Contes de chez Nous/02

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UN ENLÈVEMENT AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE


I

Les Agniehronnons, sous la conduite du redoutable sagamo Kiotsaeton, sont partis de leur pays au nombre d’une centaine. Ils se sont répandus dans les cours d’eau et les bois qui avoisinent la bourgade des Trois-Rivières, où ils savent rencontrer les Indiens à la poursuite du castor et de la loutre. Une trentaine de guerriers, au nombre desquels le sagamo, viennent d’arriver à la hauteur du lac Saint-Pierre, où ils se sont embusqués.

Il fait une nuit calme et tiède, une de ces incomparables nuits de juin des vastes et imposantes solitudes de la Nouvelle-France.

Dans toute la nature endormie règne un silence solennel. Un léger frisson plisse la surface des eaux du lac, striées d’une raie d’argent. C’est à peine si l’on entend sur la grève le murmure de la vague légère qui vient y mourir.

Là-bas, on découvre le Metaberoutin, ou fleuve des Trois-Rivières, que ne sillonne aucune embarcation à cette heure de la nuit. Pas le moindre nuage ne tache la nappe limpide et resplendissante de l’immensité saupoudrée de millions d’étoiles.

Le camp des Agniehronnons sommeille sous la garde de deux sentinelles. Comme la lune inonde les bois et les eaux de sa lumière calme, et qu’il faut agir en toute prudence, on n’a pas allumé de feu.

Cependant, outre les deux sentinelles placées à chaque extrémité du camp endormi, un homme veille.

Cet homme est Aontarisati.

Debout, droit, les bras croisés sur sa large poitrine traversée de colliers de porcelaine, immobile, Aontarisati se tient sur la pointe avancée d’un roc dans lequel il paraît sculpté.

Ses yeux sont perdus dans l’infini.

À quoi songe l’Indien, en cette nuit éblouissante de sauvage grandeur ? Pourquoi ne partage-t-il pas le repos de ses frères d’armes ?

L’Iroquois aime.

Nénuphar-du-Lac, fille de Kiotsaeton, lui a pris son cœur.

Inutilement dans vingt combats sanglants il a montré sa valeur indomptable ; vainement à sa ceinture pendent les chevelures de nombreux ennemis ; sans succès il a promis au sagamo, pour la main de sa fille, des chiens, des castors, des chaudrons et des haches.

Kiotsaeton n’a pas encore donné son assentiment. C’est que Gonaterezon, rival d’Aontarisati, a montré une même vaillance à la guerre, et a promis au père, en échange de la beauté de sa fille, des présents aussi tentants.

Le chef avait réuni la parenté pour délibérer avec eux de cette alliance. Âge, race, crédit, bravoure, munificence des deux prétendants, tout avait été mis dans la balance. Le conseil de famille les avait trouvés tous deux du même poids. Et, bien que Nénuphar-du-Lac se fût secrètement déclarée pour Aontarisati, elle attendait avec impatience que son père eût parlé.

Or, un matin, en présence de la bourgade rassemblée, Kiotsaeton avait promis la main de sa fille à celui qui accomplirait l’acte de bravoure le plus téméraire.

Depuis ce jour, plus qu’auparavant même, Aontarisati n’osa, comme c’était la coutume parmi les amoureux indiens, regarder Nénuphar-du-Lac, ni lui parler, ni demeurer auprès d’elle, excepté par occasion. Il ne devait manifester aucun signe extérieur de sa passion, de peur d’être tourné en ridicule par ses compatriotes et de faire honte à celle qu’il avait choisie entre toutes.

Et cette nuit-là, que son amour le hantait plus que jamais, Aontarisati voulut en finir et mériter le prix qui l’obsédait sans cesse, ou tomber victime de cette course au bonheur.

Après avoir levé les yeux et les bras au ciel, il redescendit le rocher à pas lents. À mesure que s’affermissait sa décision, il accélérait sa marche.

Il se trouva bientôt dans une sorte de clairière entourée d’un rempart naturel de pins hauts et serrés les uns contre les autres. Là dormaient les Agniehronnons, leurs corps huileux, souples et nerveux allongés sur la mousse et le gazon.

Le jeune homme enjamba tous ces corps cuivrés qui, mystérieusement éclairés par des échappées de lune, ressemblaient à des statues de bronze renversées par la tempête.

Quand il eut atteint le centre de ce camp volant, il toucha de la main l’un des guerriers, en évitant tout bruit.

L’Indien fut aussitôt sur pied, et porta la main à son tomahawk.

Il était vêtu d’une peau d’ours, qu’il portait à la façon d’une toge romaine, et qui le drapait avec autant de dignité que les Anciens du Capitole. Au travers du corps, il était ceint d’une corde de boyau. Ses cheveux longs, noirs et graisseux, étaient liés en arrière de la tête et ornés de plumes blanches et rouges. Sa figure aux traits énergiques et fiers, ces traits qu’a si bien rendus le célèbre ciseau de Philippe Hébert, étaient recouverts de raies noires, rouges et bleues, tirées des oreilles à la bouche.

C’était Kiotsaeton.

— Que me veut mon frère, le jeune guerrier intrépide ? demanda-t-il à voix basse.

Alors Aontarisati, les yeux pleins d’un feu sombre, redressa sa taille élancée d’éphèbe vigoureux, et dit :

— Chef formidable des Agniehronnons, ton frère Aontarisati souffre depuis plusieurs lunes d’un mal qui le consume. Depuis que Nénuphar-du-Lac l’a regardé de ses yeux troublants, le bras de ton guerrier ne bande plus l’arc avec autant de fermeté ; son œil n’a plus la même limpidité quand il lance sa flèche au cœur de l’ennemi ou de la bête fauve.

— Je le sais, repartit simplement Kiotsaeton.

— Quand donc alors Nénuphar-du-Lac ornera-t-elle le wigwan d’Aontarisati ?

— J’ai posé mes conditions, fit le capitaine iroquois avec un mouvement de fierté mêlé d’impatience.

— Soit, j’accepte, reprit l’autre.

Alors, parlant si bas, que c’est à peine si le sagamo pouvait l’entendre :

— Si cette nuit même, continua-t-il, je vais seul aux Trois-Rivières, si je me rends compte des positions des visages-pâles, et que je sois de retour avant que le soleil ait atteint la hauteur de ces pins, me donneras-tu ta fille ?

Kiotsaeton fut quelques instants avant de répondre.

— Et qui me dit que tu feras réellement ce que tu me proposes ? demanda Kiotsaeton sur un ton d’incrédulité.

Le jeune Indien frémit. Instinctivement, il serra le manche de son couteau à sa ceinture en peau de daim.

— Ton frère n’a jamais menti, répliqua-t-il, les dents serrées.

Et, levant au ciel son bras musculeux chargé d’anneaux de cuivre, il ajouta :

— J’en prends à témoin le grand Manitou !

Mais, puisque le puissant sagamo croit si peu les paroles qui sortent des lèvres de son jeune guerrier, demain, avant que l’aube se soit levée, il aura quelque gage éclatant de sa bonne foi.

À ces mots, un éclair de joie traversa la prunelle fauve de Kiotsaeton.

— Que mon frère soit fidèle à son serment, répondit-il, et je garderai ma parole. Nénuphar-du-Lac sera sa femme.

Le prétendant, sans ajouter rien de plus, s’élança vers une anse du lac couverte de hauts joncs, parmi lesquels il disparut. Peu après, il en sortit avec un canot d’écorce, et bientôt il ne fut plus qu’un point noir qui disparut dans la direction du Metaberoutin.


II


Il se passait cette nuit-là, dans la bourgade des Trois-Rivières, une scène d’un tout autre genre.

Les sentinelles montaient la garde sur les bastions et les courtines, de même que sur la plate-forme, où l’on avait dressé deux canons.

Seul le va-et-vient des gardes troublait le silence parfait de la nuit.

Et cependant, on se demande encore comment les habitants, même à l’abri du fort et sous la garde des sentinelles, arquebuse au poing, pouvaient dormir en paix, alors que la bourgade des Trois-Rivières était si exposée aux assauts répétés des Iroquois, qui tombaient sur la place comme des fauves dans les ténèbres.

La jeune et jolie comtesse de Champflour, épouse du commandant, venait de se lever.

Elle était agitée d’une appréhension dont elle ne pouvait se rendre compte, et qui l’obsédait, comme une méchante bête.

Devant ses yeux inquiets de mère aimante et dévouée passaient des visions de danger comme des oiseaux de mauvais augure aux grandes ailes noires.

Elle s’assit près du lit de son fils Jean, à peine âgé de cinq ans. Un rayon de lune éclairait la délicieuse figure de l’enfant aux cheveux noirs bouclés. Et celui-ci dormait paisiblement, comme s’il avait eu conscience de l’ange tutélaire penché amoureusement au-dessus de son lit, ange dont la tendresse et le dévouement sans bornes ne peuvent être que l’œuvre d’un Dieu.

La comtesse, veillant sur son enfant au front pur et à l’âme immaculée, se rappelait ses caresses, quand, le soir, elle l’avait mis sur ses genoux pour sa prière.

Était-ce illusion, il lui semblait que Jean, ce soir-là, l’avait embrassée avec plus d’affection que d’habitude quand il lui avait passé son bras autour du cou.

— Bonsoir, maman chérie, avait-il dit.

— Bonsoir, mon Jean, avait-elle répondu.

Et, avant d’abaisser ses longs cils bruns sur ses yeux remplis de candeur et d’intelligence, l’enfant avait demandé :

— Dis, maman, les Iroquois, y viendront jamais nous faire bobo ici, dis ?

— Non, non, sois sans crainte, mon amour. Dors, cher enfant, dors, avait répondu la jeune mère, en embrassant son fils, tandis que des pleurs perlaient à ses paupières.

Jean s’était endormi avec ce sourire aux lèvres et cette sérénité au front que l’on a quand on s’endort à cinq ans.

Soudain, un chien de garde, dans la cour du fort, hurla longuement.

Mme de Champflour tressaillit et se signa.

Instinctivement, elle alla vers la fenêtre laissée ouverte, à cause de la chaleur qu’il faisait.

Elle ne vit que les sentinelles qui marchaient sur les bastions et les courtines ; elle n’entendit que leurs pas et le bruissement des feuilles dans la ramée. L’animal s’était tu.

La femme porta ses regards au loin sur le fleuve. Elle ne vit que le miroitement du fleuve argenté.

Pourquoi ne réveillait-elle pas le comte de Champflour ?

Mais, après réflexion, elle se dit qu’elle n’avait pas le droit de troubler le repos de celui qui se donnait tant de fatigue pour veiller sur le salut des siens.

Et elle se rassit, anxieuse, auprès de la couche de son enfant.

Au moment même où la jeune femme était allée à la fenêtre, un canot disparaissait à quelques arpents du fort, dans une anse qui le dérobait à la vue des premières habitations de la bourgade au repos.

Un Indien sauta prudemment sur le sol, et cacha sa rapide embarcation dans de hautes herbes, à quelques pas de cet endroit.

Maintenant, il se traîne sur les mains et les genoux, jusqu’aux premières maisons, et dès ce moment il rampe jusqu’au fort, à la manière du serpent qui se glisse dans les savanes marécageuses de l’Amérique.

Le firmament n’est plus aussi clair ; la lune se voile.

L’Indien est parvenu, sans avoir été découvert, au pied du fort.

Tout à coup, avec une adresse merveilleuse, il lance son tomahawk à la tête de la sentinelle qui lui tourne le dos. La hache de silex part, siffle et atteint le malheureux soldat, qui s’affaisse en bas du rempart, sans un cri.

L’Indien, pour être plus sûr que cette sentinelle ne l’inquiétera pas dans l’exécution de son plan, retire le tomahawk de la plaie béante, et plonge son couteau dans le cœur de celui qui n’est plus qu’un cadavre.

Les nuages montent dans le ciel en s’épaississant. Et, enfin, la lune disparaît tout à fait derrière cet envahissement de nuages, qui se bordent d’or en passant devant elle.

Alors, l’Indien, qui n’était autre d’Aontarisati, lance sur la courtine vide de sentinelle une longue et forte lanière en peau de cerf, terminée par une espèce de grappin, qu’il portait enroulée autour de son cou.

Puis, avec l’agilité d’un félin, il grimpe le long de cette corde. En un clin d’œil il est de l’autre côté du rempart.

À peine le chien de garde a-t-il fait entendre un ou deux aboiements que l’Indien le fait taire en lui plongeant son couteau dans la gorge.

La fidèle bête pousse un faible râle et s’abat.

Aontarisati, de peur que le chien n’ait donné l’alarme, se jette derrière un puits, et attend avec anxiété.

Rien ne bouge.

Alors, il sort de sa retraite, traînant après lui une courte échelle qu’il a trouvée par hasard à ses côtés. Favorisé par les ténèbres épaisses qui couvrent la terre, il adosse cette échelle sous la fenêtre ouverte.

Naturellement, les sentinelles, qui n’avaient pas vu l’Indien s’approcher des remparts, ne soupçonnent la présence d’aucun ennemi à l’intérieur, et tiennent leurs regards rivés au loin, cherchant à percer l’obscurité.

Aontarisati, le couteau entre les dents, monte les échelons à pas rapides.

À la hauteur de la fenêtre, il s’arrête.

Il plonge dans l’intérieur de la pièce des yeux avides.

Tout semble endormi.

Alors, retenant son souffle, il franchit l’appui de la fenêtre et se glisse dans la chambre.

Silence.

Soudain, comme un grand fauve des déserts, il bondit.

Avec ses yeux perçants, il a surpris, assise près du lit de Jean, la comtesse endormie, les tresses blondes de la mère mêlées aux boucles noires de l’enfant.

La malheureuse n’a pas eu le temps de crier. Pour empêcher la femme de donner l’alarme — le moindre cri eût été fatal — l’Agniehronnon lui applique une main ferme sur la bouche, tandis que de l’autre il saisit une écharpe à sa portée, et en bâillonne sa victime.

Des spectres horribles se dressent menaçants devant les yeux hagards et épouvantés de la mère, qui regarde son enfant. Cette vision la jette dans une terreur indicible.

Elle perd tout sentiment de la vie et s’affaisse sur le parquet.

Ce fut son salut.

Aontarisati, en effet, levait déjà son bras armé du couteau, quand il remit son arme à sa ceinture en disant :

— Jamais Aontarisati n’a frappé une femme sans défense.

Cependant, il avait promis au sagamo un gage de sa parole.

Il ne pouvait retourner sur ses pas avec ce lourd fardeau, et il n’y avait pas un instant à perdre.

Bientôt les étoiles allaient disparaître une à une pour faire place à l’aube hâtive de cette saison.

Aontarisati porta ses regards sur l’enfant qui dormait, avec un sourire aux lèvres, le sourire qu’avait créé sa mère en imprimant ses lèvres sur les siennes avant de l’endormir.

L’Iroquois se jette sur lui, le saisit dans ses bras, et fuit, reprenant le chemin qu’il avait parcouru une demi-heure auparavant.

Il va dans la nuit, emportant avec lui toute la joie, l’orgueil et l’espoir du comte et de la comtesse de Champflour.

Maintenant, il court et se démasque tout à fait.

D’une main violente posée sur les lèvres roses de l’enfant, il étouffe ses appels à sa mère.

Mais les sentinelles ont aperçu le ravisseur dont la forme noire tranche dans l’aube naissante.

Sans l’atteindre, elles déchargent sur lui leurs arquebuses.

Aontarisati se sauve avec la rapidité du cerf qui franchit les plaines en bondissant.

Il est déjà loin.

— Aux armes ! crie-t-on de tous côtés.

On va, on vient, partout on s’appelle.

Çà et là, des lumières s’allument dans les maisons.

La pauvre sentinelle est trouvée baignante dans un flot de sang, et la comtesse inanimée sur le parquet, près du lit vide.

Le comte, à ce dernier spectacle, pousse un cri terrible, qui retentit lugubre au sein des dernières ténèbres de la nuit, le cri du lion du désert à qui l’on vient d’enlever son lionceau.

La moitié de la garnison, renforcée de tout homme capable de porter les armes, se met en route, sous le commandement du comte de Champflour.

Toute la journée on fouille les bois.

Les Agniehronnons, cependant, qui ne se sentent pas assez forts pour accepter le combat des Français et des Hurons acharnés à leur poursuite, ont sauté dans leurs canots légers, nageant avec la vitesse du vent.


III


Kiotsaeton et ses guerriers sont revenus dans leur pays.

En présence de toute la tribu réunie, le chef a déclaré que, dans une lune, il accordera pour squaw au vaillant guerrier Aontarisati, sa fille, Nénuphar-du-Lac, et que l’on fera festin solennel accompagné de harangues, de chants et de danses.

Et Nénuphar-du-Lac est très heureuse d’appartenir à Aontarisati, bien que son sort ne doive pas être si désirable.

En effet, il lui faudra, comme toutes les squaws, entretenir la hutte, l’approvisionner de feu, de bois et d’eau, boucaner les chairs et autres provisions, apprêter les viandes, aller chercher la chasse à l’endroit où elle aura été tuée, quelque loin que ce soit ; coudre et radouber les canots, accommoder et tendre les peaux, les corroyer et en faire des habits et des souliers à toute la famille, aller à la pêche, tirer à l’aviron, et que de travaux encore !

Mais Nénuphar-du-Lac aimait, elle était heureuse.

Ce matin-là, donc au grand soleil qui jetait à profusion l’émeraude et l’or dans les bois et sur les champs de maïs, entre les huttes faites de peaux de bêtes ou d’écorces de bouleau, hommes, femmes et enfants, étaient assis sur deux rangées, attendant avec impatience le moment où le sagamo donnerait le signal du supplice.

Soudain, Aontarisati fait retentir une sorte de conque marine, et un enfant apparaît dans l’enceinte.

C’est Jean de Champflour.

Le pauvre petiot tremble de tous ses membres.

Pour le forcer à courir, Gonaterezon, qui a réclamé le supplice de l’enfant à grands cris, par la rage d’avoir perdu Nénuphar-du-Lac, le frappe d’un coup de bâton.

Le captif court, tandis que sur son corps nu les coups de bâton laissent leurs sanglantes empreintes.

C’est une pitié de voir ce pauvret, qui, jusqu’à ce jour, n’a connu que les caresses et les baisers, gémir sous les verges qui s’abattent sur ses membres frêles.

Les jeunes mères, le front traversé de larges courroies qui soutiennent leurs enfants au maillot dans des paniers d’osier, semblent demander grâce par les pleurs qui perlent à leurs longs cils noirs.

Jean, tout à coup, s’affaisse avec un gémissement d’oiseau blessé.

— Oh ! maman, maman, appelle-t-il.

Un coup plus violent que les autres, qui l’a frappé à la tête fait couler le sang en abondance.

Le conseil des Anciens, cependant, a décidé que le jeune captif serait brûlé, afin de se rendre agréable le grand Manitou, par ce supplice d’enfant.

Et l’on attacha Jean, quand il fut revenu de son long évanouissement, à un peuplier au tronc badigeonné de rouge.

Au milieu des hurlements de joie, des vieillards et des jeunes gens, qui trouvent tout naturel de torturer un prisonnier, fût-il un enfant inoffensif, entassent des brindilles et des branches sèches mêlées d’écorces de bouleau sous les pieds de la victime.

Gonaterezon s’approche du bûcher, alors que Jean fait entendre des appels déchirants.

Le bourreau tient dans ses mains la peau d’une cuisse d’aigle, avec le duvet fort inflammable. Il bat ensemble deux pierres de mine, à la façon d’une pierre à fusil avec du fer ou de l’acier. Il met ainsi le feu à un morceau de tondre qu’il place dans de l’écorce de cèdre pulvérisée sous les brindilles. Enfin, il souffle doucement sur l’écorce qui s’enflamme.

Le feu jaillit, crépite, les branches s’allument, la flamme monte mêlée à une fumée opaque ; le supplicié pousse des cris d’épouvante, les Indiens rient.

À ce moment, Nénuphar-du-Lac se rapproche d’Aontarisati, impassible :

— Vaillant guerrier, lui dit-elle à l’oreille, laisseras-tu brûler cet enfant ? Grâce à lui, je t’appartiens à la vie, à la mort. Ignores-tu donc que son supplice a été demandé, surtout, par Gonaterezon, ton rival, furieux de son échec ? Plus brave et plus généreux que tous tes frères de cette tribu, souilleras-tu ta gloire en permettant que l’on torture cet oiselet sans nid ?

Délivre-le, et le grand Manitou te rendra le plus heureux et le plus grand des guerriers agniehronnons.

Et Nénuphar-du-Lac regarde l’Iroquois avec des yeux qui jettent le trouble dans son esprit.

La flamme enveloppe le martyr, qui se tord sur son bûcher.

Soudain, en trois sauts, Aontarisati se trouve près de l’arbre en feu.

Au sein de la stupeur générale, de son coutelas il tranche les liens de la victime, qui tombe sans vie dans ses bras.

Des huées et des cris de rage fendent les airs. Les jeunes squaws, serrant leurs enfants contre leurs poitrines font entendre des exclamations de joie contenues.

Aontarisati tient toujours l’enfant dans ses bras. Il monte sur une bûche à demi-consumée, qui avait déjà servi, peut-être, au supplice de quelque prisonnier.

Il relève fièrement la tête, et, promenant sur la bourgade un regard plein d’assurance, il étend, pour imposer silence, son bras chargé d’anneaux de cuivre :

— Tout-puissant sagamo des Agniehronnons, dit-il, et vous, mes frères, je réclame pour mon esclave cet enfant, que j’ai moi-même enlevé.

Alors, Kiotsaeton, faisant taire d’un geste impératif Gonaterezon qui proteste avec véhémence :

— Mon frère est dans son droit, dit-il, puisqu’il veut ce visage-pâle pour esclave, qu’il soit fait selon son désir !

Voilà comment Jean de Champflour grandit au milieu de cette tribu des Agniehronnons.

On lui donna le nom d’Andioura.


IV


Quinze ans plus tard.

Le vieux sagamo Kiotsaeton n’est plus. Ses fils ont été tués par les Algonquins.

Le nouveau chef de la tribu est Aontarisati.

Or, ce soir-là, le nouveau sagamo, assis à l’entrée de son wigwam aux côtés de sa squaw, qui cousait pour l’hiver des souliers en peau d’élan, avait les yeux rivés sur un jeune Indien.

Ce dernier était étendu près du feu, sur une peau de loup-marin, au-dessous de laquelle avaient été jetées des feuilles de hêtre pour intercepter l’humidité de la terre.

Couché sur le dos, le jeune homme fumait son pétun dans la pipe de pierre indienne. Il contemplait la magnifique voûte diamantée qui se déroulait au-dessus de sa tête.

Il n’était pas coutume parmi les Indiens d’alors de porter des hauts-de-chausse, pour la raison que ce vêtement les incommodait dans leurs mouvements, comme si leurs membres inférieurs eussent été ligotés. Cependant, cet Indien, nu jusqu’à la ceinture, était vêtu de hauts-de-chausse en peau de daim bariolée de peinture en forme de passements fort jolis. Ses souliers avaient été taillés dans la peau du même animal.

À sa ceinture pendait un long couteau, la seule arme que l’on vît sur lui, à ce moment.

Cet Agniehronnon, couché, semblait grand. Ses membres étaient bien développés. La flamme se reflétait sur sa figure en tons tranchés, accentuant des traits nobles et déterminés. Il avait le nez arqué, le front haut, l’œil noir, la bouche mince, et l’ove parfait du visage de l’Agnieronnon.

Sa peau bronzée, mais pas autant que celle des Indiens qui l’entouraient, était rayée de bleu, de rouge et de noir. Ses cheveux, d’un noir de jais, étaient relevés au sommet de la tête en une torsade que dominait une plume d’une blancheur de neige.

C’était Andioura, l’enfant des antiques preux français, l’héritier du sang des croisés, dont la fatalité avait fait un fils des bois d’Amérique, un des ennemis de la Nouvelle-France.

Et, cependant, bien que Jean de Champflour eût oublié jusqu’à l’origine de sa race, bien qu’il se crût un des enfants terribles et nomades de ces bois, ne connaissant d’autre langue que la langue indienne, n’ayant d’autre religion que celle du paganisme, bien qu’il se fût acquis, même à vingt ans, un renom de guerrier fameux, néanmoins, ce soir-là, comme toujours, sa figure était couverte d’un nuage d’éternelle mélancolie.

N’était-ce pas que les conditions physiques de la nature peuvent modifier l’apparence de l’homme ; que les habitudes contractées au cours de la première existence peuvent être anesthésiées ; mais que l’âme, elle, n’a pas d’âge, est immortelle.

L’âme d’Andioura appartenait au comte et à la comtesse de Champflour, elle appartenait à la France d’Amérique, elle appartenait à un Dieu qui n’était pas le Soleil qu’on lui faisait adorer, et que l’on avait badigeonné sur toutes les huttes de la bourgade.

Andioura ne ressemblait-il pas à ces oiseaux en cage qui jouissent de tous les bienfaits de la vie, excepté de la liberté ? Ils ignorent parfois qu’ils n’ont pas toujours été encagés, mais ils se sentent privés d’un bien qu’ils ne peuvent expliquer. Ce bien, c’est leur liberté, tout libres qu’ils paraissent être, c’est le retour au milieu des leurs qu’ils croient n’avoir jamais connus, mais dont les premières tendresses ont laissé dans le secret le plus intime de leur être un souvenir impérissable.

Comme l’oiseau captif, Andioura chantait, mais dans sa voix il y avait des sanglots qui appelaient les larmes.

Combien de fois Aontarisati ne fut-il pas sur le point de dévoiler au Français le secret de son origine.

Mais le sagamo des Agniehronnons aimait Andioura.

Il l’aimait pour lui, pour la gloire qu’il faisait rejaillir sur sa tribu par ses exploits ; il l’aimait à cause de Biche-Blanche, sa seule enfant.

Et ce soir-là, le sagamo, qui n’avait pas de fils, qui, d’esclave avait fait d’Andioura son fils adoptif, rêvait de le faire proclamer devant tous, au cas où lui-même tomberait sous quelque balle française ou quelque tomahawk huron, le sagamo reconnu des Agniehronnons.

Andioura, soudain, entendit des branches mortes craquer sous un pied délicat.

Il se lève sur le coude et regarde.

La profonde tristesse qu’Aontarisati a, tout à l’heure remarqué sur ses traits, a fait place à une vive animation.

Les yeux brillants, le cou tendu, Andioura contemple.

À l’extrémité de la bourgade, à quelques pieds d’une cascade à triple étage, dont les eaux, aux reflets de la lune, tombent en nappe d’argent enrichie de diamants de rubis et d’émeraudes, avec un chant sonore, une jeune fille est penchée au-dessus d’un bouleau qu’un caprice de la nature a tordu à quelques pieds du sol.

Cette jeune fille est Biche-Blanche, fille d’Aontarisati et de Nénuphar-du-Lac, la plus resplendissante beauté qu’ait jamais connue la tribu des Agniehronnons.

Cette Indienne, dont la coupe du visage rappelait le grec classique le plus pur, présentait un charme vraiment étonnant chez ce peuple.

Le front bien découvert était auréolé d’une couronne de cheveux qui lui tombait sur les épaules en une somptueuse chape d’ébène d’une nuance si ardente qu’on y surprenait, parfois, des reflets d’un bleu métallique. Le nez était droit et bien dessiné. Quand elle souriait, les lèvres, merveilleusement belles et d’un rouge violent, laissaient voir deux rangs de perles d’une blancheur éclatante. C’était pour cette raison, peut-être qu’on l’avait surnommée la Biche-Blanche. Comme ceux des femmes de sa race, ses yeux d’un noir chatoyant étaient ombragés de cils riches.

Mais ce qui la différenciait des autres était l’expression indéfinissable de ces yeux, expression simultanée de candeur et de passion, de jeunesse et de fermeté.

Elle n’avait pas quinze ans, et, toutefois, pas une jeune fille de la tribu n’était plus grande.

Sa robe en peau de cerf, toute couverte de matachias et de colliers de porcelaine, aux couleurs les plus variées, laissait apercevoir, quand elle marchait, la grâce de ses mouvements et l’admirable proportion de ses membres.

Ouvrait-elle la bouche pour parler, c’était une musique qui modulait l’idiome pourtant si peu harmonieux des Agniehronnons.

Telle est la créature qu’Andioura contemplait avec tant d’émotion, quand il s’était levé sur son coude, après avoir entendu les branches craquer sous les pas de Biche-Blanche.

Et cette dernière, qui ne se croyait pas observée, était toujours accoudée au tronc du bouleau à la robe immaculée.

Ses yeux semblaient rivés à la chute écumante et chantante des eaux de la cascade. Mais un observateur rapproché eut surpris dans ses prunelles ardentes une autre vision.

Tout à coup, l’Indien à la pipe de pierre se leva. Sans retourner la tête pour s’assurer si personne ne l’épiait, il marcha dans la direction de la cascade.

À quelques distances de l’Iroquoise, il ralentit le pas, et lorsqu’il fut près d’elle, à quelques pieds en arrière, il s’arrêta, pour l’admirer longuement, amoureusement.

Puis, comme prenant une décision subite :

— Biche-Blanche ! appela-t-il d’une voix tremblante.

Il s’en voulut aussitôt de cette émotion auprès d’une jeune fille, lui le guerrier, l’homme, le maître.

Mais le sang d’Andioura ne pouvait mentir, ce sang de la vieille France, qu’il portait intact dans ses veines généreuses, ce sentiment de délicatesse et de courtoisie pour la femme, à quelque classe de la société appartienne-t-elle.

Et de nouveau, ce fut avec un tremblement dans la voix qu’il répéta :

— Biche-Blanche !

Cette fois, l’Indienne s’était retournée avec une rougeur au front.

Tous deux furent quelques secondes à se regarder sans mot dire. Andioura rompit le silence :

— Fille d’Aontarisati, le noble sagamo, dit-il, plus belle que l’astre des nuits qui illumine en ce moment tes grâces enivrantes ; toi, plus douce que le miel de l’abeille et que la biche dont tu portes le nom, plus pure que la colombe qui n’a pas encore quitté le nid de sa mère, toi, dont la voix est plus mélodieuse que le rossignol qui chante au-dessus de nos têtes dans la ramure embaumée des parfums du soir, détourneras-tu tes regards de ton frère Andioura s’il épanche dans ton cœur les sentiments qui l’agitent ?

— Que mon frère parle, répondit Biche-Blanche en levant les yeux sur le jeune homme, mais en les baissant aussitôt, sa sœur l’écoute.

— Cinq hivers ont blanchi tour à tour cette terre en fleurs et ces arbres géants depuis qu’Andioura porte dans son cœur l’image de la fille d’Aontarisati.

C’était pour lui être agréable qu’à la chasse il tuait les élans les plus rapides, les ours les plus redoutables, les loups les plus cruels. C’était pour lui plaire que dans les combats les plus sanglants il s’élançait au plus épais de la mêlée.

Et c’était l’image de Biche-Blanche qu’Andioura avait devant les yeux, quand, il y a vingt nuits, attaché au poteau de torture par les Hurons, il entonna son chant de mort. Et, s’il n’avait été délivré par le brave sagamo suivi de ses guerriers, Andioura serait mort au sein des tourments en chantant la louange de Biche-Blanche, plus belle et plus suave que le lys de la vallée quand il offre aux baisers du soleil du matin ses pétales blancs tout pleins des diamants de la nuit.

N’était-ce pas une scène étrange que ce rejeton des siècles illustres des lettres et des arts, que l’on avait bercé aux chants de la savoureuse langue française, charmât dans le langage indien, le seul qu’il connût, les oreilles de cette délicieuse enfant des bois, transportée par la musique de ces aveux qui résonnaient à son cœur comme des accords jusqu’alors à elle inconnus.

La jeune fille roulait entre ses doigts fuselés, que n’avaient pas encore grossis les travaux manuels de la vie indienne, un des colliers de porcelaine qui pendaient sur sa poitrine.

Elle leva timidement ses prunelles, qui brillèrent comme deux astres dans la nuit claire.

— Si le sagamo, mon père, dit-elle, accepte la demande du plus généreux et du plus intrépide de ses guerriers, le cœur de Biche-Blanche ne cessera d’appartenir à Andioura que lorsque tomberont ces arbres qui nous couvrent de leur voûte protectrice, que quand aura cessé de couler cette cascade dont la musique n’est que l’écho de l’enivrement de tes paroles.

Ce serment jette Andioura dans un transport indicible.

Il lève au ciel étincelant d’étoiles ses deux bras bronzés par le soleil et la vie errante des camps.

— Ô grand Manitou, s’écrie-t-il, entends mon serment ! Jamais dans mon wigwam n’entrera d’autre squaw que Biche-Blanche, qui m’a pris mon cœur par son innocence et m’a charmé les yeux par sa beauté sans rivale ! Et je veux, si je manque à ma parole, que tu me fasses tomber entre les mains de mes ennemis ; que sur le bûcher, au lieu d’entonner avec joie le chant de mort, je pleure comme une vieille femme ; et que mon corps, privé de sépulture, soit persécuté par tous les mauvais génies !

Et, cependant, ces mots étant dits, une profonde tristesse, sa tristesse coutumière, se répandit sur la belle et mâle figure d’Andioura, fils du comte de Champflour.

Cet accès de mélancolie n’échappa point au regard affectueux de Biche-Blanche, dont le front se plissa.

Puisque Andioura, dit-elle, jure par le grand Manitou, qu’il m’aime au point de ne jamais désirer d’autre squaw que moi, et que je lui voue un amour dont la durée sera celle du soleil, pourquoi donc est-il si triste ?

Quel est ce secret qui ronge son cœur, comme le ver le tronc vigoureux de l’arbre aux fruits rafraîchissants ?

Ne serai-je jamais plus qu’une squaw pour mon frère Andioura, et ne peut-il épancher dans mon sein cette douleur qui l’accable ?

Alors, le jeune homme, avec une grande douceur dans la voix, dit à l’Iroquoise en abaissant vers elle ses yeux humides :

— Aussi loin que se reportent mes souvenirs, depuis le jour où le sagamo mit entre mes mains inexpérimentées l’arc du chasseur pour m’apprendre à lancer la flèche rapide, je porte en moi un chagrin que je ne connais pas et qui me consume.

Plusieurs fois le jour, plusieurs fois la nuit, j’invoque le Soleil de me dévoiler la nature de ce mal qui me brûle comme une hache rougie au feu. Mais, la divinité courroucée contre moi, sans doute, me laisse souffrir sans soulager ma peine.

L’autmoin, que j’ai consulté, a soufflé et ressoufflé sur moi avec ses enchantements ordinaires. Enfin, n’y pouvant rien, il a fini par déclarer que j’étais sous le charme de la femme du manitou.

Viens, Biche-Blanche, il n’est pas bon que l’homme ennuie la femme de ses chagrins. Retournons vers le sagamo, qui doit trouver longue ton absence du wigwam. Il est temps de prendre notre repos.

Mais, après que Biche-Blanche se fût retirée sur sa natte de roseaux recouverts d’une peau d’ours, Andioura s’assit, les jambes croisées, près du feu, auquel il ralluma sa pipe de pétun.

La lune avait atteint le zénith, mais Andioura n’avait pas quitté sa place, sa pipe éteinte entre les dents.

Une main le touche à l’épaule.

Il sursaute en portant la main à son couteau.

— Mon frère Andioura ne reconnaît plus la main qui caresse de la main qui frappe, remarque Aontarisati, un sourire amer aux lèvres.

Le jeune guerrier, cette nuit, est triste comme le faon dont la mère vient de tomber sous la flèche du chasseur.

Ne puis-je rien pour éloigner ces nuages de ton front et y faire resplendir un rayon de soleil ?

— Généreux sagamo, répond Andioura, mon âme sera toujours triste comme un mois d’hiver ; j’ignore si le printemps y rentrera jamais ?

Oui, tu peux quelque chose, beaucoup, pour moi.

— Parle !

— J’aime Biche-Blanche, ta fille. Je voudrais en faire la joie et l’orgueil de mon wigwam. Donne-la moi. Que veux-tu en retour ?

Un feu sombre traverse alors la prunelle fauve d’Aontarisati, qui réplique :

— Biche-Blanche est tienne, mais à une condition.

— Laquelle ? Je suis prêt.

— Que tes oreilles s’ouvrent toutes grandes à mes paroles ! C’est au risque de mes jours que j’ai mérité Nénuphar-du-Lac, mère de Biche-Blanche. Fais de même.

— Commande, j’obéirai.

— Demain, peut-être, nous nous mettrons en route pour surprendre et attaquer les visages-pâles. Accomplis un exploit qui te fasse envier de tes compagnons d’armes, et Biche-Blanche t’appartiendra.

— Ah ! pourquoi donc toujours les visages-pâles ? reprend Andioura avec lassitude. Pourquoi pas les Hurons, les Montagnais, les Algonquins ? N’en avons-nous pas assez versé déjà de ce sang des Français ?

— J’ai dit ! interrompit fièrement le sagamo des Agniehronnons en retournant à son wigwam.

Andioura, près du brasier refroidi, veillait encore, les yeux vers l’infini, que les étoiles s’éteignaient une à une dans l’aube embrumée.


V


Aontarisati n’avait pas vengé la mort des deux fils de Kiotsaeton, tués à la guerre.

Il fit donc porter un édit dans tout le pays des Agniehronnons, invitant à la guerre tout homme capable de porter les armes.

Tout ennemi, Français ou Indien, qui tomberait entre leurs mains, devait être impitoyablement mis à mort.

Il fallait surtout enlever la bourgade des Trois-Rivières, et faire subir les derniers supplices aux habitants qu’on y capturerait.

C’est au mois de février 1663 que fut conçu ce projet.

Pour en assurer l’exécution, une petite armée d’Agniehronnons alla prendre ses quartiers d’hiver à trois lieues da la place, dans la profondeur de la forêt, où il se construisit un fortin en troncs d’arbres entouré d’un tranchée. L’Indien croyait, non sans raison, surprendre plus facilement les habitants lorsque les neiges épaisses et les froids de loup feraient plus penser à la paix qu’à la guerre.

Les éclaireurs iroquois se hasardèrent jusqu’à deux ou trois milles de la bourgade.

Quelques Algonquins, occupés à chasser l’orignal, les surprirent. Abandonnant là leur chasse, ils coururent donner l’éveil aux Trois-Rivières.

On fortifia les bastions et les courtines, on redoubla les gardes et les sentinelles, et l’on attendit. Toutes les nuits, la trompette et le tambour se firent entendre.

Souvent on criait : Qui va là ?

De la redoute furent tirés plusieurs coups d’arquebuse.

L’Agniehronnon, désespérant de ne pouvoir surprendre la place, et ne trouvant pas de chasse dans les environs, retourna dans son pays.

Il n’y fut pas longtemps.

Dès que le Saint-Laurent fut libre de glace, les Iroquois s’élancèrent de tous côtés, en bandes détachées, à la poursuite des Français ou des Indiens ennemis.

Les Agniehronnons d’Aontarisati, furieux de leur premier échec, résolurent de nouveau d’enlever par surprise la bourgade des Trois-Rivières. Sur le conseil d’Andioura, ils dépêchèrent dans les environs de Montréal et de Québec quelques bandes détachées de leur troupe, afin d’occuper l’attention des Français, et leur enlever toute idée de descendre ou de monter aux Trois-Rivières.

Cela fait, ils se divisèrent en trois bandes : la première, sous les ordres d’Aontarisati, se cacha dans l’épaisseur des bois en arrière des Trois-Rivières ; la seconde, montée dans une dizaine de canots, traversa le Metaberoutin, en face du fort ; la troisième, enfin sous le commandement d’Andioura, s’embusqua dans un canot à l’intérieur d’une anse dont la pointe élevée le dérobait à la vue du fort.

Les Indiens avaient remarqué au fond de cette anse des champs de maïs en culture. Ils pensaient donc que le matin on viendrait travailler à ces champs. Alors, les dix hommes d’Andioura devaient s’élancer sur les cultivateurs, les faire prisonniers, les embarquer dans leur canot et les promener devant le fort, afin d’inciter les Français à se porter à leur secours. Alors, les onze canots en embuscade de l’autre côté du fleuve iraient rejoindre Andioura.

Or, voici ce qui devait arriver.

Les habitants des Trois-Rivières, au comble de l’excitation, se porteraient en masse sur les bords du fleuve, qui pour combattre, qui pour assister à la bataille. Alors, les guerriers d’Aontarisati, formant le gros de la troupe, sortiraient de leur cachette et s’élanceraient sur la ville dégarnie de combattants.

Le lendemain, dans le calme religieux du matin, alors que le soleil montait radieux dans un azur d’une limpidité charmeresse, deux hommes quittaient le parvis de la chapelle de la Conception.

Ils s’entretenaient d’une voix amicale en se dirigeant à pas lents vers l’endroit où les dix Agniehronnons étaient en embuscade sous la conduite d’Andioura.

L’un des deux hommes était petit de taille. Il avait les membres frêles, le dos légèrement voûté, la figure mince, encadrée d’une forte barbe grisonnante, le front traversé d’une balafre.

Il portait la soutane du Jésuite.

C’était le Père Buteux.

La cicatrice, dont sa figure hâlée était embellie, et ses doigts mutilés, chantaient les souffrances passées du missionnaire.

Si la taille était grêle, le dos voûté, en revanche, la flamme et la détermination qui brillaient dans le regard montraient chez cet homme de Dieu un courage et une énergie plus qu’humains.

Son compagnon était grand et robuste. La figure, complètement rasée, était encadrée d’une chevelure qui retombait sur les épaules en lourdes tresses blanches.

En dépit de cette neige et des rides du front nuageux, des plis amers qui s’étaient formés aux commissures des lèvres fines, cet homme ne devait pas être très âgé.

Tous ses traits, en effet, portaient une empreinte de jeunesse et de bonté mêlée de force. Son pourpoint et ses hauts-de-chausse taient de velours noir. À son côté pendait une longue rapière, et à sa ceinture brillait le canon d’un pistolet. Ses bottes de cuir noir étaient tout humides de la rosée du matin.

Le comte de Champflour — c’était lui — ne dépassait guère quarante ans. Depuis le rapt de son fils Jean qu’il croyait mort, il n’avait pas quitté ses habits de deuil.

Plusieurs fois on lui avait offert en France et au pays des postes enviables. Le comte avait demandé de demeurer aux Trois-Rivières, dans l’espérance de retrouver son fils.

Et, tout espoir perdu, M. de Champflour avait conçu pour l’Iroquois une haine telle qu’il avait juré de finir ses jours en lui faisant la guerre sur le théâtre même où son fils avait péri.

— Comment est Madame la comtesse, ce matin ? demanda le Père Buteux.

— Hélas ! elle n’est pas très bien, répondit le comte. Depuis quinze ans, cette femme souffre plus qu’elle ne veut le laisser voir.

— Pauvre mère !

— Mon révérend père, un seul remède pourrait la guérir. Ah ! si Dieu voulait faire un miracle et nous le rendre. Mais hélas ! il est bien mort, notre petit Jean adoré, mort pour toujours.

Tenez, mon révérend père, continua le comte, tandis que ses cils se mouillaient, il me semble que c’est hier, tellement tout est vivace dans mon esprit. C’est le dernier soir que j’ai joué avec lui. Le cher enfant avait grimpé sur mon dos, et hope-là, me voilà galopant partout dans la maison. J’étais son cheval de bataille.

Et Jean riait, riait. J’entends toujours son rire d’argent perler dans mes oreilles.

Ah ! non, dit M. de Champflour, en mettant la main sur son cœur, même après quinze ans, il vaut mieux ne pas parler de ces choses, ça fait trop mal là.

Et après un moment :

— Mon Jean, aujourd’hui, serait âgé de vingt ans, et je vous assure, mon révérend père, que la Nouvelle-France aurait un vaillant soldat de plus, et moi, un fils charmant et chéri.

— Et vous n’avez jamais retrouvé les ravisseurs ? demanda le missionnaire avec un sympathique intérêt.

— Je l’ignore. J’ai livré nombre de combats à des troupes iroquoises, mais je n’ai jamais revu mon fils. Voilà ce qui me porte à croire que ces barbares l’ont mis à mort sans se laisser attendrir par son âge et sa faiblesse.

— Monsieur le comte, dit le Jésuite, avec onction, je comprends l’énormité de votre douleur. Puissé-je vous soulager en m’y associant, je le ferais de grand cœur. Mais ces douleurs sont, je le soupçonne, de celles qui ne se partagent pas, tant elles sont cruelles.

Dieu vous voit et vous entend. Soyez homme, soyez chrétien. Dans quelques années, vous serez uni pour toujours à votre fils. Que sont dix, vingt, trente ans, si l’on songe à l’éternité ?

Le missionnaire et le soldat étaient arrivés à quelques pas des Indiens en embuscade.

Andioura sait par expérience que le missionnaire n’offre jamais de résistance. Aussi, ne pense-t-il qu’à s’emparer du soldat sans perdre un seul homme.

Un guerrier agniehronnon a bandé son arc et se prépare à lancer une flèche à M. de Champflour.

Andioura pose la main sur la flèche et dit au guerrier :

— Arrête, ce visage-pâle m’appartient.

Et s’adressant aux autres Indiens :

— Saisissez-vous de la robe noire. Quand nous serons de retour dans notre pays, je veux que vous racontiez au sagamo ce que vous aurez vu.

Les Iroquois se jettent comme des vautours altérés de sang sur le missionnaire, qui, comme l’avait prévu Andioura, ne présente aucune résistance, dans le secret dessein de porter le flambeau du christianisme au cœur même du pays ennemi.

Son coutelas à la main, Andioura s’avance lentement et avec calme contre le soldat français.

Les Agniehronnons, dont l’habitude est de tomber à l’improviste sur leurs ennemis, comme des panthères qui, des profondeurs des bois, s’élancent d’un bond sur leur proie, regardent, muets de stupeur.

Andioura voulait par sa bravoure mériter la main de Biche-Blanche.

Voilà le motif qui le faisait agir quand il s’offrit, à découvert, à son ennemi, sans d’autre arme qu’un couteau.

M. de Champflour, étonné de cette manière d’agir de l’Iroquois, sort l’épée du fourreau, tout en ayant soin de retourner la tête, de peur d’être surpris par derrière.

Alors, rapide comme la pensée, le comte décrit dans l’azur du ciel un moulinet foudroyant.

Andioura, plus agile que le léopard, évite le coup fatal.

À son tour, il bondit.

Laissant tomber son couteau, il saisit des deux mains le bras armé de son adversaire, et le force à lâcher son arme.

— À moi ! s’écrie aussitôt le jeune homme.

Trois ou quatre Agniehronnons s’élancent sur M. de Champflour et le font prisonnier.

Le missionnaire et le comte, solidement ligottés, sont conduits dans le canot que les Indiens ont caché dans les roseaux de l’anse sablonneuse.

Il s’agit maintenant, de mettre à exécution le plan suggéré par Andioura.

Ce dernier donne l’ordre du départ.

Mais à peine ont-ils plongé leurs avirons dans l’eau que les Indiens entendent un vacarme assourdissant du côté de la bourgade.

Or, voici ce qui était arrivé.

Quelques soldats français étaient sortis pour aller faire la pêche sur le fleuve, quand, au large de la grève, ils surprirent les Indiens d’Aontarisati tapis en embuscade.

Ils déchargent leurs armes et reviennent au fort à grands coups d’avirons, poursuivis par les Iroquois de l’autre côté du fleuve.

Le tambour appelle aux armes.

On cherche partout M. de Champflour.

Enfin, les Indiens conduits par le sagamo, cherchant à surprendre la bourgade par derrière, on fait fermer les portes. Sur les courtines, on roule deux canons.

La chaloupe des soldats pêcheurs est assaillie de tous côtés.

Mais, protégés par le canon du fort et les coups d’arquebuse tirés sur les canots ennemis, les Français rentrent dans le fort.

Les habitants n’étant pas sortis de la place, le plan d’attaque était encore manqué. C’est ce que comprit Andioura.

En un clin d’œil, il vit que les Agniehronnons ne pourraient surprendre la bourgade, et seraient obligés de fuir devant un ennemi plus fort et mieux armé.

Et pour ne pas s’exposer à perdre les deux captifs qu’il avait dans son canot, il attendit de loin, sans être aperçu des Français, l’issue de l’escarmouche.

Quand donc il vit la débandade des siens, il donna le signal de la retraite.


VI


Aontarisati revenait dans son pays, la rage au cœur de l’humiliation qu’il venait de subir devant les visages-pâles de la bourgade des Trois-Rivières. Plusieurs, parmi ses meilleurs guerriers, étaient tombés sous les balles et les boulets de l’ennemi. Un bon nombre avaient été blessés.

— Ah ! s’il avait au moins pu faire quelques prisonniers parmi les Français ou les Hurons. Leurs tourments l’eussent vengé de la honte de la défaite. Mais, loin de là, nombre de ses guerriers étaient tombés les armes à la main.

Le sagamo atterrit enfin à la bourgade de sa tribu.

Andioura s’avance vers lui :

— Grand sagamo des Agniehronnons, dit-il, Andioura te demande Biche-Blanche pour sa squaw.

— Et qu’as-tu fait pour la mériter ? répond d’un ton farouche Aontaritasi.

Le jeune homme ne dit mot.

Il entraîne le sagamo vers la hutte de ce dernier.

Etendus sur le sol, liés à des pieux disposés en croix de saint André, le missionnaire et le soldat français semblaient poursuivre leur conversation, interrompue par l’attaque des Indiens.

— Regarde, dit avec fierté le fils adoptif du sagamo.

Les visages-pâles pleureront durant nombre d’hivers la perte de leur robe-noire et de leur sagamo. Car c’est le sagamo des visages-pâles que j’ai fait prisonnier, la robe-noire me l’a dit.

Mes frères te diront comment Andioura, qui aime Biche-Blanche, a capturé le visage-pâle à la longue épée.

— Andioura, Biche-Blanche t’appartient, mon fils, s’écrie le sagamo, les yeux allumés.

Guerriers, mes frères, le Soleil nous protège et nous favorise. Je suis heureux du succès de notre expédition, puisque le grand Manitou livre entre nos mains le sorcier et le sagamo des visages-pâles.

Des hurlements et des vociférations, accompagnés de danses échevelées, accueillent les paroles d’Aontarisati.

Andioura, tout assuré qu’il fût maintenant de la possession de Biche-Blanche, ne manifesta aucun signe de joie, quand le sagamo lui donna la main de sa fille.

Incapable de démêler les sentiments qui l’agitaient, un remords oppressant le hantait depuis qu’il avait capturé ce visage-pâle à la chevelure de neige.

Et, maintenant qu’il le voyait étendu sur la terre, les membres douloureusement liés en croix, réservé à des tourments dont il ne connaissait que trop la nature, une immense pitié pour le captif naquit dans son cœur.

Pour ne plus voir des yeux et des traits qui le poursuivaient comme une obsession vengeresse, il détourna la tête.

— Guerriers, s’écrie tout à coup Aontarisati, dont la voix éclate comme la foudre, ces prisonniers sont à moi, je les ai payés au prix de ma fille unique.

Ces deux visages-pâles, je vous les donne, ils sont les prisonniers de la nation.

Je vous les livre. Faites-en vos délices jusqu’aux premiers feux de l’aurore. Que le jeune Agniehronnon, qui n’a pas encore bandé l’arc ni fait chanter ou pleurer le prisonnier, s’exerce sur ces captifs.

Demain, quand le soleil éclairera l’entrée de nos wigwams, on attachera les visages-pâles à ces poteaux pour y être brûlés. J’ai dit.

À ces paroles, Andioura, qui ne connaît pas la peur, frissonne de tous ses membres.

Il sait d’avance les atrocités auxquelles vont être sujets les captifs durant cette nuit infernale. Dissimulant alors les vifs sentiments qui se combattent dans son âme et bouleversent ses esprits, il ouvre la bouche :

— L’illustre sagamo, dit-il, pour qui j’ai tant d’admiration et de reconnaissance, écoutera-t-il un conseil de son fidèle guerrier ?

Nous voulons savoir si, comme les Agniehronnons, les visages-pâles peuvent entonner, le sourire aux lèvres, leur chant de mort au milieu du supplice, ou bien s’ils ne sont que de vieilles squaws qui versent des larmes et demandent grâce à la moindre douleur.

Le visage-pâle se laisse facilement abattre par la fatigue ; son corps n’est pas brisé à la noble vie des camps. Laissons, cette nuit, reposer les prisonniers, et, demain, quand ils seront frais et dispos, nous verrons si nous devons manger leur cœur ou le donner en pâture à nos chiens. J’ai dit.

Des murmures de désapprobation accueillent ces paroles. Mais un Ancien, vétéran de cinquante batailles, se lève majestueusement et parle en ces termes :

— Andioura n’a que vingt hivers, mais il a la sagesse du vieillard. Il a raison. Donnons à boire et à manger à ces visages-pâles. Qu’ils étendent sur nos meilleures peaux de loups-marins leurs membres exténués. Demain quand ils se seront remis de leurs fatigues, nous leur ferons entonner leur chant de mort. Notre jouissance, pour être un peu retardée, n’en sera que plus vive. J’ai dit.

Le sagamo se tourne vers la tribu. Il impose silence d’un geste autoritaire et dit :

— La jeunesse et la vieillesse ont parlé ; leur bouche a proféré des paroles sages. Attendons.

Andioura, je te laisse la garde des deux prisonniers J’ai dit.

Un éclair de joie, qui n’échappe point au rusé sagamo, brille dans la prunelle ardente d’Andioura.


VII


Le camp est plongé dans le sommeil.

Près d’une hutte en écorces de bouleau recouverte de roseaux tressés en nattes, Andioura veille à la lumière d’un feu qu’il semble ne pas vouloir ranimer.

Assis, les jambes croisées, il fume son petunoir dans une impassibilité feinte, car, sous son crâne gronde toute une tempête de pensées.

De temps à autre, il jette sur les huttes endormies des regards anxieux.

À quelques pas de là sont attachés les deux captifs.

Le missionnaire a obtenu de son gardien de lui détacher un bras. Il lit son bréviaire, le front serein, comme s’il eût été dans un oratoire, et non lié au milieu de ces Indiens qui lui feront subir d’horribles tortures.

M. de Champflour dort paisiblement.

L’aboiement de quelque chien ou le hurlement de quelque fauve troublent seuls la paix enveloppante de cette nuit pure et calme qui précède la scène sanglante dont sera témoin l’aurore.

Que se passe-t-il dans l’esprit d’Andioura ?

Comment donc ce jeune homme, dont les circonstances néfastes de la vie ont fait un Indien farouche, n’est-il pas heureux de cette prise qui flatte si fort son orgueil d’Iroquois, orgueil souvent poussé jusqu’au ridicule ?

Pourquoi ne se réjouit-il pas de cette capture, surtout parce qu’elle lui mérite Biche-Blanche, la fameuse beauté des Agniehronnons, la fille charmante d’Aontarisati le sagamo, celle qu’il aime avec toute la fougue et les illusions de la jeunesse ?

Et cependant, l’âme de l’Indien est triste jusqu’à la mort. Il ne quitte plus des yeux le soldat à chevelure blanche. Son regard est chargé de compassion.

C’est en vain qu’il s’irrite de ce sentiment de pitié pour un prisonnier, qu’il prend pour de la lâcheté.

Plus il regarde M. de Champflour, plus il s’attendrit.

Une seconde nature ne peut jamais, quoi que l’on fasse et quoi que l’on dise, supplanter celle que nous apportons en naissant.

Andioura avait été dompté à la vie de l’Iroquois ; il avait adopté les mœurs et les habitudes de cette race sauvage et cruelle, mais son cœur était resté français, son âme appartenait au Dieu qui l’avait fait chrétien.

Andioura demeurait le fils du comte et de la comtesse de Champflour, l’héritier d’un sang noble et généreux.

Soudain, il fait un mouvement brusque, comme pour se lever.

Il se rasseoit avec accablement.

— Biche-Blanche ! murmure-t-il.

Je perdrais pour toujours la fille d’Aontarisati que j’aime plus que mon arc et mes flèches, plus que tous les combats qui m’ont donné de la réputation, plus que moi-même.

Et soudain, comme s’il eût voulu chasser une image enchanteresse qui le retenait cloué sur sa natte et l’empêchait d’obéir à la résolution qu’il venait d’arrêter il se leva d’un mouvement énergique.

Il dirige ses pas vers le soldat prisonnier et le touche à l’épaule.

Il lui pose un doigt sur les lèvres.

Toujours sans prononcer une parole, il prend le couteau qui pend à sa ceinture.

Le commandant des Trois-Rivières n’est pas encore remis de son étonnement qu’il est libre.

Alors, Andioura tend le bras dans la direction du Metaberoutin en faisant comprendre par signes au visage-pâle qu’il trouvera un canot sur la grève.

M. de Champflour s’adresse au missionnaire :

— Mon révérend père, dit-il, faites comprendre, je vous prie, à cet Iroquois, que jamais je ne partirai seul d’ici, que jamais je ne vous abandonnerai à la fureur de ces barbares. Nous avons été pris ensemble, nous mourrons ensemble.

Alors, entre ces deux héros de la patrie et de la foi, c’est un combat de générosité.

Le missionnaire, enfin, ayant interprété les paroles de son compagnon, Andioura coupe les liens du Jésuite.

Il dit avec tristesse :

— Vous êtes libres tous les deux. Suivez-moi.

Vous monterez dans mon canot, et vous retournerez auprès de vos frères les visages-pâles.

Andioura marche en silence, quand il réprime un cri de rage et de surprise. Lui barrant le chemin, les bras croisés sur la poitrine, et un sourire de dédain aux lèvres, se tient Aontarisati, le sagamo des Agniehronnons.

Un désir terrible traverse le cerveau d’Andioura, qui porte la main à son couteau.

Un souvenir doux et calme, frais comme l’eau d’un ruisseau dans les chaleurs torrides de l’été, celui de Biche-Blanche, se présente à son esprit.

Son bras retombe inerte.

Aontarisati n’a pas été sans surprendre le mouvement agressif d’Andioura, mais il n’a pas bougé.

— Andioura, dit-il enfin d’une voix basse et grave, Aontarisati savait que les ours ne s’entre-dévorent pas, que les loups ne font pas la guerre aux loups. Pourquoi le frère laisserait-il torturer son frère ?

— Je savais que le fils des visages-pâles ne laisserait pas mourir les siens, puisque, hier, son cœur s’est attendri quand j’ai commandé de livrer les captifs à la torture.

Robe-noire, dis à ton frère que celui qu’il croit un enfant des bois, que celui qui l’a fait prisonnier, est un visage-pâle comme lui-même.

Le comte de Champflour, en entendant ces paroles, s’appuie contre un arbre, ployant sous le poids d’un fou pressentiment qui s’est emparé de lui.

— Et que ce visage-pâle, qui voulait délivrer les prisonniers, a vécu quinze hivers avec les Agniehronnons.

— Ensuite ! Ensuite ! s’écrie le comte haletant.

— Qu’une nuit d’été, il fut enlevé dans une chambre du fort des Trois-Rivières, après qu’une sentinelle eût été tuée.

— Continue ! Continue ! implore M. de Champflour à demi-suffoqué par la joie.

— Et que la mère de l’enfant tombait sans vie près du lit de son enfant.

— Mon fils ! s’écrie le comte de Champflour d’une voix qui retentit dans les ténèbres et met toute la bourgade sur pied.

Le comte s’élance vers Andioura, le presse sur sa poitrine et le couvre de baisers.

— Mon enfant ! mon fils ! mon Jean ! ne cesse-t-il de répéter, la voix entrecoupée de sanglots.

— Mon père ! soupire Andioura, je vais donc être heureux, enfin !


VIII


Huit jours plus tard, un canot quittait le rivage du pays des Agniehronnons pour se rendre aux Trois-Rivières.

Il y avait, à bord de l’embarcation, le comte de Champflour, Jean, son fils, redevenu Français, Biche-Blanche, rayonnante, le Père Buteux, et le sagamo Aontarisati, dont la tribu venait d’être convertie par le missionnaire, et qui se rendait à Québec pour traiter de la paix avec Ononthio.