Contes de chez Nous/07

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LA FILLE DU POCHARD



Le soir tombait tristement, comme tout soir d’hiver.

Et cependant, on était à la veille de Noël, il y a de cela deux ans, une veille de Noël froide et ensevelie dans la neige.

Tourneur de son métier, Leroux était parti depuis le matin.

Or, la grève des tourneurs battait son plein et les syndicats battaient le pavé.

Toute la journée, Leroux, dont le socialisme consistait dans la haine du riche et l’amour du whiskey, avait braillé, dans une salle enfumée, sa rancœur contre le capital et les trusts.

À force d’aspirer de la fumée âcre et de vociférer : « À bas la canaille ! Mort aux riches ! » on finit par s’assécher le gosier. Aussi l’ouvrier tourneur avait-il cru de bonne politique, en compagnie de quelques chômeurs, de faire halte à la buvette du coin.

Ils étaient six. En comptant bien, cela faisait donc six rasades. Pas un, en effet, qui ne se fît un point d’honneur d’y aller de son écot. Et comme les connaissances, se lient plus facilement le long du comptoir d’un bar que sur la grande place du marché où s’achètent la viande et les légumes pour la femme et les mioches, les buveurs, à la fin ne savaient plus à qui c’était « mon tour » et vidaient leurs minces goussets avec un bon vouloir digne d’un meilleur sort.

Avec le geste d’un grand seigneur, Leroux venait de jeter négligemment son dernier écu sur le comptoir.

Il se souvint alors que le matin, à la maison, sa fille lui avait rappelé en tremblant qu’il n’y avait plus ni charbon, ni bois, que la dernière miche de pain commençait à durcir, et que les deux petits seraient bien heureux si Santa Claus ne se faisait pas trop tirer l’oreille pour laisser tomber n’importe quoi dans leurs deux paires de souliers éculés.

Le père avait promis d’y voir.

Alors l’ivrogne, les pommettes sanguinolentes, la trogne violacée, la barbe sale encore toute humide d’alcool, l’œil mort et larmoyant, mal peigné, sortit de l’assommoir comme un bœuf que la masse a mal achevé.

— Des étrennes, dit-il, entre deux hoquets, c’est bon pour les riches, ça !… Les pauvres, ça n’a même pas de quoi se mettre dans le ventre !… Et puis est-ce que ça se réchauffe pas comme les chiens, à trembler ?…

Et titubant comme une barque désemparée, donnant contre les piétons les bras pleins d’étrennes, échappant aux véhicules sous la protection du dieu des ivrognes, il zigzague çà et là, se cramponne à des poteaux dont les lampes électriques s’allument dans la nuit qui se fait et qui lui semblent autant de phares du salut…

Soudain, il s’écroule dans un banc de neige…

***

Marius Ducharme se rendait à pied chez un ministre où il devait dîner. Fin causeur, de bonne naissance, charmant, on avait insisté pour qu’il répondît à l’invitation. Il avait accepté avec d’autant plus d’empressement qu’on devait le présenter à une blonde attirante qui venait d’apparaître dans le firmament du high life de la capitale et y scintillait avec tout l’éclat de Vénus.

Le front dans les étoiles, le cœur plein de son rêve, Marius marchait allègrement, quand il choppa contre une masse inerte et noire dans la blancheur de la chaussée. Le jeune homme s’aperçut bientôt qu’il se trouvait en présence d’un être dont les jambes faibles refusaient de servir plus longtemps la tête trop lourde. Elles étaient en grève.

Un sergent de ville venait vers eux ; les curieux s’attroupaient.

Marius consulte sa montre : il a tout juste le temps de se rendre à son invitation.

— Tant pis, dit-il avec une décision soudaine, mais il ne sera pas dit que j’aurai laissé conduire cet homme au poste le jour de Noël parce qu’il a oublié dans un estaminet son moyen de locomotion.

À l’agent de la paix qui saisissait déjà le pochard au collet :

— Laissez-moi, dit-il, le soin de reconduire cet homme chez lui, je le connais.

Naturellement, Marius n’était pas sans appréhender les efforts héroïques et le temps exigés pour faire réintégrer le domicile à ce pitoyable représentant de l’espèce humaine.

Après avoir, de peine et de misère, obtenu l’adresse voulue, il commença sa promenade moins que sentimentale à travers les rues parfois mal éclairées de la basse-ville, jusqu’au moment où il eut le sincère plaisir de héler une voiture de place.

Il était temps.

Avec une ingratitude sans égale, Leroux, qui ne voulait pas de son cicerone, avait presque complètement arraché les boutons de la pelisse fourrée du jeune guide.

Enfin, on arriva !

Pourquoi, déjà en retard, Marius franchit-il le seuil enneigé de la masure ? Voilà une curiosité dont il ne se rendit pas compte.

Chose certaine, il ne devait jamais oublier le spectacle qui s’offrit à ses regards.

Assise près d’un poêle sans feu, une jeune fille berçait deux enfants.

Les pauvres, enveloppés dans de mauvaises couvertures, s’étaient pelotonnés frileusement comme des oiseaux de neige contre le sein de la jeune fille pour réchauffer du mieux possible leurs membres engourdis par le froid.

Ils dormaient.

Leurs boucles blondes se mariaient délicieusement avec les tresses noires de la grande sœur tranchant avec grâce sur la naissance du cou immaculé.

Elle s’était levée en sursaut.

Marius alors, muet d’étonnement, put contempler dans toute sa splendeur cette fleur exquise et modeste, cachée dans ce refuge comme le nénuphar dans un étang solitaire.

Leroux, indifférent à ce qui l’entourait, s’était écroulé sur un grabat, dans un coin, en balbutiant :

— À bas la canaille !… Qu’on nous éventre les capitalistes !… Pour les pauvres, pas de feu, pas de pain… pas d’étrennes !…

— Je vous prie d’excuser ma présence chez vous, dit enfin Marius, son chapeau à la main. Cet homme, votre père, si je ne me trompe, a glissé sur le pavé. Alors, comme il ne pouvait plus marcher que difficilement, j’ai pris sur moi de le reconduire chez lui.

Intimidée, la jeune fille ne trouva rien à répondre.

Marcelle — c’était son nom — était debout, ayant de chaque côté d’elle les bambins ses bras passés autour de leur cou.

Elle était grande et mince ; pauvrement et proprement vêtue de deuil.

De ses grands yeux de velours noir, divinement beaux, deux larmes roulaient le long des joues pâlies.

Marius devina l’abîme que masquait ce fier silence.

L’intérieur, deux uniques pièces, mal éclairées, d’une indigence visible, mais tenues avec propreté par l’orpheline ; les deux enfants, en noir eux aussi, — un deuil récent, sans doute — qui poussaient dans une crainte exagérée du père ; l’ivrogne qui cuvait son whiskey dans ce coin ; pas de feu, pas de pain, encore moins de Santa Claus pour les petits…

Et toute cette misère à cause de cette crapule qui arrache le pain de la bouche de ses enfants transis par la bise pour s’emplir d’alcool !…

Et cette honte dans la grande, l’unique nuit de Noël !

— Veuillez m’attendre, mademoiselle, dit-il, en caressant les jolies têtes blondes qui faisaient comme un bas-relief à un monument de beauté, d’amour et de dévouement. Je reviendrai ce soir, ajouta-t-il en sortant précipitamment dans la nuit.

Une heure plus tard, Marius était de retour, le front rayonnant comme l’amoureux qui vient de recevoir le premier baiser.

De ses bras encombrés glissèrent des paquets de toutes formes et de toutes dimensions.

— Tenez, mes chérubins, dit-il, en déficelant les paquets, j’ai rencontré le bon vieux Santa Claus… Cinq minutes plus tard, je le manquais. Voyez ce qu’il m’a chargé de vous remettre.

Et flûte, tambour, animaux de bois, arche de Noé, fantassins et cavaliers de plomb, livres d’images, poupée, fusil, bas rempli de bonbons, chocolats alléchants, s’écroulèrent en cascade devant les regards ahuris et pétillants des petits.

— Encore, encore, continua Marius. Du pain blanc et souple comme de l’ouate, une dinde au dos et aux ailes dorés, qui attend que vous lui fassiez l’honneur de la croquer, des gâteaux habillés de rose et de vert, du beurre fraîchement sorti du moule, des noix, du raisin de toutes les couleurs, et du café, sentez-moi ça à travers l’enveloppe !…

Et, ajouta-t-il, avec une voix moins assurée, de beaux œillets et de belles roses pour votre petite maman, pour qu’ils égayent notre réveillon !…

L’ivrogne, cependant, ronflait toujours, crachant de temps à autre ses imprécations :

— Les capitalistes… des voleurs… vous… les riches… des bandits !… des gibiers de potence !…

Mais quand Marcelle, pour toute réponse, regarda Marius, les yeux humides et les lèvres fines enchâssées dans un inexprimable sourire, le jeune homme se jeta sur le garçonnet et la fillette pour les embrasser.

— Du feu maintenant, repris Marius, en allant dans la cour chercher du bois qu’il y avait fait charroyer.

On vit alors l’étrange scène d’un élégant en habit, faire une joyeuse flambée dans un humble logis en une nuit de Noël, et aider gauchement à une orpheline à mettre la table pour un réveillon tombé du paradis.

À l’heure où les cloches, dans toute la ville, fendant les espaces, semblèrent s’envoler dans une farandole délirante vers le plus haut des cieux, Marius, sous les yeux de l’ivrogne endormi, et n’ayant pour témoins que deux enfants tout barbouillés de graisse et de sucre, se leva avec émotion.

D’un minuscule écrin il sortit une bague dont le diamant et l’émeraude enlacés symbolisaient la pureté et l’espoir de son amour spontané.

Dans ses bras il attira la jolie fille rougissante et à son doigt il passa le cadeau de Noël du vieux Santa Claus qu’il disait avoir été bien près de ne pouvoir atteindre.