Contes de chez Nous/03

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LE MONSIEUR QUI SAIT LE BRIDGE



À lire au coin du feu, les longues soirées d’hiver, quand on n’a pas mieux à faire et qu’on a envie de jouer au bridge.


Nous étions quatre dans la garçonnière de mon ami Charles Moreau, deux célibataires et deux hommes mariés dont les femmes philosophaient, dans quelque coin de campagne, sur les avantages de la solitude dans la vie matrimoniale.

Nous avions dîné en ville, c’est-à-dire que nous avions mangé et bu comme de joyeux compères en rupture de ban avec la cuisine du foyer sacré.

Nous étions assis ou couchés avec tout le sans-gêne d’intimes dans un intérieur confortable quand ils ne sont pas en présence de dames. Car, si la société de la femme est chose charmante en soi, dans le cours ordinaire de la vie, rien n’est plus embêtant que sa compagnie après un copieux repas.

Et, à travers la frange de nos cils à demi-fermés, nous voyions, dans une savoureuse somnolence, flotter sur les nuages de nos pipes et de nos cigares des houris qui nous enveloppaient de leurs plus enivrants sourires.

Après que nous eûmes consciencieusement déchiqueté notre prochain, Raoul Planchon, le gros ventru, qui regarde le sommeil du jour comme une faiblesse humaine, nous dit de sa voix de contrebasse que l’on croirait émerger des cavités d’un tonneau qu’il est lui-même :

— À table, Messieurs, du bridge à un cent du point !…

— Accepté ! criâmes-nous en chœur.

À ces mots, mon ami Charles, qui rêvassait dans un coin, sur une ottomane plus moëlleuse que la couche du plus choyé des dieux de mythologique mémoire, bondit de son siège…

— Holà ! s’écria-t-il, vampires qui vous nourrissez de sang humain, vous voulez donc ma mort ?…

— Bridge ! bridge ! clamâmes-nous plus fort.

— Pas de bridge ! ni ce soir, ni demain, ni après-demain… jamais !

— Tiens ! observa le petit Jérôme Cornu, de sa voix aigrelette, les yeux rieurs derrière le binocle, Charles a fait vœu de ne plus jouer aux cartes pour trouver à se marier.

Ce dernier, dédaignant de répondre à ce trait malicieux, continua :

— Comment ! misérables, j’arrive, ce matin, exténué des fatigues d’un long voyage, je vous offre à dîner, je vous invite à venir ici, loin de tout œil inquisiteur et de toute mauvaise langue, laisser s’évaporer les effets de votre gloutonnerie, et de quelle manière me témoignez-vous votre gratitude ?… En me jetant à la tête une invitation de bridge !… Ingrats !… mais vous êtes donc plus enragés que mes cannibales de là-bas !…

Et, comme il terminait cette tirade, qu’il avait débitée tout d’un trait, sans reprendre haleine, ses yeux tombèrent sur un jeu de cartes charmantes, exquises, délicieuses, brillantes, qui semblaient cligner de l’œil, pour l’inviter à jouer.

Charles, à cette vue, devient pourpre.

Il ne fait qu’un saut.

S’emparant avec rage de ces cartes, il les lance par la fenêtre… Les pauvres s’envolent à droite et à gauche, tourbillonnent comme une pluie d’or poussée par la rafale, et vont s’abattre en horoscope sur la tête des passants amusés…

— Il devient fou !… murmurai-je, ajoutant presque foi à mes paroles propres.

Charles m’avait entendu.

— Ah oui ! je deviens fou, tu dis, le grand Girard, eh bien ! je serais curieux de savoir si toi et les autres ne le seriez pas devenus avant moi, la même aventure vous étant arrivée ?…

Écoutez :

Las d’inhaler à pleins poumons la poussière microbienne de notre ville enfumée, dégoûté de l’eau grisâtre que nous fournit le réservoir assassin, fatigué des confidences et des jérémiades de clients qui ne nous paieront que dans l’autre monde, harassé de plaider devant des juges qui ne vous écoutent que d’une oreille, sont sourds de l’autre, vous font la leçon vingt fois par audience et ne rendent leurs jugements que lorsque vous avez les cheveux blancs, je résolus de prendre un mois de vacances.

Dans tous les journaux je fis annoncer que M. Charles Moreau ; avocat bien connu, partait pour l’Angleterre, où il allait plaider devant le Conseil privé.

Et le lendemain soir, j’achetais modestement mon ticket à la gare Bonaventure en destination de…

— En destination de ?… insistai-je.

— Peu importe l’endroit ! répondit Charles, après quelques moments d’hésitation, car le fléau dont je veux vous parler, ce soir, atteint tous les humains si tous n’en meurent point.

Toujours est-il que, par un clair matin, courbaturé, fourbu, les membres ankylosés par des centaines de milles de chemin de fer, je débarquais dans le plus beau coin du monde que l’on puisse rêver.

— Au nom de ce que tu as de plus sacré ! lui dis-je, ne va pas nous infliger une description poétique et topographique !

— Imaginez un ciel…

— Passons au déluge ! interrompit la contrebasse.

…un ciel qui avait fait toilette neuve, un vrai ciel de dimanche, d’un bleu si pur et d’une limpidité telle que vous n’auriez pu, vous, pêcheurs endurcis, vous écrier avec le poète :


« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. »


Vous est-il jamais arrivé de vous arrêter devant une toile de maître dont le pinceau magique semble plutôt avoir reproduit un paysage de son imagination qu’une scène réelle de la nature, un paradis terrestre au vingtième siècle, peint avec les couleurs les plus merveilleusement belles ?

Eh bien ! tout ça, c’est de la paille à côté du pays enchanteur où je descendis une matinée du quinzième jour de juillet, en l’an du Seigneur mil neuf cent neuf.

D’un côté, la mer, la mer à perte de vue, avec sa mystérieuse mélancolie, ses voiles blanches sous les feux étincelants du soleil, et le phare qui s’avance, là-bas, au loin, dans les eaux bleues… Et tout près de moi, à mes pieds, c’est la vague charmeresse, étouffant ses mugissements comme un fauve dompté, qui vient s’abattre sur la grève solitaire…

À ma droite, j’aperçois des côtes vertes, fleuries, couvertes de bosquets sans nombre, émaillées de lilas et de pommiers en fleurs, dont le parfum délicat est imprégné d’un arôme salin.

Tout cela est moucheté de points brillants aux couleurs les plus légères et les plus gaies. Ce sont les maisons qui, à mesure que l’on monte, se dessinent plus nettement, pimpantes et parées de fleurs comme des jeunes mariées. On dirait que ces chalets ont une âme tant ils sont attirants et qu’ils communiquent de joie et de contentement.

— Si tu continues ta description, fit la voix en trompette, tu vas nous conduire à Nangasaki, avec ses collines, ses pommiers, ses lilas. Il n’y manquerait plus que madame Butterfly.

— C’est précisément là où j’allais en venir.

Je mettais pied à terre sur le quai de la station, avec cet air d’indécision et d’égarement qui nous accompagne quand on débarque dans une place inconnue, lorsque soudain, mer, voiles blanches, phare, pentes en fleurs, bosquets, cottages égrenés dans la verdure, tout disparut comme sous le coup d’une baguette enchantée.

Et cette baguette enchantée était une enfant superbe…

— Naturellement, c’était inévitable, interrompit le petit Cornu, encore quelque affaire de femme…

— Silence ! je vous ai ordonné de ne pas m’interrompre, ou sinon je vous flanque tous à la porte !

— À l’ordre ! à l’ordre ! hurlâmes-nous, avec un accord touchant.

— Je disais donc, continua Charles, une enfant superbe, la plus adorable créature qu’aient jamais abritée les cieux. Elle n’était pas grande, mais si délicieusement petite ! Sa taille se dégageait si souple et onduleuse dans la robe de satinette bleu marin. Elle avait le pied si mignon que c’était une pitié de lui voir fouler les mauvais madriers du quai de la station. Ils n’étaient faits que pour marcher sur des tapis de lys et de roses.

— Quelle était la couleur de ses cheveux ? demanda Planchon.

Et les questions s’entrecroisant :

— De ses yeux ?

— Portait-elle un merry-widow ?

— Ou un mushroom ?

— Ou un canotier ?

— Était-ce un panama ?

— Vous êtes assommants avec vos questions, interrompit le narrateur avec humeur. Il n’y a vraiment pas de plaisir à vous raconter d’histoire…

D’abord, je vous dirai qu’elle ne portait pas de coiffure. Et c’était bien fait, car c’eût été une honte de masquer sous une de ces horribles cuvettes que la mode impose à nos femmes, à nos sœurs, à nos fiancées, la masse des cheveux qui nimbait son front de vierge d’un diadème d’or.

Était-ce éblouissement, dans la blancheur rayonnante de son teint de blonde, ses grands yeux chatoyants me parurent deux améthystes dans un écrin de satin immaculé.

— Des améthystes ! s’exclama Cornu avec un rire insulteur, les cheveux d’or, passe ! mais tu ne nous feras jamais croire que ta Belle au bois dormant avait les yeux violets !…

— Je maintiens ce que j’ai dit, repartit Charles, piqué au vif. Quand nos regards se croisèrent — jamais de la vie je n’oublierai cet instant — je surpris, dans ses pupilles allumées, un reflet qui rappelle cette teinte violette des horizons, quand le soleil descend, aux dernières heures du jour, derrière la ligne brisée des sapinières embaumées…

Les femmes, vous ne l’ignorez pas, m’ont toujours laissé l’esprit passablement en repos, et jamais l’amour ne me fit faire de ces bêtises qui troubleront la sérénité de vos vieux jours.

Si Charles n’avait été protégé par les lois trois fois sacrées de l’hospitalité, ces insinuations outrageantes l’eussent fait mettre en charpie.

Il en fut quitte pour se rétracter.

La tempête apaisée, Charles poursuivit :

— Eh bien ! à ce moment j’eus peur. Je me dis que si je ne prenais garde, cette jeune fille, — j’avais jeté un regard furtif sur ses mains pour m’assurer qu’elle ne portait pas d’alliance — me ferait tourner aux quatre vents comme des ailes de moulin.

Bref, pour la première fois de ma vie, j’étais tombé dans le panneau ; j’étais amoureux fou de mon inconnue au diadème d’or et aux yeux d’améthyste…

***

J’avais fui Montréal avec la sincère et ferme résolution de dire adieu temporairement au monde, à ses pompes, à ses œuvres, à ses frivolités. Voyager incognito, me débarrasser des civilités et des exigences mondaines, avec tout le branlement des empesages de salons et de garde-robes, voilà ce que je me proposais bien de faire.

D’avance, je me faisais une fête de me rouler dans les flots saisissants et réconfortants de la mer, de m’étendre dans le sable chaud d’une plage solitaire qui ne porte pas quelque appellation pompeuse et aristocratiquement roturière où plus que jamais on est l’esclave de l’obsession des mondains émigrés aux eaux. En un mot, je me jurais de tout oublier, sans en excepter mes créanciers.

Et ne voilà-t-il pas que, dès mon arrivée en ce pays d’autant plus beau qu’il est moins connu, je m’éprends d’une jeune fille qui m’enlève la première des libertés : la pensée. Dorénavant, je ne devais plus faire un pas, un geste, sans penser à elle.

Quand je montai à bord de la voiture de l’hôtellerie, la belle m’accompagna longtemps du regard.

— Comment s’appelait l’ondine ? demandai-je.

Et Cornu et Planchon de blaguer :

— Anastasie ?

— Céleste ?

— Opportune ?

— Simplicie ?

— Peu importe le nom, rétorqua Charles, la voix maussade ; il n’enlève ni n’ajoute un iota aux qualités et aux charmes de l’être qu’on aime.

— N’empêche, répondis-je, que je préférerais me nommer Pierre ou Jean que Sémaphore.

— Alors, tu comprendras mon enthousiasme quand je t’aurai dit qu’elle s’appelait…

— Silence ! commanda la contrebasse, nous allons apprendre le nom de la nymphe aux yeux d’améthyste !…

— Suzette ! murmura tout bas Charles, comme s’il eût craint de profaner ce nom si doux en notre compagnie de mauvais garnements.

Alors, nous nous levâmes, avec respect, et, emplissant nos verres, nous tonnâmes :

— À la santé de Suzette ! « What’s the matter with Suzette ? She’s all right »

Charles, qui se fâche vite, crut que l’on voulait se payer sa tête.

Tout rouge, il s’écria :

— Holà ! si vous pensez me faire perdre patience, et m’empêcher de vous faire mes confidences, vous vous trompez ! Vous m’entendrez jusqu’au bout !…

— Va ! mon garçon, fis-je conciliant, nous ne demandons pas mieux que de t’écouter.

— Je n’avais pas mis le pied sur la vérandah de l’hôtellerie, continua Charles radouci, que des éclats de voix parvinrent à mes oreilles :

— Pas d’atout !

— Je double !

— Puis-je jouer, partenaire ?

— S’il vous plaît.

Tiens ! me dis-je étonné, on joue donc au bridge, par ici !

Si l’on jouait au bridge ! Hélas ! j’allais l’apprendre à mes frais et dépens…

Je soupe, et je suis à peine sorti de table, qu’un des pensionnaires de l’hôtel me dit, très poli, en se courbant très bas :

— Monsieur joue-t-il au bridge ?

Ah ! pourquoi la folie humaine, l’orgueil qui se tapit comme une méchante bête au fond d’un chacun de nous, nous poussant à croire que l’on sait tout, que l’on peut tout, me fit-il répondre à l’étourdie :

— Oui, un peu.

Mes lèvres avaient dit un peu, mais ces mots ne sont que trop souvent le synonyme déguisé de beaucoup. C’est ce que le quidam avait compris à l’intonation avec laquelle je les avais prononcés.

— Alors, dit-il, Monsieur nous ferait-il le plaisir et l’honneur de faire la partie avec nous ?

Grand Dieu ! pourquoi ai-je jamais fait cet aveu fatal ?…

Je jouai. Et, naturellement, comme, en face de moi, se trouvait une brune aux yeux vifs, qui avait conservé tous les charmes jeunes d’une fille vieille, et, à ma droite, une septuagénaire à l’air très respectable, je m’efforçai de bien faire les choses.

Il faut croire que je les fis si bien, qu’on me tint sur la sellette jusque sur le coup de minuit.

Le lendemain, madame et mademoiselle étaient pour moi tout sourire, et le monsieur très poli avait pour mon humble personne des égards à nuls autres pareils.

Et, lorsque je traversai le village, je crus surprendre des regards de curiosité mêlée d’attendrissement et d’admiration.

Cet intérêt insolite m’intrigua.

Je parcourus mon être de la tête aux pieds pour m’assurer que je n’avais pas quelque chose de trop ou qu’il ne me manquait rien.

Je ne découvris rien d’anormal.

En revanche, je rencontrai, sur un bout de trottoir, un homme très propre, la figure sereine, le regard imposant.

J’allais, en homme bien élevé, lui céder le pas, quand d’une voix émue, et me tendant gracieusement la main, il me dit :

— Monsieur Moreau, bien que je n’aie pas eu l’honneur de faire votre connaissance, permettez-moi de vous dire que j’ai entendu parler de vous dans les termes les plus flatteurs…

V’lan ! ça y est ! pensai-je alarmé. Je suis découvert, et mon voyage à Londres, et mon plaidoyer devant le Conseil privé ! Ce que l’on va en faire des gorges chaudes à mon sujet !

— Oh ! fis-je avec modestie, en baissant les yeux.

— Vous jouez parfaitement au bridge, nous dit-on.

— Ah ! ne pus-je m’empêcher de répondre bêtement, furieux d’avoir cru, un instant, que ma bonne renommée avait parcouru des centaines de milles.

— Permettez-moi de me présenter : je suis le notaire Marsolais.

— Enchanté de faire votre connaissance !

Et, comme la conversation tombait :

— Beau temps, fit-il.

Il y avait apparence de pluie.

— Superbe ! répondis-je, pour ne pas le contredire.

— Vous aimez le pays ?

— Délicieux !

Je voyais, toutefois, que le brave homme avait une question à poser qui lui brûlait les lèvres.

Je lui tirais ma révérence quand il dit timidement comme une chose honteuse :

— Êtes-vous engagé ce soir ?

— Comment le serais-je : j’arrive dans le pays.

Ses lèvres esquissèrent un sourire de contentement manifeste.

— Alors, dit-il, voulez-me faire le plaisir de venir chez moi ?

Bien qu’animé d’un mauvais pressentiment, je répondis :

— Avec plaisir.

Allez donc refuser quelque chose à un homme si gentil !…

Il n’y a pas à dire, pensai-je, les gens sont bien élevés dans ce pays.

Mais, diable ! il paraît que les bons joueurs de bridge sont bien notés.

Je ne saurais résister à la tentation qui me dévore de vous faire, en quelques coups de pinceau, le portrait de celui qui faillit devenir mon beau-père.

Je le vis venir de loin, et, sur-le-champ, sa vue me frappa. Il faisait chaud et, cependant, le petit gros homme qui s’avançait, avec la majesté d’un monarque, au-devant de sa cour, portait un long pardessus en drap noisette. Son crâne chevelu et crépu comme celui d’un guerrier du Zoulouland était couronné d’un haut de forme gris.

Le personnage marchait à petits pas, mais il avait le buste ferme, les épaules rejetées en arrière, la démarche assurée. La main droite reposait sur une canne à pommeau d’or avec toute l’élégance d’un incroyable ; la gauche était passée à la Bonaparte derrière le dos.

Une émotion insurmontable m’avait saisi : j’allais au-devant de quelque chose d’intéressant, de grand, d’extraordinaire !…

Pour rien au monde je n’aurais perdu le moindre de ses gestes.

Maintenant l’apparition se dessinait avec plus de netteté. Le pardessus déboutonné laissait entrevoir la redingote gris clair et un morceau du gilet blanc. Détail que j’appris plus tard, ce gilet avait quelque chose de particulier : toujours entr’ouvert à la hauteur des trois premiers boutons, le plastron de la chemise resplendissait avec un faux rubis de la grosseur d’une châtaigne. Il portait une sempiternelle cravate blanche. De toute cette blancheur émergeait une figure de bronze rehaussée d’une moustache et d’une impériale napoléonienne d’un hoir de suie. Dans les traits épais, rien de caractéristique. Si, la nature avait gratifié notre grand homme, sous la paupière droite, d’un pois chiche qui lui donnait un air pas comme un autre.

Laissez-moi vous dire ce que m’apprirent de charitables commères plus empressées dans cette partie du pays que partout ailleurs de nous renseigner sur le compte du voisin.

Cet original, qui s’était marié sur le retour de l’âge, se teignait la barbe et les cheveux. De mauvaises langues prétendaient qu’il avait toujours porté le même chapeau, le même pardessus, le même gilet et la même chemise. D’autres, cependant, plus généreuses, expliquaient cette malice en disant que le notaire, depuis l’âge d’homme, avait adopté cette manière de s’habiller que les exigences des diverses modes successives ne lui avaient point fait quitter depuis. Sa garde-robe contenait alignés toute une série de pardessus et de couvre-chefs façonnés à Londres sur commande. Ces reliques feraient partie du bagage des héritiers.

Il ne buvait pas, ne fumait pas et jouait du violon.

Le soir donc, j ’arrive chez Mtre Marsolais.

Je me trouve devant une maison qui suinte l’antiquité comme son propriétaire.

Je soulève le marteau en cuivre poli.

La porte roule sur ses gonds.

Ô surprise ineffable ! inénarrable ébahissement ! Elle m’apparaît dans tout son éblouissement avec ses cheveux de flamme et ses yeux de lumière.

L’émotion m’a cloué sur place, muet et stupide.

M. Marsolais, est-il chez lui ? demandai-je enfin avec effort, comme dans un rêve.

Alors, d’une voix qui chantait à mes oreilles telle une harpe éolienne, elle me répondit avec grâce :

— Oui, Monsieur, veuillez entrer.

Elle n’avait dit que cela et de ma vie je n’avais rien, entendu de si joli.

J’allais ajouter quelque parole aimable quand mon prince noir parut dans l’encadrement de la porte, toujours digne, solennel.

— Entrez donc, cher Monsieur, me dit-il, la main tendue.

— Monsieur Moreau, ma fille Suzette, ajouta-t-il en présentant.

Sa fille ! cet être incomparable ! pensai-je avec ahurissement. Elle, l’enfant de ce peau-rouge ! Est-il surprenant, après cela, que Darwin nous donne le singe pour aïeul. Je serais curieux de voir la mère.

— Au nom de tout ce que tu as de plus cher ! interrompit Planchon, fais-nous grâce de la description de la bonne femme. C’est déjà assez de celle du vieux !

— Ça s’adonne bien : elle était morte.

— Il est huit heures et demie, Monsieur, me dit mon hôte ; nous sommes quelques minutes en retard, puisque nous commençons à jouer à huit heures précises tous les soirs. Ce que nous allons jouir de votre société ! Vous connaissez si bien le bridge !…

— Comment ! me dis-je alarmé, eux aussi ! mais dans quelle galère suis-je donc tombé ?…

Et, tandis que le notaire disposait les chaises autour du tapis vert :

— Vous savez, depuis la mort de ma sainte femme, et depuis que j’ai abandonné l’exercice de ma profession, j’ai été mordu par la passion des cartes… Mais, fit-il, en se reprenant, quand je dis la passion des cartes, je veux parler du bridge… Au grand jamais ! nous ne mettons d’argent à l’enjeu : c’est contre mes principes… Chaque soir, des amis viennent jouer avec moi… Ma fille, seule, ne joue pas… Elle n’a jamais voulu apprendre le bridge. Un si beau jeu !…

Dans mon for intérieur, je l’en aimai davantage et la contemplai avec une admiration émue : elle ne connaissait pas le bridge !…

Les amis arrivés, nous jouâmes au bridge jusqu’à une heure.

Et toutes les ouvertures étaient fermées, et nous rôtissions comme dans un four à chaux. Mais le notaire, comme on l’appelait dans le village, tenait constamment et fenêtres et portes closes.

Il prétendait que le moindre courant d’air était contraire à sa constitution qu’il soignait avec une sollicitude toute paternelle.

Le lendemain, soirée chez M. le maire.

Faut vous dire que l’on faisait les choses en grand dans ce village. On jouait au high life des villes tapageuses. On y mettait un sérieux et une bonne foi touchants. La comédie, parfois, n’était pas trop mal réussie. Mais aussi, il arrivait que c’était délicieux !… Cette parodie mondaine me rappelait joliment les petites filles qui s’affublent des jupes de leurs mamans pour donner leurs five o’clock teas.

Je balançai longtemps avant d’accepter l’invitation dont m’avait honoré Mme la mairesse. Sur mes gardes, désormais, j’avais présent devant les yeux le souvenir du bridge comme un épouvantail.

Mais, j’étais certain de revoir ma Suzette chez M. le maire. La pensée de la jouissance que me procureraient les moments passés en tête-à-tête avec elle vainquit ma résistance et mes appréhensions.

***

Je venais de saluer les hôtes de la maison, quand, assise sur un banc rustique, sous une tonnelle à demi-baignée de la lumière douce et calme de la lune qui montait, là-bas, au-dessus des flots assoupis, je l’aperçus belle et captivante comme dans un conte des Mille et une Nuits.

Vite ! je me glisse dans sa direction, mon cœur battant à me rompre les côtes…

Je m’asseois sur le siège, à côté d’elle, la seule place de libre.

Aucun danger d’être interrompu.

Mon âme tressaillit d’allégresse…

Enfin, j’allais causer seul à seul avec cette beauté qui me souriait, et quel sourire !…

Que j’avais bien fait de ne pas m’arrêter à des craintes futiles et de me rendre à cette soirée !

On a beau aimer le bridge, ces gens étaient raisonnables et civils. On ne fait pas un abus même des meilleures choses.

J’allais entamer la conversation, quand, dans l’atmosphère attiédie et parfumée du soir, une voix retentit à mes oreilles comme un éclat de tonnerre :

— Monsieur Moreau est-il là ?

Hélas ! oui, il était là.

Un moment, je fus tenté de ne pas répondre, me cacher, fuir.

Et la raison aidant :

— À quoi bon, pensai-je, on finira toujours par savoir, et l’on me prendra pour un sauvage.

— Présent, fis-je d’une voix défaillante.

Je levai les yeux.

L’opulente personnalité de Mme la mairesse masquait presque en entier l’encadrement lumineux de la porte.

— Nous, vous attendons, cher Monsieur Moreau, dit-elle, le bridge vous réclame.

— Le bridge ! pensai-je, atterré… Ils sont donc mordus dans ce pays et ne me laisseront pas une heure de répit !…

Et jusqu’à deux heures, nous le fîmes sans atout, nous le fîmes cœur, nous le fîmes carreau, nous le fîmes trèfle, nous le fîmes pique ; nous bridgeâmes et rebridgeâmes ; nous doublâmes et redoublâmes, tandis que dans la pièce voisine, aux accords de la musique entraînante, je voyais valser les couples enlacés, et que, mon amour, qui ne savait pas le bridge, — heureuse mortelle — passait légère comme une sylphide et radieuse comme un beau ciel de printemps dans les bras des danseurs que je maudissais de tout mon cœur !…

***

Plusieurs fois, j’allai, et le soir et l’après-midi, voire même la matinée, chez le notaire, dans l’espérance de me trouver en tête-à-tête avec la jolie Suzette.

Fatalité ! Le marteau retombait, la porte s’ouvrait, et moi, je tombais dans les bras de l’homme au castor gris.

— Vous arrivez bien, mon ami, — j’étais devenu son ami — me disait-il, la figure épanouie. Nous sommes trois, nous allons faire la partie.

Ils étaient toujours trois, et, depuis mon voyage dans ce satané beau pays, je me défie du nombre trois que j’ai appris à regarder comme néfaste.

Et nous nous attablions, et nous jouions au bridge. Et, à mon retour à l’hôtel, si c’était le jour, la vieille dame à l’air très respectable et la brunette aux yeux clairs venaient vers moi, au sortir de table, la bouche en cœur :

— Une partie de bridge, Monsieur Moreau. Nous n’abusons pas, n’est-ce pas ?…

Et moi, par mollesse, je jouais, espérant toujours revoir enfin, seule, ma Suzette aux yeux doux.

Avais-je le malheur d’être invité quelque part, on me lançait invariablement la même phrase à la tête en accourant au-devant de moi :

— Oh ! Monsieur Moreau, nous allons avoir une partie de bridge !… Et vous allez vous amuser, car le bridge, ça nous connaît !… Nous ne ressemblons pas aux Grondin, qui jouent comme des pieds !… Cher Monsieur Moreau, que vous avez dû trouver cela ennuyeux de jouer avec des gens qui ne connaissent rien !…

Ailleurs, c’était pire :

— De grâce, Monsieur, me demandait-on avec des yeux suppliants, montrez-nous donc le bridge !… On ne parle que de vous dans le village.

Alors, je devenais professeur de bridge.

J’en perdis le sommeil, le boire et le manger. Mes nuits étaient assaillies de cauchemars. Cartes et chiffres s’alignaient à l’infini. C’étaient des batailles entre le rouge et le noir.

Une fois, j’avais édifié un gigantesque château de cartes. Avec ma Suzette, j’allais en franchir le pont-levis, quand un Barbe-Noire monstrueux, sortant des profondeurs des forêts voisines, d’un coup de pouce abattit le château, nous ensevelissant, Suzette et moi, sous les décombres. Je ne fus jamais si narri qu’à mon réveil : moi qui croyais en avoir fini avec le bridge.

— Mais, interrompit Plançon, rien ne t’empêchait de déguerpir et d’aller finir tes vacances ailleurs ?

— Rien ! s’écria Charles avec transport, et que faites-vous de ma Suzette ? J’aimais à la folie la fille du notaire. Je ne pouvais me résoudre à la quitter. Sa pensée me hantait partout. Et cependant, me croirez-vous si je vous dis que, depuis dix jours que j’étais arrivé, je n’avais pas encore réussi à lui adresser la parole, encore moins à lui déclarer de quels feux je brûlais pour elle, pour sa taille onduleuse, ses cheveux d’or, ses yeux d’améthyste, et sa voix de sirène…

Chaque soir, avant de me mettre au lit, furieux, je faisais ma malle. Le lendemain, cependant, après avoir vu passer dans mes rêves la chaste Suzette, je débouclais, honteux, quitte à reboucler le soir même.

***

Emporté sur l’aéroplane de la renommée, mon nom avait franchi les frontières du village.

Ah ! que je comprends aujourd’hui le poids de la gloire et la tyrannie des grandeurs ! D’aucuns n’avaient songé à me demander qui j’étais ni d’où je venais.

j’étais le monsieur qui savait le bridge !

Ce parchemin d’honneur et d’intelligence supérieure m’ouvrait à deux battants les portes les plus récalcitrantes.

Un jour, par une exquise après-dînée, j ’étais descendu sur la plage, quand, à distance, je surpris Suzette, belle comme la mer calme et bleue dont la dentelle venait gracieusement couvrir ses jolis petits pieds roses.

Elle était seule, les yeux perdus dans l’immensité. Sa robe de mousseline mauve s’enroulait autour d’elle suivant les caprices de la brise légère. Les cheveux, sous l’étincellement du soleil, la couronnaient d’une auréole.

Cette fois, pensai-je, je suis certain de mon affaire : je cours à elle, je me jette à genoux, et je lui déclare mon amour !…

Et déjà, j’allongeais le pas, quand, tout à coup, des voix criardes retentirent à mes oreilles :

— Ah ! ah ! Monsieur Moreau, c’est comme ça que vous fuyez la compagnie des dames pour les plages solitaires !

Je me retourne, je suis cerné.

— Marie, as-tu tes cartes ? demande une dondon au faux chignon à triple étage.

— Oui, ma chère, répond une grande flûte, au nez allongé en saxophone surmonté d’une paire de lunettes.

— Alors, une partie de bridge sur la grève !… Ce sera très original !…

Et toutes de battre des mains comme des oies qui se font aller les ailes.

— Nous étions trois, remarque la dondon, vous êtes le quatrième et le plus important… Il y a une demi-heure que nous vous cherchons…

Toujours trois !…

Et Marie sortit des cartes de son réticule…

À cette vue, je ne fais qu’un tour.

Pour comble de déveine, j’aperçois le notaire, comme un cerbère, se dirigeant vers sa fille.

Cette fois c’en est trop.

Je perds patience… J’oublie tout… et ma galanterie que l’on harcelle depuis quinze jours, et le Conseil privé, et les sarcasmes qui m’attendent à mon retour à Montréal, et surtout mon adorable et bien-aimée Suzette !…

— Ah ça ! leur criai-je sous le nez, voulez-vous bien me f… la paix avec votre bridge !…

***

Et je remonte la côte quatre à quatre, si je puis dire.

J’entasse tout pêle-mêle dans ma malle…

Je règle ma note d’hôtel, et, un quart d’heure plus tard, j’étais à bord du rapide en route pour Montréal et la liberté… me félicitant d’avoir échappé à mes bourreaux pour ne pas pleurer au souvenir de ma Suzette perdue à jamais…