Contes de Provence/7
Le Renard aveugle
Je ne reconnaissais pas mon pays, ou plutôt c’est lui qui ne me reconnaissait pas, car bien que — plein d’une provençale assurance — j’eusse fait mon entrée dans la ville en petit paletot mince et clair, le ciel restait triste obstinément, voilé par les brumes qui tout le jour montaient du Rhône.
On ne voyait plus le Ventour ; et c’est à peine si, quelques minutes durant, à l’approche du soir, un rayon illuminait les tours jumelles du fort Saint-André et les créneaux sarrasins du palais des Papes.
Enfin, lasse de tirer avec des gants gris-perle les verrous des portes de l’Orient, l’aurore, ce matin, a laissé voir ses doigts de rose. Ce matin, un coup de lumière fracasse mes vitres et envahit la chambre d’auberge où, dans mon désespoir, je m’étais réfugié à quelques kilomètres de la ville.
Plus de ces sifflets de train en marche qui m’arrivaient lointains et monotones, annonçant, sans espoir possible, la continuation du temps noir. Au contraire, dès le saut du lit, je suis accueilli par un joyeux cliquetis de bastonnade, comme si là, devant ma porte, Polichinelle rossait de sa trique formidable un guet composé d’archers en bois.
Je sors : c’est le mistral, le mange-fange qui rend les chemins plus durs que le marbre et le ciel plus clair qu’un miroir ! Pour la première fois depuis mon arrivée, je suis obligé de cligner de l’œil devant l’éclat des rochers blancs, de la route blanche, du Rhône frisé en mille vagues où s’éparpille le soleil, et de l’horizon de montagnes dont une argentine vapeur doucement teintée de violet ennoblit encore les lignes classiques.
Au premier plan, au haut d’un poteau, sur le bleu satiné du ciel, un moulin à vent minuscule tourne, actionné furieusement par le vent divin, le Circius irrésistible que les Romains ont adoré ; et ce moulin, à chaque tour de ses palettes, heurte, butte, choque et repousse la longue lance d’un Don Quichotte monté sur ressorts, grave et naïve marionnette à qui ces atouts précipités donnent les gestes et l’allure d’un chevalier livrant bataille.
« Cet homme armé, m’a dit l’aubergiste, est le meilleur des baromètres ; quand il se met à faire tapage, on n’a plus à craindre le mauvais temps. »
Et, sur la foi du Don Quichotte qui continue à s’escrimer de plus belle, tandis que le moulin à vent, piqué d’honneur, tourne plus fort, nous partons pour la ferme de Côte-d’Âne où il s’agit, par suite d’un pari gastronomique, de manger, en l’arrosant d’un introuvable vin de vignes mortes, une brochette de grassets véritables, et de bien me prouver que les oisillons à gros bec dont je me suis sottement régalé hier, dans un hôtel aux environs du Pont du Gard, étaient non des grassets, mais de vulgaires pétardiers.
Un étroit sentier, circulant, parmi des bouquets de chênes nains, sur le pan coupé de la montagne, conduit à la ferme de Côte-d’Âne. Nous entendons le mistral souffler, et nous le voyons — car on le voit réellement — nous le voyons là-bas, dans la plaine, argenter les champs d’oliviers au passage de ses rafales, et, le long de la grand’route sans poussière, tourmenter le manteau des voyageurs grelottants. Ici, à l’abri, sous le cagnard, des rayons chauds comme en été, et pas un souffle ! L’aubergiste l’avait promis :
« En prenant par le raccourci, vous pourriez marcher, sans l’éteindre, avec une chandelle allumée… »
Nous n’avons pas de chandelle pour tenter l’expérience ; mais si nous en avions une, en dépit des enragés tourbillons qui ronflent sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, il est certain qu’elle ne s’éteindrait pas.
Voici bien, en effet, le grasset véritable ! Moins fin peut-être que l’alpin, il descend comme lui en plaine quand la neige le chasse des hauteurs, et comme lui on le fait cuire dans l’intérieur d’une énorme truffe — autant de truffes que de grassets ! — soigneusement bardée de lard et creusée d’un seul bloc, ainsi que le sarcophage d’un roi ninivite.
Après le déjeuner, nous sommes descendus nous chauffer à la cuisine, car avec ce mistral qui teint le ciel du plus vif azur, on cuit au soleil, mais on gèle à l’ombre.
Dans le coin de la cheminée, un solide gaillard, le garçon de ferme, geignait, emmitouflé, écoutant le feu, tandis que, devant lui, sur un des grands landiers évasés en porte-écuelle, un bol de tisane fumait.
« Eh bien, Bartoumiou, lui dit le maître, ça va-t-il un peu mieux que l’autre jour ?
— Pas encore trop fort !… Que voulez-vous ; après une émotion pareille !
— Allons, tant mieux ! Ça t’apprendra à me prendre mon fusil pour tirer les lapins en cachette. »
Le début m’intéressait : il y avait là une aventure ! Désireux de connaître la suite, je me gardai bien de souffler mot. Les gens d’ici sont surtout ennemis du silence, et l’on n’a qu’à se taire pour les obliger de parler.
Le maître, en riant, continuait déjà :
« Quelle peur, mon pauvre Bartoumiou, quelle belle peur et quelle course !… Ah ! monsieur, il fallait le voir dégringoler le raidillon, sans chapeau, le fusil en l’air, avec les cailloux qui roulaient et les clous de ses souliers qui faisaient feu dans les cailloux.
— Le diable, maître, j’ai rencontré le diable !…
— Tu as rencontré le diable, Bartoumiou ?
— Oui, là-haut, près du grand rocher, à l’endroit où il y a des genêts d’Espagne.
— Et comment est-il ?
— Épouvantable : il ressemble à un vieux chien roux !… Oui, riez, riez, soupirait Bartoumiou, mais il n’y a pas là tant de quoi rire ; et vous n’en auriez pas mené plus large que moi, si, à ma place, attendant un lapin au petit jour, vous aviez vu venir lentement sous le fourré cette grosse bête hérissée et maigre, avec des oreilles pointues, qui trébuchait à chaque pas, et se heurtait tout en marchant contre les rochers et les troncs d’arbre. Je mets en joue malgré ma frayeur, je mire, je tire, je manque… et voilà la bête qui, au lieu de s’enfuir, s’assied sur son train de derrière, puis, faisant tinter un grelot, se frotte et refrotte le nez comme pour me faire la nique.
— Et tu as couru, Bartoumiou ?
— Si, j’ai couru ! Un gendarme aurait couru, et vous auriez couru vous-même…
— Ce qui n’empêche pas que nous l’avons pris et mis en laisse, le diable qui t’avait tant fait peur… Allons, montre-toi, Sans-Malice. »
À cet appel, accompagné d’un coup de pied, un animal remua que j’entrevoyais vaguement aux lueurs dansantes de la flamme. C’était un renard… Pris au piège par des paysans que ses rapines exaspéraient, on lui avait crevé les yeux et puis on l’avait lâché à travers champs, aveugle, avec un grelot au cou, pour que l’horreur de son supplice servît d’exemple aux autres renards.
Errant et lamentable, mourant de faim et d’abandon, après sa rencontre avec Bartoumiou, les gens de la ferme le recueillirent. Il se trouvait bien à la ferme, il engraissait, le poil redevenait luisant, parfois même, poussé par l’instinct, il se dirigeait à tâtons vers le coin de la cour où loge la volaille.
« Tenez, regardez, il y va ! »
En effet, à un chant de coq, Sans-Malice s’était dressé, museau tendu, l’oreille en pointe ; il alla d’abord du côté de la porte, mais il se cogna contre un meuble ; et alors, assis sur son train de derrière comme Bartoumiou l’avait vu, hésitant, ne comprenant pas, essayant encore, essayant toujours de chasser, le nuage rouge qui lui fait une nuit éternelle, lentement et obstinément, avec un geste maladroit d’une tristesse presque humaine, il passait et repassait sa patte gauche devant ses yeux ensanglantés.