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Contes de chez Nous/08

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LE GLAS



Il pleuvait depuis l’aurore. Bruine froide et monotone, prismée de temps à autre par des échappées de soleil.

Mais voici que la matinée maussade a fait place à une délicieuse après-midi de juin. Dans le ciel lavé, de larges trous bleus vont toujours en s’élargissant jusqu’à ce que les derniers nuages se soient entièrement effacés.

Les oiseaux, réfugiés dans la ramure épaisse, secouent leurs plumes humides, et prennent leur essor dans l’azur en saluant de leur gazouillis le nouveau sourire de la nature.

Rosalyne, le plus gracieux et le plus séduisant de tous ces oiseaux du bon Dieu, légère et heureuse comme un matin de printemps, venait de s’envoler de sa cage fleurie, avec la permission de la grand’mère indulgente pour l’orpheline.

Et maintenant, tournant le dos à Saint-Gabriel, elle suivait, sans hâte, le chemin de Saint-Damien, longeant le lac circulaire dont les flots d’argent frissonnaient comme sous de voluptueuses caresses.

Rosalyne allait, gracieuse comme un colibri.

Elle était belle, très belle et n’avait pas vingt ans.

De ses yeux bruns, si purs qu’ils en étaient troublants, débordait une jeunesse toute de candeur et d’attirance. Si mignonne et si fraîche était sa bouche que l’on n’aurait pu qu’y becqueter des baisers.

L’ovale aux traits fins était somptueusement encadré d’une chevelure d’or fauve. La physionomie ouverte reflétait toute son âme ; il s’en dégageait une éternelle bonté qui appelait les regards et gagnait les cœurs.

Rosalyne, malheureusement, souffrait d’une de ces natures de femme et d’enfant que la plus légère peine fait pleurer. Il règne tant de tendresse et de sensibilité au fond de leur être, qu’un réel chagrin les abat avec la même violence que la grêle fauchant en pleine vie les épis d’or.

***

La jeune fille se baissait pour cueillir une marguerite — la marguerite que l’on effeuille quand on a vingt ans — lorsqu’elle fit entendre un petit cri de fauvette effarouchée. Deux mains s’étaient posées sur ses yeux. Une voix caressante ayant aussitôt demandé : qui suis-je ? elle reconnut le bandeau d’amour qui emprisonnait ses yeux.

Rosalyne se dégagea lentement, et tout bas :

— Julien ! dit-elle.

Celui-ci sourit sans mot dire, mais quel sourire ! Il contenait tout un monde d’amour, d’espérances et de promesses.

Ce n’était certes pas d’avoir marché vite que la jeune fille était si rose.

— Vous m’avez fait peur, dit-elle, pour dire quelque chose et cacher son trouble qui grandissait sous le regard juvénile et ardent attaché sur elle.

Julien était un original. Ses antécédents, personne ne les connaissait. Il demeurait à Saint-Gabriel depuis quatre ou cinq mois. Pourquoi avait-il planté là sa tente plutôt qu’ailleurs ? Mystère.

Le jeune homme — on lui donnait de vingt-cinq à trente ans — vivait en ermite dans une maisonnette blanche qu’il avait payée argent comptant. La vieille Marjorie, que son âge et sa laideur mettaient au-dessus de toute insinuation perfide, faisait le nettoyage et la cuisine.

Naturellement, dans les premiers temps, la conduite étrange de Julien lui valut une certaine quantité de commérages. Mais, comme il menait une vie réglée, qu’il ne levait pas le coude, ne manquait pas la messe, avait fait ses Pâques, on finit par le laisser en paix.

Bien plus, ayant demandé comme faveur spéciale de prendre la place de l’organiste, qui venait de mourir, et de sonner les cloches de l’église en briques rouges, tout cela sans rémunération aucune, il s’acquit l’estime et l’amitié de M. le curé et, conséquemment, des paroissiens.

Il partageait son temps entre la lecture et de longues promenades solitaires sans ne jamais avoir avec les gens du village que de simples rapports de courtoisie. C’est ce qui fit remarquer que le jeune homme était venu dans ce village ensevelir quelque inoubliable affaire d’amour.

Qu’il eût aimé ou non, cela ne l’avait pas empêché de s’éprendre tout d’un coup de la belle Rosalyne aux yeux de velours et au diadème d’or fauve.

La chose était arrivée par un clair midi de dimanche qu’il avait rencontré la jeune fille tout de noir habillée, à cause d’un deuil récent, au sortir de la grand’messe, le livre de prières sous le bras et le chapelet de nacre enroulé dans les doigts blancs.

Pas une parole, deux regards qui se croisent, et tout de suite l’amour avait pris naissance ; en lui, avec la conviction expérimentée de la vie ; en elle, avec un trouble virginal et inquiet, comme la violette au délicat parfum qui ouvre en tremblant ses pétales aux baisers ardents de l’astre du jour.

Et depuis trois mois que le hasard les avait mis en présence l’un de l’autre, à l’un des tournants de la grande route de la vie, ils s’aimaient honnêtement et comme des fous ; lui, avec l’emportement de sa nature nerveuse, elle, avec une ardeur contenue.

Assoyons-nous là ? demanda Julien, en montrant une grande roche plate, qui s’était détachée du Cap.

— Je veux bien, fit-elle.

Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Il ne faudrait pas avoir aimé pour ignorer l’éloquence émue de ces silences prolongés. Les mots montent puissamment du cœur aux lèvres, tour à tour tendres et passionnés.

Et l’on veut tant dire qu’on ne dit rien.

Julien contemplait le profil de camée de la jeune fille assise à ses côtés.

Rosalyne cueillait nonchalamment, à portée de la main, des glaïeuls bleus aux pétales veinés de jaune, tandis que ses yeux doux reposaient sur le lac.

Soudain, d’un mouvement brusque, presque brutal, le jeune homme s’empara de la main posée sur la roche.

— Rosalyne, ma Rosalyne, je vous adore !…

Et comme celle-ci avait baissé sur lui ses longs cils de soie avec un sourire affolant, il se laissa tomber à genoux en disant tout bas comme effrayé de sa propre voix :

— Rosalyne, voulez-vous être ma femme ?…

Pour toute réponse, la jeune orpheline se jeta dans les bras de Julien.

Et elle pleura.

Pleurs joyeux qui tombaient goutte à goutte dans le cœur de l’aimé comme la pluie bienfaisante dans le sol brûlant d’où sortiront les blés murs et le bonheur…

Ce soir-là, quand le sonneur mit en branle l’airain sonore pour lui faire chanter la salutation angélique, c’était sa bonne nouvelle à lui qu’il annonçait à tous. Jamais la Vierge des vierges n’avait eu d’aussi enthousiaste sonneur pour son angélus. Les cloches, folles de joie, dansaient, chantaient, criaient, pleuraient. Elles emportaient le cœur du fiancé de Rosalyne dans le ciel radieux de ce soir de juin, coupé, là-bas, à la crête des Laurentides, par la longue bande pourpre et argent du soleil couchant…

***

Toinette n’était pas laide ; elle était même, à ses heures, fort jolie. Quelques-uns prétendaient qu’elle était la belle du village. Il se rencontrera partout des gens qui s’emballent. Chose certaine, Toinette, elle, ne se trouvait pas d’égale.

Son père, un « marchand général » très à l’aise, n’avait que cette fille-là. Il l’habillait comme une demoiselle de la ville. C’était son affaire. Quand on a vingt ans, un gentil minois, de fins cheveux d’ébène, des yeux noirs qui grisent, une taille souple et ronde, ce n’est pas un bien gros péché que de faire ressortir tous ces avantages. Et c’est ce que faisait la belle avec une application édifiante.

Malheureusement, Toinette, bien qu’honnête, était la créature la plus coquette, la plus présomptueuse, la plus flirt, la plus dangereuse, qui ait jamais vu le jour dans la vallée de Saint-Gabriel.

Sa suprême ambition, eût-on dit, le but unique de son existence de villageoise, était de s’accaparer les hommages de la jeunesse à vingt milles à la ronde. Elle s’en faisait accroire et voulait en faire accroire. Ses succès ne flattaient que sa vanité, car elle avait le cœur sec. Se rencontrait-il une rivale sur sa route, elle devenait méchante, ne reculant même pas devant ces médisances et ces calomnies qui mutilent des bonheurs.

Quels stratagèmes n’avait-elle pas employés pour attirer dans ses mailles l’ami de Rosalyne ?… Parce qu’il s’était arrêté chez elle une couple de fois, par galanterie, elle se crut assurée du succès.

Elle s’aperçut bientôt du contraire.

En effet, le jeune homme, ayant appris que Toinette faisait courir le bruit qu’il s’était épris de ses charmes, ne remit plus les pieds chez la jeune fille.

Pleine de dépit et de confusion, la coquette dit, sous le sceau du secret à une amie, sûre que, le lendemain, tout le village le saurait, que les visites de Julien l’importunaient.

Non satisfaite, elle jura de se venger à la première occasion favorable.

Cette occasion ne devait pas tarder.

***

Rosalyne suivait à pas lents le chemin de Saint-Damien, instinctivement attirée vers cette grande roche plate où Julien lui avait demandé de devenir sa femme. Jamais le ciel n’avait été si bleu, le feuillage si vert, le lac si brillant. Il lui prenait des envies folles d’unir sa voix à celle des petits chantres de Dieu qui ramageaient dans l’épaisseur des bois. Ah ! si Julien avait été témoin de la joie délirante de celle à qui il avait demandé d’être sienne pour l’éternité, alors il eût compris que trop souvent ce qu’il prenait pour de la froideur chez Rosalyne n’était que de la réserve que seule affermissait la volonté guidée par la pudeur.

Sa femme !… À cette pensée, elle joignait les mains, levait les yeux au ciel, et remerciait Dieu de l’avoir faite désirable et gardée bonne.

Soudain, elle sentit son cœur lacéré par des pointes de fer, ses jambes fléchir, sa gorge sèche…

Un nuage de deuil passa devant ses yeux, et, les tempes moites, elle s’appuya, pour ne pas tomber, à un tronc d’arbre…

Au détour de la route, elle a surpris Toinette emportée dans les bras de Julien vers la mince cascade qu’on appelle le chaudron…

Malgré l’atroce brûlure qui la consume, comme la torche que le tortionnaire appliquait à la poitrine de la martyre de la Rome païenne, elle veut tout voir, tout, tout…

C’en est trop…

Elle s’affaisse sans vie dans un massif d’arbustes…

Quand la pauvre enfant reprit ses sens, la pluie, devenue froide par le vent qui se faisait, tombait à torrents.

Oh ! le long calvaire, l’interminable chemin du retour à la maison !

La robe noire ruisselante, collée sur le corps gracile et charmant, les longs cheveux dénoués sur les épaules, les pieds pataugeant dans la boue, et choppant contre les pierres de la route, elle allait inconsciente du monde extérieur, comme poussée par la fatalité, les yeux secs et brillants, les lèvres blanches, les joues d’albâtre… C’est dans cet état pitoyable qu’on l’avait recueillie à l’entrée du village…

Le soir même le délire l’avait saisie pour ne plus la quitter…

Deux jours plus tard, elle était fauchée dans la triple auréole de sa beauté, de sa jouvence et de sa candeur…

 

Toinette s’était vengée. Mais, il lui restait le remords plus affreux que le tombeau.

Son jeu, bah ! il avait été bien simple. Elle avait aperçu Rosalyne à quelque distance. Aussitôt, elle avait feint une entorse.

Julien, qui revenait d’une de ses marches accoutumées, et qu’elle avait également vu, s’était porté à son secours.

Et, comme elle affirmait ne pouvoir marcher, il l’avait emportée jusqu’au chaudron pour lui frictionner le pied avec l’eau froide de la cascade.

— L’infortunée Rosalyne, elle, n’avait vu que son Julien enlevant dans ses bras la jeune fille flirt qui lui avait pris le cœur de son fiancé…

***

Il fait nuit.

Demain, Rosalyne sera conduite au champ de repos, qui borde la forêt, à droite de la voie ferrée.

Dans la chambre mortuaire, tendue de noir aux larmes d’argent, les cierges projettent lugubrement leur lumière blafarde et tremblante. Au chevet du cercueil, l’eau bénite et la branche de buis. Et dans ce cercueil, Rosalyne toute blanche, les mains jointes, un crucifix entre les doigts. Un sourire ineffable, vainqueur de la mort, a remplacé sur les lèvres amincies et exsangues le pli amer de l’atroce souffrance morale qui l’a emportée.

Quelques braves femmes disent le chapelet. Dans un coin, écrasé sur lui-même, comme une misérable loque humaine, les yeux bouffis, la bouche amère, les cheveux en désordre, un homme marmotte des paroles inintelligibles. C’est Julien.

Toute menue dans le grand fauteuil familial, l’aïeule a son corps décrépit secoué par les hoquets.

Au dehors, le vent arrivant par rafales, ébranle les volets. Un chien hurle tristement en cette nuit de deuil.

Les prières ont cessé. Seuls se font entendre les hoquets douloureux de la vieille grand’mère et les sifflements du vent.

Soudain, un rire strident, lamentable, terrifiant.

Julien se lève, renverse et bouscule tout sur son passage.

Tête nue, il ouvre la porte qu’il ne referme pas et s’élance dans les ténèbres…

Le suivre, personne n’y songe.

Mais, pas longtemps après, un frisson d’épouvante glace les bonnes âmes qui font la veillée de la dépouille.

Dans la nuit noire, un carillon alarmant, horrible, endiablé réveille le village endormi.

Des croisées s’ouvrent, des lumières s’allument, des hommes crient, des femmes se lamentent, des enfants pleurent. Et toute cette cacophonie est accentuée par les mugissements du vent.

Quelle main d’outre-tombe, quel revenant agite avec cette violence les cloches qui devraient dormir, à cette heure ?…

Les moins apeurés sortent de leurs maisons, leurs figures anxieuses sinistrement éclairées par la réverbération des fanaux qui se balancent à leurs bras…

À demi-vêtus, ils courent à présent, attirés malgré eux vers la place de l’église par cette sonnerie fantastique et surnaturelle…

Là, on parlemente. Qui d’entre eux franchira le premier le seuil du temple redoutable ?…

Deux, parmi les plus vaillants, pour montrer qu’ils n’ont pas peur, s’offrent d’affronter le danger.

Et le carillonnement continue toujours, désordonné, par soubresauts.

Les deux braves vont forcer la porte de l’église. Elle cède sans effort.

Qui donc les a précédés ?…

Peu à peu, le diabolique carillon perd de sa fureur. On dirait une oscillation lente et triste comme un pendule dont chaque va-et-vient avance les derniers instants d’un condamné…

Puis quelques tintements de plus en plus espacés, puis… plus rien… silence terrible qui tombe sur les villageois groupés sur la place, comme une masse de plomb…

Tout à coup, la foule muette entend un grand cri d’épouvante suivi de pas précipités qui déboulent dans les escaliers.

Et les deux jeunes gens, qui se ruent hors de l’église, les dents leur claquant dans la bouche, racontent en tremblant ce qu’ils ont vu.

La lumière douteuse de leurs fanaux projetait sur les murs des ombres allongées et fantomatiques qui leur donnaient la chair de poule.

Et l’épouvantable soubresaut des cloches ensorcelées leur faisait dresser les cheveux sur la tête.

Puis, l’un d’eux s’est frappé contre une chaise renversée, et l’autre contre quelque chose qui avait obéi sous la poussée.

Ils ont levé la vue en même temps, et, horreur ! ils l’ont aperçu, lui, oui, le sonneur, pendu à la corde de chanvre, la face bleue, la langue toute sortie et les yeux injectés de sang, démesurément ouverts qui les regardaient.

 

Le malheureux, par ses suprêmes cabrioles, avait tinté son propre glas et celui de sa Rosalyne aux yeux doux.