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Contes de Provence/8

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Un Homme heureux


Notre voisin, un bon voisin, ce qui devient rare ! s’appelait Mïus de la Celeste, les gens ayant la coutume chez nous de donner à l’homme le nom de sa compagne quand celle-ci est maîtresse-femme et se distingue en bien ou en mal par quelque chose de peu ordinaire. Hélas ! depuis longtemps la Celeste dormait le long de l’église, et le vieux Mïus, malgré son grand âge, persistait à vivre seul dans un bien qu’il possédait au quartier des Hubacs, loin de la ville.

Pas très gai, le quartier des Hubacs : supportable à peine au printemps, avec ses rangées d’amandiers fleuris et blancs au milieu des blés qui verdoient, mais déplorablement désolé quand, une fois les récoltes enlevées, il ne reste plus entre les chaumes, sous les amandiers recroquevillés, que la terre sèche et poudreuse où luisent des fragments de silex noir.

La bastide du vieux Mïus n’en paraissait que plus galante par contraste, et l’on aurait dit que toute l’humide fraîcheur de ce maussade revers de montagne s’était écoulée, ramassée au creux de son vallon. Un modeste vallon, d’ailleurs : d’abord simple déchirure de marne bleue, lavine bientôt élargie et devenue propre aux cultures, mais tout de suite coupée en travers par le lit pierreux d’un torrent. Seulement, de la lavine au torrent, tenait, en tout petit et comme résumé, un véritable domaine. Là-haut, ressource précieuse pour le chauffage et les fumiers, un bosquet de chênes jetait son ombre ; au-dessous, le coteau produisait, bon an mal an, trois ou quatre airées ; quelques pieds d’oliviers, un peu de vigne ; et, dans le fond, la bande verte d’un excellent pré.

Le tout acquis autrefois très bon marché, « pour un morceau de pain », disait le vieux Mïus qui, sur le conseil d’un avocat, son camarade de chasse, avait enlevé les Hubacs aux enchères et sans concurrence, en 1851, immédiatement après l’essai de résistance au coup d’État, alors que les prisons étaient pleines et que les gens traqués songeaient à autre chose qu’à s’arrondir.

Ajoutons que les Hubacs dataient de la Restauration. Un enfant du pays, parti simple soldat et revenu des champs de bataille de l’Empire avec les épaulettes de gros-major, s’était plu à embellir cette seigneurie en miniature d’après un idéal et des souvenirs sans doute rapportés d’Italie. Il en avait fait une villa comme on en voit autour de Gènes. De là, sur les murs, ces noms de victoires et de pays lointains, encadrant des fresques effacées ; de là ce balcon en terrasse dont les six piliers de grès rouge portaient les sarments tordus d’une treille, et ce jardin planté de rosiers embroussaillés au milieu d’une enceinte de cyprès, de lauriers et de grenadiers. Je n’affirmerais pas que le vieux Mïus y fût sensible, mais, dans leur abandon paysan, les Hubacs, il y a quelques années, conservaient encore je ne sais quoi de poétiquement virgilien.

J’étais à notre bastidon de la Cigalière, une après-midi du mois d’août, lorsque, à travers le vacarme infernal que faisaient les cigales, il me sembla que quelqu’un m’appelait.

« C’est le vieux Mïus qui vous crie, affirma un journalier ; je l’avais laissé tout à l’heure en train de déchausser les racines d’un peuplier qu’il voulait abattre, pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur !… »

Et, tandis qu’avec une sage lenteur le journalier passait sa veste, je partis en courant vers les Hubacs, par le sentier pendant, bordé de gazon grillé, d’où s’élevaient des sauterelles en vols si drus qu’elles me cinglaient le visage comme une mitraillade de balles.

Le vieux Mïus n’avait aucun mal. Tout joyeux et ragaillardi, il arrivait à ma rencontre.

« Ne courez pas si fort, rien ne presse ; la source, Dieu merci ! n’est pas près de tarir.

— Vous avez donc trouvé la source ?

— Tout à l’heure, par un miracle. Ah ! je savais bien qu’elle y était, et que le Gros-Major n’avait pas construit pour rien ce grand réservoir que les maigres larmes de ma fontaine ne rempliraient pas en un an… L’avais-je assez cherchée, un peu partout, la source perdue ? et s’était-on assez gaussé de moi quand je faisais tourner la baguette !… Je la tiens maintenant, regardez plutôt. »

Il me montrait, en effet, à côté d’un peuplier renversé, racines en l’air, un trou profond d’où sortait une eau bouillonnante.

« Ça ferait tourner un moulin !… Mais vous figurez-vous ma surprise quand, le peuplier tombant, j’ai vu entre deux grosses pierres, à la place où étaient les racines, tant de belle eau claire jaillir. »

Des larmes plein ses yeux plissés, avec cette adoration de l’eau que nos paysans du Midi semblent avoir héritée des Maures, il s’agenouillait et puisait à la source dans le creux de ses mains dures et rouges, d’où s’écoulaient des fils d’argent comme d’une poterie fêlée.

« Goûtez, pour voir comme elle est douce ! »

Puis, tout à coup, une idée lui vint :

« Et Petit-Poucet, et Samson, et Chut qui n’en savent rien ! »

Le vieux Mïus siffla d’une certaine façon. Aussitôt un âne, un chien, un canard, tous les trois paraissant très vieux, tous les trois marchant à la file, arrivèrent du bout du pré.

« Vont-ils s’en donner, les gaillards !… Tenez : Petit-Poucet qui barbote déjà, et Samson qui se met à braire. Chut ne dit rien, selon son habitude, mais il est content, il remue la queue ; il sait que l’eau fait l’herbe, que l’herbe fait le mouton, et que le mouton fait les côtelettes… Maintenant, pour fêter ma chance, il s’agirait de déboucher une bouteille de vin gris. »

Bon vin, ce vin gris, fabriqué par le vieux Mïus avec les raisins grecs de sa treille ; bon vin, certes, et meilleur encore quand on le boit ainsi en plein air, sur un banc de pierre, à la porte même d’une cave creusée dans la pente du sol.

Le canard nous avait suivis.

« Il ne me quitte jamais d’un pas, racontait le vieux Mïus en lui jetant du pain ; quand je pars des Hubacs, il m’accompagne amicalement jusque là-haut à ma limite. Sans jamais s’écarter plus loin, par exemple ! car il connaît son cadastre comme un arpenteur… Et dire que j’ai voulu le vendre ! Oui, un jour, histoire de rendre service, je le cédai à l’aubergiste du Soleil-d’Or, qui en avait besoin pour un repas de noces… Savez-vous ce que fit le canard ? c’est depuis, que je l’ai surnommé Petit-Poucet ; eh bien, le canard s’échappa et revint tout seul jusqu’ici. Trois kilomètres de chemin que certainement il ne connaissait pas, puisqu’on l’avait emporté à la ville dans un panier… J’étais à l’affût ce soir-là ; je le voyais, pécaïre ! descendre le sentier, clopin clopant, sous le clair de lune, comme quelqu’un qui sait où il va, et je faillis, ma foi ! le tuer, le prenant au moins pour une outarde. »

À ce moment l’ombre portée de deux oreilles se profila sur le mur blanc.

« Allons, bon ! voici les deux autres : Samson et son inséparable. Chut ne le quitte jamais ; et, dame ! on s’aimerait à moins, Samson lui ayant sauvé la vie. Un jour j’étais allé au Communal avec l’âne et suivi du chien pour rapporter un faix de litière. Tout affectionné à couper mes buis, j’entends soudain dans un creux des aboiements épouvantables. Il faisait petit jour, heure où les blaireaux rentrent au terrier, et le chien venait d’en surprendre un qui était de taille. Se roulant en boule, le blaireau avait fini par saisir le chien à la gorge ; or, le blaireau a la dent cruelle et ne lâche plus quand il tient. Que faire ? J’avais bien mon fusil, pris avec l’espoir de rencontrer un lièvre, mais je n’y voyais pas très clair et, en tirant, je risquais de tuer Chut… Qui ne vous a pas dit que l’âne eût plus de courage que moi ? Pendant que je perdais mon temps à calculer, lui, à force de se secouer, venait à bout d’arracher sa longe ; il arrivait droit sur le blaireau, lui cassait net l’échine d’un coup de mâchoire, et puis l’achevait, piétinant et montrant les dents comme s’il avait eu envie de rire… Depuis cette affaire, Chut est grand ami de Samson, et Samson n’a pas de plus grand bonheur que lorsque je lui permets de coucher près de Chut, sur la paille de l’écurie. »

Samson et Chut écoutaient, ayant l’air de certifier l’histoire, tandis que le canard, se dodelinant entre nos jambes, poussait de petits coin-coin approbatifs.

« Que voulez-vous, conclut le vieux Mïus, tous les gens de mon temps sont morts, il n’y a plus que mes bêtes qui m’aiment… »

Nous bûmes un dernier coup là-dessus, à la santé de la source. Le soleil venait de disparaître derrière la montagne, brusquement. Vers les lointains assombris commençait le chœur vespéral des rainettes. Il n’était que temps de partir. Le vieux Mïus m’accompagna, suivi de son canard, jusqu’à la limite du champ.

Et, songeant aux tracas sans but que nous crée la vie parisienne, seul sur le chemin, dans la mélancolie de la nuit tombante, je me pris à envier cet homme heureux.