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Contes de chez Nous/11

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DIALOGUE SUR LES MORTS



Mme Beaudry, trente ans.
Lionel Leblanc, vingt-huit ans.


Après-dînée du 2 novembre 1909. — Boudoir de Mme Beaudry, rue Peel, à Montréal. — La pièce est imprégnée des exhalaisons qui se dégagent de la chaleur tiède et parfumée de la serre et de la menue personne de Mme Beaudry. — Les pieds tout près des chenets, devant la flambée joyeuse et pétillante de l’âtre, Mme Beaudry et Lionel Leblanc disent des sottises entrecoupées de longs silences gênants. — Les deux interlocuteurs maintiennent entre eux la distance respectueuse d’un gros chien.


Lionel. — Ainsi, ma chère Madame, nulle éloquence humaine ne saurait vous convaincre ?…

Mme Beaudry (avec épouvante). — Oh ! mon ami, votre langage est horrible !…

Lionel. — Mais, ma présence dans ce boudoir, auprès de votre exquise personne, deux mois seulement après que… vous avez changé la couleur de vos toilettes, n’est-elle pas plus inconvenante ?

Mme Beaudry (conciliante). — Oh ! ce n’est plus la même chose… Nous sommes de vieux amis, des camarades d’enfance… Et puis, (très triste), vous m’avez témoigné tant d’attirante sympathie après le départ si douloureux et subit de mon adoré mari… (Long, très long silence).

Lionel (la voix grave). — Quel homme charmant !… C’était mon meilleur ami…

Mme Beaudry (faisant écho, les yeux dans le vague). — Charmant !…

Silence

Lionel. — La mort est une terrible affaire…

Mme Beaudry (émue à l’extrême). — Terrible affaire !… De ma vie je n’oublierai Charles… Je l’ai constamment devant les yeux…

Lionel. — Ce sentiment vous honore, Madame, et me confirme dans la haute estime que j’ai toujours nourrie pour vous.

Mme Beaudry. — Merci, Monsieur… Et, la dernière fois que je suis allée déposer des fleurs sur sa tombe, je lui ai juré, là, sincèrement, du plus profond de mon cœur, de ne jamais quitter le noir.

Lionel, (un sourire impie sur les lèvres). — Le noir sied si bien aux jolies femmes qui ont la blondeur des blés…

Mme Beaudry (les sourcils froncés). — Monsieur !…

Lionel. — Loin de moi, ma chère Madame, l’idée de vous faire de la peine. Mais enfin ! laissez-moi ajouter quelques mots à cette conversation que vous taxiez tout à l’heure d’horrible. Ne voudrez-vous donc jamais convenir que la coutume, la mode, de porter le deuil, de s’affubler de noir durant des mois et des mois, est un des trop nombreux vestiges de la barbarie moyenâgeuse, de l’encens que l’on brûle devant l’idole du respect humain ? S’il faut juger de l’immensité de la douleur par les démonstrations extérieures, pourquoi donc ne plus louer des femmes pour venir pleurer aux funérailles comme chez les anciens ?… Pourquoi ne pas imiter les barbares de nos jours, et pratiquer, en signe de deuil, l’ablation des pieds, des mains, du nez, des oreilles, la fustigation, l’ensevelissement, et que sais-je ?…

Dieu merci ! j’ai le culte, des morts. Moi, qui ai perdu mon père et ma mère depuis des années, je leur ai gardé un souvenir qu’on ne soupçonne pas… Et, si j’avais l’infortune de vous voir partir, vous, Madame, n’allez pas croire que je m’arracherais les cheveux, ni même que, sur votre tombe, je me lancerais une balle dans la tête… Seulement, je me rappellerais toujours l’amitié, l’amitié chaude et réconfortante…

Mme Beaudry (plus touchée qu’elle ne veut le paraître). — Permettez-moi de vous faire observer, Monsieur, que vous vous écartez du sujet…

Lionel (rapprochant son X, de sorte qu’il n’y a plus entre lui et la belle Mme Beaudry que la place d’un tout petit caniche). — Si je m’éloigne du sujet, laissez-moi m’en rapprocher.

Mme Beaudry. — Il est fort heureux pour vous que l’homme soit le maître de la liberté…

Lionel. — Et si je possédais une femme que je placerais dans mon respect et mon amour au-dessus des étoiles, je lui demanderais comme faveur suprême de me garder un bon souvenir, un de ces bons souvenirs de bons camarades que rien ne peut pâlir. Mais, je la supplierais, en même temps, de se montrer le jour même des funérailles à tous ses parents et amis dans une somptueuse toilette écarlate, parée de bijoux et le sourire aux lèvres.

Mme Beaudry. — C’est abominable ce que vous me dites là !… Dans les circonstances, vos paroles sont d’une incongruité !… Je ne sais ce qui me retient de vous flanquer à la porte !… Vous êtes un sacrilège ambulant !…

Lionel. — Ce courroux, Madame, en rosant le marbre de votre front, ajoute un nouveau lustre à votre attirante beauté…

Mme Beaudry (se levant de sa bergère). — Je n’entendrai plus rien… Vous êtes un insolent !…

Lionel (lui posant gentiment la main sur le bras pour la forcer à se rasseoir). — Veuillez m’accorder quelques minutes encore : j’ai fini. Je n’ignore pas, en effet, qu’il est de très mauvais ton d’abuser des instants d’une femme charmante, instants précieux qu’elle peut consacrer à la culture de ses grâces.

Je disais donc que je souhaiterais que ma femme parût dans le monde, après mon trépas, parée de bijoux et le sourire aux lèvres. N’est-ce pas logique ?… Pourquoi imposer à vos amis qui, eux, n’ont rien fait pour vous affliger, le spectacle d’une figure allongée comme un carême ?…

Aurez-vous réellement plus de douleur de la perte d’un être chéri parce que vous demanderez à vos proches et à vos voisins de la partager ?… Dans le secret de l’alcôve, pleurez, criez, gémissez, arrachez-vous les cheveux — ce que ne fera jamais la femme — parfait ! Mais, de grâce ! laissez votre tristesse et son lamentable cortège à la porte de votre chambre.

Le deuil se porte dans le cœur et non sur les lèvres ni les épaules…

Mme Beaudry. — Et que dira le monde ?

Lionel. — Oh, voilà ! le grand mot est lâché. Que dira le monde ?… Le respect humain, voilà l’épouvantail !… Le monde, la mode, commandent de s’habiller de noir durant un certain laps de temps, on obéit comme de bonnes bêtes à cette tyrannie… Pas un n’a la force de caractère de se soustraire à cette obsession. Pensez-vous pour un moment que s’il vous arrivait de perdre un être adoré, alors que vous seriez dans les profondeurs des bois, vous en éprouveriez moins de chagrin, pour ne pas modifier la nuance et la coupe de vos robes du soir au lendemain ?…

Et du reste, on ne porte du noir, en marque de deuil, que dans l’Europe et l’Amérique chrétienne. Vous n’ignorez pas que les Turcs ont opté pour le bleu ou le violet, les Égyptiens, la feuille morte, les Abyssins, le gris, les Japonais et les Chinois le blanc. Preuve de plus qu’il ne s’agit que d’une mode aussi ridicule que les merry widows, les cuvettes et les épingles qui nous crèvent les yeux.

Que je plains, enfin, les nombreuses familles pauvres condamnées toute leur vie durant à des dépenses superflues pour mettre au rancart, à des intervalles rapprochés, leurs vêtements ordinaires qu’elles remplacent par le deuil du grand-père, de la grand-mère, du père, de la mère, des enfants, du beau-père, de la belle-mère, des beaux-frères, des belles-sœurs et de toute la lignée !…

Mme Beaudry (conciliante). J’en conviens : c’est malheureux pour les gens pauvres…

Lionel. — Oui, et les plus pauvres ne sont pas ceux qui le paraissent…

Mme Beaudry. — En fin de compte, que proposez-vous ?

Lionel. — Je proposerais une espèce de referendum par lequel tout citoyen et toute citoyenne gratifiés de l’âge de raison seraient appelés à dire si oui ou non ils sont en faveur de l’abolition du deuil.

Mme Beaudry. — Faudrait-il signer ?

Lionel. — Oh non ! n’oubliez pas le respect humain, car, alors, quatre-vingt-dix-neuf sur cent opteraient pour son maintien.

Mme Beaudry. — Et en ne signant pas ?…

Lionel. — Quatre-vingt-dix-neuf sur cent demanderaient l’abolition.

Mme Beaudry (compatissante). — Avec ces brillantes idées d’innovation, mon cher, je vous promets que vous allez vous couvrir de horions.

Lionel (très tendre). — Peu m’importe, Paule, si vous ne me flanquez pas à la porte…

Mme Beaudry (regardant Lionel avec un coin de ciel dans les yeux). — Si vous n’étiez pas un camarade d’enfance !…


(La distance du tout petit caniche a disparu, et les deux fauteuils se touchent)