important.

— Je voudrais savoir lequel, riposta Lartilleur d’un ton très assuré.

— Il y manque, continua l’autre, un enfant posthume.

Lartilleur blêmit à cette parole.

— Et prends garde, acheva froidement Le Blafard ; à supposer que tu meures subitement, sans que ta femme soit grosse, il est à présumer que l’enfant posthume manquera toujours à la série. D’autre part, si tu la fécondes et si tu oublies de mourir, tu seras père de deux enfants légitimes. Un numéro double : triste gaffe pour un collectionneur !

Lartilleur se leva d’un trait. Il passa dans un salon voisin, où sa femme jacassait paisiblement avec des dames du haut monde, et, d’un ton impératif :

— Adèle, rentrons chez nous. Illico !

Quelques temps après, nous apprîmes que Lartilleur s’était mortellement blessé en jouant avec une arme à feu, dont il avait imprudemment pressé la gâchette au moment même où le canon se trouvait entre ses dents. Il laissait plusieurs enfants de différents lits et l’espoir d’un enfant posthume.

La succession, avec des héritiers si divers, ne manqua pas de s’égarer dans la forêt des articles du Code et fit la rencontre du Fisc, qui l’avala tout entière, gloutonnement.

La famille de Lartilleur se trouvait sans ressources. Mais il avait prévu ces difficultés et léguait sa collection aux Enfants assistés du département de la Seine.