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Contes de chez Nous/12

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LE DOIGT DE LA FEMME


Comédie en un acte, représentée pour la première fois, à
l’Institut Canadien-Français d’Ottawa, sous le haut
patronage de S. E. lord Grey, gouverneur-général
du Canada.

PERSONNAGES :
Roland, étudiant en médecine.
Le docteur Dubois, père de Roland.
Paul, étudiant en génie civil.
Renée, sœur de Roland.
Lorette, amie de Renée.
Un cocher de place.

La scène se passe à Montréal, au mois de février 1903, dans une pension de la rue Sainte-Élisabeth.


Chambre à coucher, pauvrement meublée. Sur le parquet un morceau de tapis. À gauche, lit en fer avec couverture toute trouée ; à droite table boiteuse, avec bol et pot à eau, peigne édenté et brosse. Porte à droite et au fond fenêtre sans rideau. Pas de chaise. Suspendu au mur, au-dessus de la table, un petit miroir cassé.


SCÈNE PREMIÈRE


Roland, le cocher de place


Au lever du rideau, on entend du bruit et des pas pesants dans l’escalier, et Roland qui crie au cocher : « Attention, je l’échappe !… Vous m’écrasez les doigts contre la porte… C’est ici… » (Roland et le cocher de place paraissent en scène avec une malle qu’ils déposent au milieu de la chambre.)

Roland (après un temps, en s’épongeant le front). — Ouf ! jamais je n’aurais cru que ma garde-robe et mon mobilier fussent si lourds. (Au cocher). Combien vous dois-je ?

Le cocher. — Quarante cents.

Roland (sursautant). — Hein ! vous n’êtes pas sérieux. Quarante cents de l’avenue de l’Hôtel-de-Ville à la rue Sainte-Élizabeth. Il n’y a pas dix minutes. (Lui offrant une pièce de vingt-cinq cents.) Tenez ! disons vingt-cinq cents et n’en parlons plus. Les bons comptes font les bons amis.

Le cocher. — Les bons comptes, les bons amis, j’men sacre ! C’est tout mon compte qu’il m’faut. Tornon ! pensez-vous que j’men vas crever mon joual à vous charrier vos guenilles pour trente sous.

Roland (indigné). — Mes guenilles !

Allons ! allons ! Voici vos trente sous. C’est à vous que je m’adresserai la prochaine fois que je déménagerai. Et ça ne sera pas long, soyez sûr. C’est moi qui vous le dis.

Le cocher. — C’est pas trente sous, c’est mes quarante cents que j’veux. Faut-i qu’j’aille cri la police ?

Roland (impatienté). — Ah ! fiche-moi la paix avec ta police et tes quarante cents. Tiens, les voilà et maintenant fais-moi le plaisir de déguerpir au plus vite.

Le cocher (empochant l’argent, prenant une chique et crachant par terre).

Roland (indigné). — Allons ! hein ! attention à mon tapis d’Orient.

Le cocher. — Ces beaux m’sieurs, ces étudiants, ça voudrait s’faire mouver pour rien, quand ça reste aussi haut que sur les tours de Notre-Dame. Ça vaut une piastre comme une cent, ainque pour grimper ces maudits escaliers. Y a pas de térif qui tienne !

Roland. — C’est bon ! c’est bon !…

Le cocher (paraissant n’avoir rien entendu). — Quand on a pas d’argent on reste chez eux et on mouve pas.

Roland. — C’est bon ! c’est bon !…

Le cocher (en regagnant la porte). — Il faut ben qu’on vive à c’t’heure, et pis… j’ai une grosse famille…

Roland. — Ah ! va au diable avec ta famille !… (Il ferme la porte avec colère. Dans l’escalier on entend grogner le cocher).


SCÈNE II


Roland


Roland (les deux mains dans les poches). — Depuis huit jours, voilà la troisième fois que je déménage et chaque fois je monte d’un étage. Du train que j’y vais, dans une semaine je serai dans un grenier. Ah ! mon cher papa, si vous connaissiez l’étendue du mal que vous faites à votre héritier. À quoi bon d’avoir des papas dont les coffres-forts regorgent d’or s’il nous faut aller nous emprisonner dans des cambuses pareilles ? Mais s’il se figure, mon père, que je m’en vais baisser pavillon devant l’ouragan, oh ! il se trompe.

(Il ouvre sa malle et en sort un crâne.) Crâne lugubre, sujet de profondes méditations pour l’homme de Dieu, misérable crâne souvent maudit par l’étudiant qui se heurte aux aspérités de ta conformation, d’où viens-tu ? Toi, dont le rictus hideux s’est éteint sur un lit d’hôpital, qui te porta ? L’un de ces gueux nomades, peut-être, dont les loques cachent mal le cœur d’un honnête homme et dont le chapeau déchiqueté, par où entrent comme dans une gargouille la neige, la pluie et le soleil, abrite mal un génie que l’envie ou l’indifférence n’ont jamais voulu reconnaître.

Infortuné, quelles pensées vicieuses ou quelles nobles aspirations ont germé dans ta boîte osseuse ? Quelles trompeuses illusions, quels déboires t’ont usé ?

Que tu aies été bon ou méchant, paix à ta mémoire, surtout si tu as pleuré.

(Il dépose le crâne sur la table et sort un éventail de la malle.)

Qu’est-ce ? Un éventail. Salut, coquet éventail qui si souvent tamisas le flirt et l’étincellement de deux grandes prunelles noires. Pauvre petite, elle n’avait pas vingt ans et, depuis un mois à peine, elle dort dans ce froid charnier aux murs suintant les pleurs hypocrites de la mort, charnier dont la porte est gardée par deux squelettes.

Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !
C’est le destin. Il faut une proie au trépas,
Il faut que l’herbe tombe au tranchant des faucilles ;
Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles
 Foulent des roses sous leurs pas.

 

 
Que j’en ai vu mourir ! L’une était rose et blanche
L’autre semblait ouïr de célestes accords ;
L’autre, faible, appuyait d’un bras son front qui penche,
Et, comme en s’envolant l’oiseau courbe la branche,
Son âme avait brisé son corps.


Ô poète, dors en paix !


(Il dépose l’éventail à côté du crâne et sort de la malle un buste de Pasteur.)

Le buste de Pasteur ! Voilà le dernier cadeau du jour de l’an que m’a fait mon père. Il espérait, sans doute, en me mettant constamment sous les yeux la figure de ce bienfaiteur de l’humanité, m’inspirer l’amour de l’étude et de la médecine. Excellente était l’intention et le présent a paru fort me faire plaisir. Mais, entre nous, cette binette du bonhomme Pasteur ne me dit absolument rien. Bien plus, lui dont le plus beau titre de gloire est de guérir de la rage, il ne fait que m’enrager, moi, avec toutes ses fioles et ses sérums. J’eusse préféré le cadeau moins dispendieux mais en espèces sonnantes.

(Il met le buste sur le lit et sort de la malle une chemise.)

Oh ! excusez. (Il rejette aussitôt la chemise dans la malle.)

(Marchant et s’arrêtant alternativement.)

Voyons ! quel est mon bilan depuis mon entrée à l’Université ? Quinze examens de bloqués, deux cent vingt-deux piastres de dettes secrètes, et vingt-trois entrevues orageuses avec mon père. Si ça continue, mais ça ne continuera pas, parce que… Brrr ! on gèle dans ce taudis.

(Il arpente la chambre en relevant son collet et se glissant les deux mains dans les poches.) Et l’on dit que la chaleur tend toujours à monter. Pas ici. Je m’aperçois que la grève des mineurs sévit dans toute sa rigueur. J’étais beaucoup mieux sous le toit paternel. Là, on chauffe au gaz. N’importe, je ne céderai pas.

Il y a haut, ici ? (Il va à la fenêtre.) Le rez-de-chaussée, le premier, le deuxième, le troisième. Cette hauteur me donne des idées de vertige, des idées noires, des idées de suicide. (Se soufflant dans les doigts.) C’est terrible comme il fait froid. La maîtresse de pension a dû lever le pied avec son poêle. Mais, encore une fois, je ne céderai pas.

Quel vide ! que l’on se sent seul ici ! Donec eris felix, multos nunerabis amicos.

Sed si tempora fuerint nubila, solus eris.

(Regardant par la fenêtre.)

Hé ! Paul ! Hé ! Paul ! (Haussant la voix) Paul ! Paul ! Regarde-moi donc, animal ! Tous les passants lèvent le nez, excepté lui… Bon, voilà que je cause un attroupement, à présent… Il est sourd, ma foi ! Suis-je assez bon ! il reluque, de l’autre côté de la chaussée, une jolie femme qui se retrousse jusqu’au mollet… Ventre affamé n’a pas d’oreilles.

Attends un peu, tu vas m’entendre… (Il lance une boîte en fer-blanc par la fenêtre.) Tiens ! attrape, voilà ma carte de visite. (Des cris de colère, mêlés de rires montent de la rue.)

Paul. — Hé, là-haut, ne pourriez-vous pas prendre garde avant de lancer vos pots à fleurs à la tête des gens ?

Roland. — Dis-donc, on ne reconnaît plus les amis. As-tu honte de tes anciennes connaissances ?

Paul. — Mais je ne trompe pas, c’est bien Roland.

Diable ! qu’est-ce que tu fais juché là-haut ?

Roland. — Ce que je fais ? Je gèle en attendant le paradis à la fin de mes jours. Monte donc, je te conterai ça dans mon hôtel. Car, tu sais, entre nous, il fait un peu froid pour nous servir de ce téléphone sans fil.

(Il ferme la fenêtre.) Ce qu’il va en faire une tête lorsqu’il me verra dans cette chambre dégarnie.

(Bruit dans l’escalier. Roland ouvre la porte.) Fais attention ! Si tu te casses le cou, je te préviens que je ne veux pas en être tenu responsable.


SCÈNE III


Roland, Paul


Roland (À Paul, en lui tendant la main). — C’est à pic, mais pas de plaisir sans peine et le plaisir de me voir vaut bien, n’est-ce pas, la…

Paul. — Ton père ne demeure donc plus avec toi ?

Roland. — Non, c’est moi qui ne demeure plus avec lui.

Paul. — Serais-je indiscret en te priant de t’expliquer ? Depuis huit jours, tes copains ne t’ont pas vu à l’Université. Moi-même, je suis allé deux fois chez toi. D’abord, on m’a répondu avec un air tout drôle que tu étais absent. C’est une servante qui m’a fourni cette réponse laconique. Le lendemain, je rencontrai monsieur ton père au moment où il sortait de chez lui. En réponse à ma question : « Mon fils n’est pas à la maison », dit-il, d’un ton peu engageant. Je saluai, remis mon chapeau et continuai. Maintenant, jeune homme, je vous tiens et ne vous lâcherai pas tant que vous ne m’aurez pas expliqué ce mystère.

Roland (sur un ton funèbre). — J’ai disparu de la circulation.

Paul. — Disparu de la circulation ! Ce n’est pas une explication ça et… Offre-moi donc un siège.

Roland (fermant la malle). — Excuse-moi, mais comme tu peux le constater par toi-même, je n’ai pas là une installation des plus modernes. Choisis, si tu l’oses, voici mon lit, voilà ma malle.

Paul (en s’asseyant sur la malle). — Tout homme bien né ne doit pas rechercher le meilleur siège de la maison. Va pour ta malle !… Je te disais donc… que te disais-je ?

Roland. — Tu me disais que mon explication n’était pas très… très claire.

Paul. — Ah ! j’y suis. Un jeune homme fait sa cour à une jeune fille censée réunir tous les dons physiques, intellectuels et moraux ; il fait la demande, on publie les bans et, le matin du mariage, l’infortuné ne se rend à l’église que pour apprendre que Mademoiselle a filé avec un quidam, je comprends alors que le marié non marié disparaisse de la circulation ; un rival malheureux dans ses amours, assomme l’autre, dans un accès, de jalousie noire, et se coupe la gorge ensuite, l’imbécile, c’est évident, disparaît de la circulation ; un écervelé qui, après avoir dissipé un tiers de son patrimoine avec les femmes, un autre tiers avec le bluff et le troisième tiers avec le jus de la vigne, veut encore en perdre trois tiers, entasse dettes sur dettes, fait endosser des billets, alors assailli par une nuée de créanciers, fuit devant la tempête, celui-là encore disparaît de la circulation pour quelques années ; un étudiant se vante dans tous les salons fashionables de la ville qu’il lui est impossible de rater un examen et, le lendemain, bloque avec très grande distinction, celui-là plus que tous les autres disparaît de la circulation. Mais toi, mon cher ami, toi qui as l’inappréciable bonheur de descendre d’un papa riche à gogo, toi qui vis au sein d’une famille charmante, toi qui possède un home délicieux, toi qui es joli garçon, intelligent, pourquoi disparaîtrais-tu de la circulation, voilà ce que je ne comprends pas ?

Roland. — C’est pourtant bien simple.

Paul. — Pas pour moi.

Roland. — Mon père… tu connais mon père ?

Paul. — Oui, un peu.

Roland. — C’est un excellent homme mon père, mais lorsqu’il a dit « Non » c’est non et lorsqu’il a dit « Oui » c’est oui. On ne badine pas avec sa volonté. Tu sais ?

Paul. — Je sais… je sais… c’est-à-dire que je n’en sais rien, moi. Mais quel rapport y a-t-il entre la volonté de ton père et ta présence ici ?

(Paul s’assoit.)

Roland. — Mon père m’a flanqué à la porte.

Paul (se levant). — Hein ! tu as dit ?

Roland. — J’ai dit que mon père m’a flanqué à la porte.

(Mettant la main dans la poche de son paletot.) Veux tu un cigare ? (Il cherche dans toutes ses poches). Ah ! pardon ! j’ai fumé mon dernier, hier. Si tu n’y mets pas d’objection, tu grilleras bien une cigarette à la place.

Paul. — Avec plaisir.

Roland (se levant). — Je crois en avoir encore quelques-unes. (Il cherche partout, mais en vain.) Peste ! je n’en ai plus une seule. (Revenant vers Paul.) Eh bien ! mon cher Paul, nous allons nous rabattre sur la pipe. Oh ! mais, j’ai du si bon tabac, que tu vas me supplier d’en emplir ta blague. Celui dont se vante tant Charlie n’est que de la « verrine » auprès du mien.

Roland ouvre la malle. Il en retire le pot à tabac. En enlevant le couvercle il fait un geste de désespoir.) Passe-moi ta blague.

Paul. — Eh bien ! et ton excellent tabac ?

Roland. — Désespéré, mon ami, mais… je n’en ai plus.

Paul (tendant sa blague à Roland). — Voici. Il n’est peut-être pas aussi bon que le tien mais il y en a pour deux. (Avec surprise.) Tiens ! tu fumes avec une pipe de plâtre. Qu’as-tu fait de la jolie pipe que t’a donnée ta sœur au jour de l’an ?

Roland. — Ce que j’ai fait là n’est pas bien, je l’avoue, mais je l’ai portée, hier, chez Abraham Coquinovitch. Car enfin, avant de fumer avec des pipes d’aristocrates, il faut songer à se mettre quelque chose sous la dent. Ah ! mon ami, c’est la misère, la misère noire qui me tend les bras, mais si elle croit, la gueuse, que je m’en vais m’y jeter tout de suite, comme ça, sans résistance…

Paul. — Pauvre garçon, je te plains !

Roland. — Tu me plains, je t’en remercie. Mais ce que tu devrais déplorer, plutôt, c’est l’erreur qui m’a conduit jusqu’ici. Mon père est un exemple frappant de ce contre-sens des pères qui disent à leurs fils : « Votre vie m’appartient, voici comment j’ai décidé d’en disposer. C’est mon bon plaisir que vous choisissiez telle ou telle carrière ; vous serez ceci ou cela ». Comme si la vocation se plantait dans le cœur d’un enfant ou d’un jeune homme ainsi qu’un coin dans une bûche pour la faire écarteler à coups de hache. Allons donc ! c’est insensé !

Paul. — Ah ! que tu t’emportes !

Roland. — En chacun de nous Dieu a placé une destinée, qui se développe tantôt comme les clochettes blanches de la jacinthe, tantôt comme le lichen sur le rocher nu et désert.

À personne, personne au monde, je ne reconnais le droit de me dire : « Voici ta route, marche ! » Un seul être, l’Être suprême devant qui j’incline respectueusement ma volonté, a le droit de me commander : « Tu iras jusqu’ici et pas plus loin ! »

Si mon voisin se croit né pour être jardinier, boucher épicier, mécanicien, journaliste, ou prêtre, son père ira-t-il, lui mettant entre les mains un code de loi, lui ordonner : « Mon fils, je veux que tu sois médecin, obéis. » Et si, moi, je me crois des aptitudes pour les arts ou la littérature et que la médecine me pue au nez, mon père pourra-t-il m’imposer une vocation que j’exècre. Encore une fois, je te le répète : Non ! non ! non !

Paul. — Mais voyons ! tu t’emballes !

Roland. — Il est mort et enterré, Dieu merci, le siècle des lettres de cachet. Nous vivons dans un pays de liberté, et je veux comme le premier venu avoir ma part du gâteau. C’est pour ça que…

Paul. — Calme-toi, je t’en prie. Donne-moi une allumette.

Roland (donnant l’allumette). — Voici. (Paul allume sa pipe, Roland la sienne.)

C’est pour ça que tu me déniches dans ce maudit grenier. Je ne t’apprends rien de nouveau, pour avoir discuté la chose si souvent avec toi, en te répétant que j’exècre l’étude de la médecine et que mon père tient mordicus à ce que je sois médecin. Après plusieurs entrevues quelque peu animées, il a pris un parti extrême. Voyant que, de parti pris, je refusais de me ranger à son avis, il me montra tout simplement la porte : « Mon cher Roland, dit-il, quand tu seras plus sage, tu reviendras au logis. En attendant, rêve, flâne, meurs de faim, fais ce qu’il te plaira, peu m’importe ! »

Là-dessus, je lui demande aussi respectueusement que possible dans les circonstances combien il m’alloue de pension. « Rien » me répond-il. Bref, larmes de ma mère, sanglots de ma sœur, je boucle ma malle et, après avoir déménagé trois fois depuis huit jours, me voilà.

Paul. — Tu es un idiot.

Roland. — Merci. Mon père m’a souvent fait la même remarque.

Mes provisions sont épuisées. Ma mère m’avait glissé dix piastres, à mon départ, ma sœur deux. Et voici ce qu’il me reste. (Il retourne à l’envers les poches de son pantalon).

Et dire que ces choses-là se passent au vingtième siècle, dans un pays civilisé. Ma foi ! on se croirait au moyen-âge des îles Fidji.

Paul (sortant son portefeuille). — Permets-moi de te prêter une couple de dollars.

Roland. — Tu es bien aimable. Dans le malheur on reconnaît les vrais amis, mais, je ne puis accepter. Je le regrette. Nous sommes de bons amis et je ne veux pas que pour deux misérables dollars, nous devenions d’irréconciliables ennemis. Car tu sais, entre nous, si tu me prêtes de l’argent, j’ignore quand et si jamais je te le rendrai. Et en dépit de toutes tes excellentes qualités, si je ne te rends pas l’argent que tu m’auras prêté, tu m’en voudras toujours. Ainsi donc, encore une fois, je te remercie, et n’en parlons plus.

Paul. — Tant pis. Enfin, mon cher Roland, oublies-tu que nous vivons dans un siècle pratique avant tout. Tu n’as plus que deux ans d’études. Ton père est riche. Tu es intelligent. Les dédales de l’Université ne sauraient t’effrayer. Aussitôt que tu auras ton diplôme, ton père te cédera une partie de ses patients. Tu n’auras donc pas, comme tant d’autres moins heureux que toi, à soigner, durant des mois et des mois, des malades qui ne te paieront qu’en belles paroles et en remerciements. Je ne comprends pas que tu lâches ainsi la proie pour l’ombre. Crois-tu que l’étude du génie civil soit un jeu d’enfant pour moi, et cependant, je pioche…

Roland. — Encore une fois, je te le répète, c’est plus fort que moi.

Paul. — Je pioche, car, à l’extrémité de ce chemin pierreux qu’est la vie d’étudiant, je vois scintiller une étoile, l’avenir et ses promesses et une femme bonne, aimante, gracieuse, qui me remboursera au centuple des quelques sacrifices que je me serai imposés pour me rendre jusqu’à elle et m’élever à la hauteur de son affection, de ses vertus et de sa beauté. Aimes-tu, Roland ?

Roland. — Moi, non ; je n’ai jamais aimé…

Paul. — Voilà ce qu’il te manque : l’amour. Si tu avais, pour soutenir ta vaillance dans ce vide dans lequel tu te débats, l’amour d’une femme aimée, si tu étudiais à la flamme de ses yeux, si, par sa tendresse, tu sentais se réchauffer et vivre sous tes doigts paresseux et apathiques les pages froides et arides d’un traité barbare, si tu te disais : Dans deux ans, un an, demain, j’aurai oublié tous mes labeurs, mes anxiétés, mes veilles en reposant sur le sein d’une petite femme que j’adore et qui m’adore cette tête labourée en tous sens de termes scientifiques tels que jamais l’Achéron n’en inventa dans sa fureur pour punir les humains, oh ! alors, mon cher ami, tu trouverais dans ton âme lassée une ardeur neuve et inconnue, et, comme les grands saints à la pensée du paradis, tu répéterais avec transport : « Encore ! Seigneur ! Encore ! »

Roland (ironique). — C’est à l’école polytechnique que tu as appris cela. Eh bien ! mon cher, je t’en fais mes compliments. Tu es épris et passionnément. Il n’y a plus de remède possible. Tu es incurable.

Paul. — Oui, j’aime et voilà pourquoi je trouve dans l’étude ce charme et cette facilité que tu ne connais pas.

Roland (levant les épaules). — Aimer ! encore un mot sonore et vide de sens. Comment veux-tu que je m’éprenne de celle-ci ou de celle-là. Les jeunes filles, tu t’adresses bien si tu veux faire leur panégyrique. Des êtres frivoles dont le cœur n’est qu’un caméléon et la tête qu’une girouette grincheuse ; des êtres qui ne savent que parler jupons, chapeaux, corsages, bridges, réceptions, bals et défauts, des êtres qui changent d’amour septante fois sept fois ; des êtres bouffis de prétention, de jalousie et de susceptibilité ; des parvenues se réclamant toutes d’un high-life qui n’existe pas, des êtres dont l’idéal de la distinction, de l’esprit et de l’intelligence est un beau valseur… des êtres enfin qui s’habillent, se déshabillent et babillent… Oh ! on les connaît ! Et voilà, toi, ce que tu me proposes candidement comme stimulant à l’étude de cette maudite médecine !

Femme ou médecine, médecine ou femme, pour moi, la première qui sort du sac ne vaut pas mieux que celle qui reste au fond.

Paul. — Donne-moi une allumette. (Il allume une cigarette et en donne une à son ami). Pour déblatérer ainsi contre nos Canadiennes, il ne faut pas que tu les connaisses. Non Roland, détrompe-toi. Nous avons encore, et en très grand nombre, Dieu merci ! de bonnes et charmantes jeunes filles, dont le cœur fidèle ne demande qu’à chérir un mari qu’elles entoureront de soins affectueux et de prévenances caressantes ; dont la chaîne ne sera pas de plomb mais deux beaux bras blancs, lesquels, sois-en sûr, se dénoueront de temps à autre, pour donner à leur seigneur et maître un peu d’air et de liberté.

Si la vertu de certaines chancelle, faisons un silence et pardonnons-leur généreusement ; elles ont trop ou mal aimé. Mais la forte majorité, n’en doute pas, est foncièrement honnête, et quant à leur esprit, halte-là, nombre d’entre elles en ont plus dans l’ongle de leur petit doigt que nous dans nos grosses têtes folles.

Roland. — Pour éloquent qu’il soit ton plaidoyer ne peut me convaincre. Entends-moi bien, jamais je ne me marierai, jamais je ne serai médecin. C’est mon dernier mot. Et si tu veux que nous soyons amis comme par le passé, restons-en là.

Paul (tendant la main à Roland). — Soit. Allons ! au revoir, tu n’es pas d’humeur à rire, aujourd’hui, c’est évident. Au moins, avant de te quitter, accorde-moi une faveur. Je t’emmène au théâtre, ce soir. On joue la Dame aux Camélias. Tu acceptes ?

Roland. — Ah ! oui, le roman de cette poitrine amoureuse. Pas besoin d’aller au spectacle pour cela, nous en avons beaucoup de Marguerite Gauthier. Eh bien ! j’accepte avec reconnaissance, mon cher Paul. Au revoir. (Il lui tend la main.)

Paul. — À ce soir. (Il sort.)


SCÈNE IV


Roland


Roland (prenant un livre sur la table). — Tiens ! Alfred de Musset.

(Il se couche à demi sur le lit et récite) :

Fut-il jamais douceur de cœur pareille
À voir Manon dans mes bras sommeiller ?
Son front coquet parfume l’oreiller ;
Dans son beau sein j’entends son cœur qui veille,
Un songe passe, et s’en vient s’égayer.
Ainsi s’endort une fleur d’églantier
Dans son calice enfermant une abeille
Moi, je la berce, un plus charmant métier.
Fut-il jamais ?

(Levant les yeux). Que c’est beau ! (Il continue) :

Mais le jour vient et l’Aurore vermeille
Effeuille au vent son bouquet printanier.
Le peigne en main et la perle à l’oreille,
À son miroir Manon court m’oublier.
Hélas ! l’amour sans lendemain ni veille
Fut-il jamais ?

(Il ferme le livre).

Et dire que si Musset eût été médecin, il n’eût jamais écrit ces vers incomparables !

Si j’essayais d’étudier un peu. Peut-être que dans un autre milieu… Certains grands hommes ne travaillaient que par une température très froide. (Il ouvre sa malle et en retire un traité de médecine. Il lit.)

La carotide droite prend son origine sur le tronc brachio-céphalique, la gauche sur la crosse de l’aorte. Elle se divise, au bord supérieur du cartilage thyroïde, en carotide interne et carotide externe.

Rapports. — La carotide gauche est en rapport, dans le thorax : en arrière, avec la sous-clavière gauche ; en avant, avec l’origine du tronc veineux brachio-céphalique gauche, qui la croise ; en dehors, avec le sommet du poumon gauche, les nerfs phrénique et pneumogastrique ; en dedans, avec la trachée.

Dans le cou, les deux carotides sont en rapport : 1o En arrière, avec les muscles pervertébraux et le nerf pneumogastrique, et en bas avec l’artère thyroïdienne inférieure et la vertébrale (celle du côté droit est croisée par le nerf récurrent droit). 2o En avant, avec les lobes du corps thyroïde, l’anse nerveuse du grand hypoglosse, le muscle omoplat-hyoïdien, le sterno-cléidomastoïdien, muscle satellite, et plus bas avec le sternocléido-hyoïdien. 3o En dehors, avec la veine jugulaire interne. 4o En dedans, avec la trachée, l’œsophage, le larynx et le pharynx.

(Découragé). Quelle chinoiserie !

Voyons, par cœur, maintenant.

La carotide gauche (se reprenant) non, droite, prend son origine dans le tronc… dans le tronc… (Il regarde dans le livre) sur le tronc brachio-mastoïdien. (Se reprenant) Imbécile que je suis !… brachio-céphalique, la gauche sur l’aorte de la crosse… (Se reprenant.) Mais non ! sur la crosse de l’aorte.

Elle se divise… Elle se divise… (Se fâchant) En un tas de bêtises ! (Il lance le livre contre la cloison.) Ah ! que le diable t’emporte, toi, la médecine et les fioles et tous les médecins de la terre.


SCÈNE V


Roland, le docteur Dubois


Le docteur Dubois. — Hein ! que dis-tu, mon fils ?

Roland. — Je vous demande pardon, mon père, mais franchement, vous constatez ma bonne volonté. Je viens de tenter un nouvel effort, c’est inutile.

Veuillez donc prendre un siège. (Lui montrant le lit) C’est-à-dire faites-moi l’honneur de vous asseoir là.

Le docteur Dubois. — Non, merci.

Roland. — Je ne m’attendais pas au plaisir de vous voir aujourd’hui.

Le docteur Dubois. — Aussi ne serai-je pas long. Je veux simplement te demander si tu es revenu à des idées plus raisonnables ?

Roland. — Je regrette de vous apprendre, mon père, que mes idées n’ont pas changé.

Le docteur Dubois (parcourant la chambre du regard). — Quelle misère !

Roland (sortant un sou de sa poche de gilet). — Je vous crois : je n’ai plus qu’un gros sou et encore il est percé.

Le docteur Dubois. — Est-ce que tu n’étais pas mieux à la maison, dans ta chambre, tu sais ta chambre si chaude, si confortable, meublée à l’orientale.

Roland (avec un soupir et levant les yeux au ciel). — Si j’étais mieux ! Infandum rex, jubes renovare dolo- rem. Mais pourquoi me rappeler ces souvenirs. Vous me torturez le cœur.

Le docteur Dubois. — Et que fais-tu, à présent ?

Roland. — Des dettes.

Le docteur Dubois. — Et que comptes-tu faire ?

Roland. — Des dettes.

Je n’ai pas encore arrêté le choix de ma carrière. En attendant, je gèle. À propos, mon père, si, par ce temps de grève, vous envoyez du charbon aux nécessiteux, ne nous oubliez donc pas ici. Si vous saviez comme cette action charitable me ferait du bien.

Le docteur Dubois (avec emphase). — Tous mes ancêtres, mon fils…

Roland (en aparté). — Encore un sermon.

Le docteur Dubois (toujours avec emphase.) — ont été médecins de père en fils… C’est une tradition sacrée dans notre famille.

Roland (en aparté). — Oui, une sacrée tradition !…

Le docteur Dubois. — Ce legs précieux, nous nous le sommes transmis de génération en génération. Tous l’ont porté, ce titre de médecin, avec orgueil, la tête haute. C’est notre noblesse à nous et nous en sommes fiers. Toi, tu es le premier qui déroges. Et cela après tous les sacrifices que je me suis imposés pour ton éducation. Est-ce assez pénible ?

En outre, quelle science plus élevée, plus digne de l’humanité ? Quel apostolat sublime que celui du médecin qui guérit ses semblables ?…

Roland (en aparté). — Quand il ne les tue pas…

Le docteur Dubois (continuant toujours). — Qui conserve l’enfant à la mère, la mère à l’enfant, le père à la fille, la fille au père, la femme au mari, le mari à la femme. Je ne reconnais qu’un homme au monde supérieur au médecin : le prêtre, qui guérit les âmes. Et voilà ce que tu dédaignes, toi, mon fils, par un sot entêtement. Ah ! si tu étais témoin des larmes que ta mère verse chaque jour sur toi.

Roland. — Aussi, est-ce votre faute à vous, mon père.

Le docteur Dubois (indigné). — Ma faute à moi ! tu as dit ma faute !

Roland. — C’est malheureusement trop vrai. Pourquoi m’avez-vous mis à la porte comme un valet ? Pourquoi vous acharnez-vous à faire de moi un médecin ? Les arguments que vous avez apportés tout à l’heure à l’appui de votre volonté sont très touchants, je l’avoue, mais enfin ! il ne faut pas que des médecins dans le monde, car alors personne ne voudrait se faire soigner. Croyez-vous que ma mère se soucie fort que je sois médecin ? Ce qu’elle veut, ma mère, c’est que je sois heureux, et pas autre chose.

Le docteur Dubois. — Ton bonheur est dans la médecine.

Roland. — Permettez-moi, mon père, de différer d’opinion avec vous.

Le docteur Dubois. — Alors, c’est ton dernier mot.

Roland. — Je le regrette.

Le docteur Dubois. — Et si je te déshéritais ?

Roland. — Vous en avez le droit.

Le docteur Dubois (sortant). — Adieu.

Roland. — Au revoir, mon père… N’oubliez pas le charbon !


SCÈNE VI


Roland


Roland. — Encore une entrevue comme celle-là et, dégoûté du monde, je me fais trappiste.

(Une horloge sonne dans une autre chambre.)

Roland (comptant). — Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze.

Hein ! quatorze heures… Ce n’est pas une horloge comme les autres que l’on a ici.

Et ma tante qui m’a invité à dîner. Elle est bien bonne ma tante. Si l’on n’avait pas d’amis dans le malheur, on se passerait souvent de dîner, et dans ces circonstances quatre vingt-dix-neuf sur cent s’en passeraient.

Quelle heure est-il ? (Il va pour regarder à sa montre).

Il ne manquait plus que ça. J’ai porté ma montre au mont-de-piété, avant-hier soir.

(Jetant un coup d’œil par la fenêtre.) Il ne doit pas être loin de cinq heures.

Non, il est quatre heures cinq, si le cadran de l’hôtel de ville n’est pas arrêté par le froid.

(Il se passe la main sur la joue.)

Aïe ! ça pique. Pour le coup, la petite Germaine, ma cousinette, va encore me demander, en me passant ses menottes dans la figure, si je me suis planté des broquettes dans les joues. Ma tante, elle, va me dire que je ressemble à un orang-outang.

(Il se regarde dans le miroir cassé par la moitié). Ces miroirs cassés nous renvoient toujours un visage à deux faces. Ce n’est pourtant pas mon genre.

(Il ouvre sa malle, prend son pot à barbe, son blaireau et son rasoir). Naturellement, je n’ai pas besoin de demander si l’on a de l’eau chaude ici. (Il va pour verser de l’eau dans le pot à barbe). L’eau ne vient pas. (Il regarde dans le pot à eau.) Oh ! oh ! une patinoire sur laquelle mesdemoiselles les punaises prennent joyeusement leurs ébats. (Il casse la couche de glace avec un tibia qu’il sort de la malle). Jamais je ne dormirai dans cette glacière, car, pour sûr, je ne me réveillerais que dans l’autre monde.

(Il fait mine d’enlever sa pelisse mais se ravise.) Non, il fait trop froid. (Il met une serviette autour de son cou, puis se savonne la figure.) (Frissonnant) Ouf !

(Se rasant.) Que vais-je devenir maintenant ? Il y a plus de huit jours que je suis à rien faire, cette situation ne peut durer… Et si j’en juge par la causerie amicale et pacifique que je viens d’avoir avec mon père, il a l’air bien résolu à me tenir tête et moi aussi. Je ne trouve pas d’autre solution que de battre le pavé et de me trouver une occupation quelconque. Un emploi, c’est bel et bon, mais mon éducation et mon instruction s’objectent à mon nouveau modus vivendi. Quel sera mon salaire ? Trois dollars, cinq dollars par semaine. C’est mince et ça ne me sourit pas beaucoup. Écrire, je pourrais écrire peut-être. Mais je serais curieux de savoir ce que cela me rapporterait dans ce pays où l’argent fait loi, où les écrivains, et j’entends les meilleurs, ne sont appréciés qu’en autant qu’ils ont de la protection, ou de la fortune, ou un nom, qu’en autant qu’ils ont une bonne presse. Celui-ci est riche, il est lancé dans le monde, donc il est intelligent. Celui-là est pauvre, il écrit à ravir, mais il n’a pas de protecteurs, pas d’argent, pas de nom, c’est un imbécile. Il ne mérite pas qu’on s’en occupe. Et comme dans les circonstances je me trouve forcément classé dans cette dernière catégorie. (Il se fait une légère coupure).

Aïe ! maudit rasoir !

(On frappe à la porte).

J’ai entendu des pas de femme. Sans doute, ma maîtresse de pension qui vient me demander comment je trouve mon logement. Je l’attends de pied ferme…

(D’une voix forte.) Entrez !


SCÈNE VII


Roland, Renée, Lorette


Roland (avec un geste de terreur). — Oh ! (Il se cache derrière le couvercle ouvert de sa malle et s’essuie la figure en toute hâte avec sa serviette).

Renée (appelant). — Roland !

(Pas de réponse.)

Renée (plus haut). — Roland !

Roland (levant la tête par-dessus le couvercle de la malle). — Présent !…

Renée. — Allons, vite, montre-toi, que je te présente à une amie, une délicieuse jeune fille.

Roland. — Impossible, ma sœur, je suis dans un négligé… indécent.

Renée. — Dépêche-toi, gamin. Ne sais-tu pas qu’il est de mauvais ton de faire attendre les dames.

Roland (se levant tout à fait, le visage à demi-barbouillé de savon). — Me voici.

(Renée rit aux éclats et Lorette se mord les lèvres pour ne pas en faire autant).

Renée. — Ma chère Lorette, permets-moi de te présenter mon frère Roland, en grève avec le monde civilisé.

Roland (saluant). — Mademoiselle.

Lorette (saluant). — Monsieur.

Roland. — Je regrette infiniment de vous recevoir dans cette affreuse cambuse. Veuillez donc prendre un siège. (Il ferme le couvercle de la malle). (Renée s’assoit sur le lit et Lorette choisit pudiquement la malle.)

Roland (Montrant le poing à Renée sans que Lorette s’en aperçoive'). — Pourquoi as-tu emmené ici ton amie ? (Renée lui envoie un baiser.)

Renée (haut). — Franchement, mon cher Roland, tu dois nous trouver audacieuses. Pense donc : deux jeunes filles sages dans un logement de garçon. C’est assez pour ruiner à tout jamais notre réputation.

Nous revenions d’un thé, Lorette avait les doigts gelés et moi le bout du nez.

Roland (à Lorette, en lui prenant les mains et en déposant un léger baiser sur le bout des doigts). — Ces mignons, il faut les réchauffer.

Renée. — Oh ! oh ! Monsieur le chevalier.

Et comme nous étions à deux pas d’ici, j’ai proposé à Lorette d’entrer, en ajoutant que tu nous recevrais en grand seigneur.

Roland. — Ah ! bien, vous tombez mal.

Renée. — Au moins, as-tu un petit verre de vin à nous offrir ?

Roland. — Hélas ! pas même du sirop de framboise. Excusez le désordre, Mesdemoiselles, je ne fais que d’arriver et… (Il met un peu d’ordre dans la chambre.)

Lorette (À Renée en parcourant la chambre du regard). — Dis donc, Renée, pourquoi ton frère pensionne-t-il dans cette maison ?

Renée. — Voici. Mon frère… mon frère…

(À Roland.) Roland, mon amie, curieuse comme nous le sommes toutes…

Lorette. (À Renée, sur un ton de reproche et en lui posant la main sur la bouche). — Renée !

Renée. — …désirerait savoir ce que tu fais ici ? Pour moi, ça m’a tout l’air comme si tu cherchais à te rapprocher du Ciel.

Roland. — Chez mon père… (mettant par hasard la main sur une boîte de chocolats, sur la table.) Tiens ! des chocolats, ils sont égarés ceux-là. (Il passe la boîte à Lorette et Renée.) (Les deux jeunes filles se servent.) …Il y a beaucoup de bruit à la maison, euchres, teas, réceptions, at homes, bals, surprise parties. Et un tas de choses ! Tout ce délicieux babillage m’empêchait d’étudier. Alors j’ai prié mon père de me laisser prendre ma chambre en ville. Ce qu’il m’a accordé… très volontiers.

Renée (en aparté). — Il est très fort le garçon.

Lorette. — Permettez-moi de vous faire remarquer, Monsieur, que vous avez des goûts plus que modestes pour un jeune homme du monde.

Roland (avec une indifférence affectée). — Bah ! simple question d’économie.

(Lorette va à la table où elle examine le crâne.)

Roland (à Renée). — Elle n’est pas mal du tout, ton amie.

Renée. — En serais-tu amoureux ?

Lorette (se retournant). — Ça vous donne un froid dans le dos, ce crâne.

Roland. — Moi, ça m’en donne un dans l’esprit.

Renée. — Est-ce un crâne d’homme ou de femme ?

Roland. — On dirait qu’il va parler, c’est un crâne de femme. (Allant à la fenêtre.) Cette fenêtre n’est pas complètement fermée. (Tandis qu’il a le dos tourné près de la fenêtre il défait le nœud de sa cravate.)

Lorette. — Il est très bien, ton frère.

Renée. — En serais-tu amoureuse ?

Roland (avec une surprise feinte). — Tiens ! ma cravate est défaite. (Présentant les deux bouts de la cravate à Renée.) S’il te plaît, ma petite sœur. (Bas à Renée.) Renvoie-moi à ton amie.

Renée (occupée à regarder l’éventail). — Adresse-toi donc à mon amie, elle est beaucoup plus habile que moi.

Roland. — Mademoiselle, voulez-vous être assez bonne ?

Lorette. — Volontiers. Comment portez-vous votre cravate, en régate ou en boucle ?

Roland. — De la façon que cela vous prendra le plus de temps.

Lorette. — Le nœud est plus long à faire, mais la régate vous siérait mieux.

Roland. — Je préfère la régate.

Renée. — Comment se fait-il que tu aies un éventail dans ta chambre ? Tu fais donc usage d’éventail à présent ?

Roland. — Oui… pour m’éventer.

Lorette. — Ici, dans cette chambre ?

Roland. — Oh non ! quand il fait chaud… en été.

Lorette. — Cet éventail m’a l’air bien joli. Je devine d’ici qu’il est parfumé. N’est-ce pas, Renée ?

Renée (sentant l’éventail). — Oui, tu as raison.

Lorette. — Il y a longtemps que vous possédez cet objet ?

Roland. — Une couple de mois.

Lorette. — Je saisis. Vous l’avez acheté à prix réduit dans un fonds de banqueroute en prévision des grandes chaleurs de l’été prochain.

Roland. — Oui, oui, c’est cela.

Lorette (s’éloignant de quelques pas). Voilà. Regardez-vous dans cette glace et dites-moi si c’est réussi.

Roland (se regardant dans le miroir). — Superbe !

(Il défait le nœud.) Mais vous avez raison, la boucle m’irait mieux. S’il vous plaît de recommencer. Je n’abuse pas de votre bienveillance ?

Lorette. — Mais non, mais non.

Roland (tandis que Lorette fait le nœud). — Je crois que ce ruban est enroulé en arrière du cou. Ayez donc, Mademoiselle, la complaisance de le mettre en place.

(Lorette passe ses bras autour du cou de Roland.)

On dit que les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Cette remarque est vraie même pour les heures. Quelle bizarrerie que la vie ! Avant votre arrivée ici…

Lorette (s’éloignant de quelques pas, ayant fini le nœud). — Vous êtes libre, Monsieur.

Roland. — Merci, Mademoiselle ; mais je regrette ma captivité.

(À Renée.) Renée, chérie, jette donc un coup d’œil sur mon Musset. (Il va à la table et prend le volume qu’il remet à Renée.) Tu y trouveras des poésies enchanteresses.

Renée. — Et naturellement, pour te faire plaisir, je lirai les pièces de vers les plus longues.

Roland. — Pas précisément, mais si tu le préfères.

Renée. — Sans doute. (En aparté.) Je ferais bien de ne paraître rien entendre.

Roland (à Lorette). — Avant votre entrée dans cette chambre j’étais transi de froid et maintenant (enlevant sa pelisse) j’ai tropicalement chaud.

(À Renée.) Enlève donc ton manteau, Renée, il fait chaud ici…

Renée. — Chaud ! j’en ai l’onglée.

Roland (à Lorette). — Et vous, Mademoiselle ?

Lorette. — Nous sommes très bien. (Elle détache son manteau.)

Roland. — Il n’est pas bon, Mesdemoiselles, que vous gardiez vos manteaux. Vous pourrez prendre du mal en sortant. (Il aide Lorette et Renée à enlever leurs manteaux).

(Lorette se baisse pour ramasser le traité de médecine qu’avait jeté Roland.)

Roland (à Renée). — Prête-moi un dollar.

Renée (lui remettant un billet de banque). — Voici.

Lorette. — Vous permettez ?

Roland (distrait, sans regarder). — Allez donc !

Lorette (lisant). — Nouvel abrégé d’anatomie descriptive. (À Roland.) C’est un de vos livres d’étude ?

Roland. — Oui, Mademoiselle.

Lorette. — Et ça s’apprend facilement ?

Roland. — Oui, aussi facilement que l’idiome des Sioux du Nord-Ouest.

Renée (ouvrant au hasard et lisant). — Physiologie de la femme.

Roland (avec un cri de terreur et arrachant le livre des mains de la jeune fille). — Ouf !

Renée. — Qu’y a-t-il ? Vous me paraissez tout ému.

Roland. — Ce livre ne vous intéressera pas. Il est d’un baroque, avec des mots longs comme un carême et d’une difficulté de mémoire, ah ! grand Dieu ! (Ouvrant le livre à la page 206.) Par exemple, voici une page sur laquelle je me suis cassé la tête tout à l’heure. Je n’étais pas rendu à moitié que le découragement s’est emparé de moi, et j’ai laissé tomber le livre à mes pieds.

Lorette. — Franchement, est-ce si ardu ?

Roland. — Peut-être n’y verriez-vous aucune difficulté, Mademoiselle, mais mon esprit paresseux se montre réfractaire à ce galimatias.

Lorette. — Vous exagérez sans doute. Lisons ensemble cette page, si vous voulez bien. Je puis lire cette page ?

Roland (regardant par-dessus l’épaule de Lorette). — Celle-là, oui.

(Il s’assoit à côté de Lorette sur la malle.)

Renée. — Il est captivant ton Musset.

Roland. — Tourne donc à la page 195. Tu y liras une pièce de vers superbes.

Renée (feuilletant les pages). — 180, 184, 185, 195. Mais il n’y a là que quatre vers.

Roland. — Ah ! pardon, je voulais dire 333.

Renée. — 295, 325, 333, 333. C’est la table des matières.

Roland. — Ah ! lis ce que tu voudras. Mais lis. Tiens, assieds-toi comme ça. Il est mauvais que tu reçoives dans le dos le froid qui tombe de cette fenêtre. (Il met un oreiller au pied du lit et Renée s’assoit en tournant le dos à Roland et à Lorette.)

Renée. — Merci. Jamais tu n’as été aussi empressé et aussi galant pour moi.

(Roland et Lorette, assis l’un à côté de l’autre sur la malle, tiennent le livre à deux.)

Roland. — Veuillez lire, Mademoiselle Lorette, je vous écoute.

Lorette (lisant). — La carotide droite prend son origine dans le tronc brachio-céphalique, la gauche sur la crosse de l’aorte. Elle se divise au bord supérieur du cartilage thyroïde, en carotide interne et carotide externe.

Rapports. — La carotide gauche est en rapport, dans le thorax : en arrière, avec la sous-clavière gauche, (Roland lève la vue sur Lorette) en avant avec l’origine du tronc veineux brachio-céphalique gauche qui la croise ; en dehors avec le sommet du poumon gauche, les nerfs phrénique et pneumogastrique ; en dehors, avec la trachée.

Lorette. — Vous m’écoutez ?

Roland (avec admiration). — Si je vous écoute ! Je bois les paroles qui tombent en musique de vos lèvres. Jamais ces mots ne s’effaceront de ma mémoire.

Renée (se retournant, en aparté). — Ça va bien.

Lorette (continuant de lire). — Dans le cou, les deux carotides sont en rapport : 1o En arrière, avec les muscles pervertébraux et le nerf pneumogastrique, et en bas avec l’artère thyroïdienne inférieure et la vertébrale (celle du côté droit est croisée par le nerf récurrent droit). 2o En avant, avec les lobes du corps thyroïde, l’anse nerveuse du (Roland regarde Lorette avec admiration.) grand hypoglosse, le muscle omoplathyoïdien, le sterno-cléido-mastoïdien, muscle satellite, et plus bas avec le sterno-cléido-hyoïdien. 3o Avec la veine jugulaire interne. (Roland regarde Lorette.) 4o En dedans, avec la trachée, l’oesophage, le larynx et le pharynx.

Lorette. — Maintenant, voyons si vous savez votre leçon, Monsieur. Sinon, gare à la pénitence.

Roland (se levant et allant à sa sœur). — C’est beau, ces vers, n’est-ce pas ? Que lis-tu ? (Il se baisse pour regarder dans le livre.) Le livre a la tête en bas. Mais tu ne lis donc pas ?

Renée. — Non… Je songeais.

Roland. — Et à quoi ?

Renée. — C’est mon secret.

Roland. — Lis.

(Revenant vers Lorette.) Allons, je suis à vous. (Il se tient debout devant elle.) (Récitant.)

La carotide droite prend son origine dans le tronc brachio-céphalique, la gauche sur la crosse de l’aorte. Elle se divise au bord supérieur du cartilage thyroïde, en carotide interne et carotide externe…

Rapports. — La carotide gauche est en rapport, dans le thorax ; en arrière avec… avec…

Lorette. — La sous-clavière gauche…

Roland. — Merci… en avant avec l’origine du tronc veineux brachio-céphalique gauche, qui la croise ; en dehors avec le sommet du poumon gauche, les nerfs phrénique et pneumogastrique ; en dedans, avec la trachée.

Dans le cou, les deux carotides sont en rapport : 1o En arrière, avec les muscles pervertébraux et le nerf pneumogastrique, et en bas avec l’artère thyroïdienne inférieure et la vertébrale (celle du côté droit est croisée par le nerf récurrent droit). 2o En avant avec les lobes du corps thyroïde, l’anse nerveuse du grand… hypoglosse.

Lorette. — C’est cela.

Roland. — Le muscle omoplat-hyoïdien, le sternocléido-mastoïdien, muscle satellite, et plus bas avec le sterno-cléido-hyoïdien. 3o En dehors, avec la veine jugulaire interne. 4o En dedans, avec la trachée, l’oesophage, le larynx et le pharynx.

Lorette (applaudissant). — Très bien ! très bien !

Roland. — Ah ! si tous les professeurs avaient la douceur de votre voix et de vos grands yeux bruns. Pas un étudiant ne bloquerait.

Renée. — Les étudiants seraient trop nombreux peut-être.

Roland. — En vérité, voilà une révélation. Jamais je n’aurais cru que l’étude de la médecine fût aussi intéressante et aussi facile, lorsque l’on étudie à deux.

Lorette. — Pourquoi n’avez-vous pas commencé plus tôt.

Roland. — Je ne vous connaissais pas… Prenons une autre page. Cette étude me charme.

Lorette. — Et quelle page ?

Roland. — Celle du cœur…

Lorette. — Vous êtes d’une audace ! Voilà un sujet que l’on ne doit aborder qu’en tremblant.

Roland. — Nous l’aborderons à deux.

Lorette. — Nous pourrions sur ce sujet ne pas aussi bien nous entendre.

Roland. — Si, plutôt que d’ouvrir les pages de ce livre, je feuilletais celles de votre cœur, qu’y trouverais-je ?

Lorette. — Un sujet d’étude peut-être plus difficile que vos traités, mais d’une grande simplicité pour qui veut comprendre.

Roland. — Trop longtemps j’ai méprisé nos Canadiennes, trop longtemps j’ai été à leur égard d’un scepticisme coupable.

Lorette. — Mon Dieu ! quels grands mots ! et à quel propos ?

Roland. — De vous.

Lorette. — De moi ?

Renée (à part). — Ça marche.

Roland. — Trop longtemps, j’ai ridiculisé ce que je n’avais jamais compris. Et aujourd’hui je suis bien puni, puni par là où j’ai péché.

Lorette. — Et par où avez-vous péché ?

Roland. — Par l’amour.

Lorette. — Et vous êtes puni par ?…

Roland. — L’amour.

L’amour, l’amour, toujours l’amour. Il n’y a donc que de l’amour ici-bas. On se venge, c’est de l’amour, on déteste, c’est de l’amour, on est jaloux, c’est de l’amour. Et, moi-même, je suis atteint… Oui, j’aime et chaque minute que…

Croyez-vous à l’amour à première vue, Mademoiselle Lorette ?

Lorette. — Peut-être ?…

Roland. — Et chaque minute que (Il lui prend la main) je contemple vos yeux si purs, votre bouche captivante, tout votre être, ce sentiment que vous avez fait naître là s’implante plus fortement dans mon cœur. Pourquoi ? Comment ? Je ne vous connais que depuis quelques minutes et déjà je vous aime, je vous adore, je sens que je vous aimerai comme un fou.

Renée (en aparté). — Encore un pas.

Roland (suppliant). — Si vous vouliez bien m’aimer un tout petit peu…

Lorette. — Vous dites vous-même que vous me connaissez à peine. Comment pouvez-vous…

Roland. — Se demande-t-on pourquoi, lorsque sur un chemin désert et rocailleux on découvre une fleur aux pétales brillants, on l’aime tout de suite cette fleur et on l’épingle avec orgueil à la boutonnière ; se demande-t-on pourquoi lorsqu’un de ces petits chantres du bon Dieu vient le matin, sous notre fenêtre, nous réveiller de son délicieux gazouillis, on l’aime tout de suite cet oiseau. Et lorsque l’on rencontre une jeune fille belle, bonne, douce comme vous, Mademoiselle, car vous êtes bonne, je le devine, a-t-on le droit de se demander pourquoi on ne cueillerait pas avec dévotion et amour cette fleur rare entre toutes pour en faire la plus riche décoration du foyer, la joie de la vie et l’orgueil de l’existence ?

Lorette. — En amour, l’espérance est la reine des vertus théologales.

Renée. — Et quel est mon rôle, à moi, dans cette idylle ?

Roland (avec feu). — Tu es témoin de mon serment, tu es témoin qu’il ne faut jamais se rire de l’amour, et que notre cuirasse a beau être bien trempée, le petit diable découvre toujours le défaut où frapper.

Renée. — Mais, mon amie ne t’a pas dit qu’elle partage tes sentiments.

Lorette. — Qui ne dit mot…

Roland (baisant les deux mains de Lorette avec transport). — Vous êtes divine !

Renée (fermant le livre). — Ça y est !

Ainsi, Roland, tu reviens à la maison.

Roland. — Tout de suite ; nous partons tous les trois.

Renée. — Et tu ne déménageras plus, j’espère ?

Roland. — Pardon, encore une fois, avec (regardant Lorette) vous.

Quelle plus belle vocation que celle du médecin ?

Quel sujet d’études plus digne de l’intelligence et du cœur de l’homme ?

Mon père avait raison : Si j’ai un fils, il sera médecin !


Rideau.