Contes de l’Ille-et-Vilaine/Jacques Robert à la Porte du Paradis

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 177-190).


JACQUES ROBERT A LA PORTE DU PARADIS


I

Il est d’usage, dans nos campagnes, de faire dire une messe le jour du premier anniversaire de la mort d’un parent.

Cette cérémonie s’appelle : Service de bout de l’an.

Or, un an après le décès de Jacques Robert du village de la Faroulais en Guichen, on célébrait en cette commune, pour le repos de l’âme du défunt, la messe en question.

Jacques avait laissé, en mourant, une veuve et un fils. Ce dernier, du nom de Jean-Pierre Robert, vicaire à Noyal-sur-Seiche, était arrivé la veille au soir chez sa mère, et tous les deux assistaient à l’office.

La messe terminée, les Messieurs prêtres — comme on dit chez nous — firent bon accueil au jeune abbé, et le curé l’invita même à dîner au presbytère. M. Robert accepta et laissa sa mère s’en retourner seule au village.

C’était en Novembre, c’est-à-dire à l’époque des jours tristes et sombres ; la bonne femme tout impressionnée de la cérémonie religieuse s’en allait en songeant au passé, à son enfance sitôt écoulée, à sa jeunesse, à son mariage avec Jacques si tendre et si bon. Elle se voyait encore fraîche et parée au bras de son époux. Que de fois n’avait-elle pas parcouru gaîment ce même chemin qui lui semblait si désolé aujourd’hui ! En comparant son isolement aux joyeux propos d’alors de grosses larmes coulaient le long de ses joues creuses et tombaient sur sa piécette[1].

Lorsqu’elle fut arrivée dans sa chaumière, elle se laissa choir sur une chaise et se mit à sangloter en regardant, dans un coin de la cheminée, le petit banc de bois sur lequel son pauvre homme passait les soirées d’hiver à fumer sa pipe.

La vieille était ainsi depuis quelques instants plongée dans sa douleur, lorqu’un étranger entr’ouvrit la porte et entra tout doucement.

C’était un petit homme à l’air doux et poli, vêtu comme un bourgeois ; il s’approcha de la veuve et lui demanda d’une voix onctueuse quel pouvait être le sujet d’un aussi grand chagrin.

— Ah ! Monsieur, dit-elle en gémissant plus fort, je pense à mon cher défunt homme Jacques Robert, que le bon Dieu m’a enlevé l’an passé. Je ne puis me consoler d’un pareil malheur. Si, au moins, j’étais sûre qu’il fût dans le Paradis, je serais moins affligée. Il devrait bien y être, car, de son vivant, il était tellement bon qu’il n’aurait pas voulu faire de mal à une mouche.

— Brave femme ! reprit l’étranger, je puis vous donner des nouvelles de votre mari. J’arrive du Paradis où j’ai obtenu à grand’peine une permission de quelques jours pour venir dire à ma mère, qui habite les environs de Redon, que je suis dans le ciel au nombre des élus.

Comme je sortais du Paradis, j’ai aperçu à la porte de ce lieu de délices un pauvre homme qui m’a paru bien à plaindre, et qui suppliait saint Pierre de le laisser entrer.

Le grand portier ne s’est point laissé attendrir et lui a déclaré nettement qu’il ne l’admettrait que lorsqu’il serait décemment habillé. Saint Pierre, qui semble le connaître depuis longtemps déjà, l’appelait Jacques Robert, et je vois à présent que c’est votre homme qui est là bien désolé d’être exclu du séjour des bienheureux.

— Mon Dieu ! qu’a-t-il donc fait ?

— Rien, répondit le saint. Seulement Jacques est dans un bien triste état : il n’a pour se couvrir le corps qu’un méchant drap de lit percé en maint endroit, et un pareil costume est prohibé dans le Paradis.

L’hiver commence à se faire sentir là-bas comme ici, et le pauvre diable grelotte de froid. Il a les mains et les pieds couverts d’engelures.

— Ô ciel ! s’écria la bonne femme, que mon Jacques doit souffrir, lui qui était si friloux[2]. Quand je l’avions à la maison, il était toujours gelé et se fourrait dans la cheminée pour se chauffer à son aise. Malgré cela, ses mains et ses pieds étaient crevés par le froid. Il n’avait pas moins un pouillement ben cossu[3], un bon bonnet de laine pour se garantir les oreilles, un gros gilet de tricot, un caleçon et des bas bien chauds, ce qui ne l’empêchait point d’être gueroué[4]. La nuit il me fallait lui envelopper les jambes dans mon tablier de demi-laine pour les dégourdir.

Mais vous, mon bon monsieur, reprit la veuve Robert, vous aviez donc d’z’habits comme il en faut dans la société des saints ?

— Mais oui, ma bonne femme, sans cela je n’aurais pas été reçu dans le ciel. Quand on m’enterra, l’on eut soin de mettre dans ma bière un habillement complet, de l’argent, du tabac, en un mot tout ce qui m’était indispensable.

— Ah ! mon doux Jésus ! qui aurait su cela ? J’aurions si ben mis toutes ses galicelles[5] les plus propres pour que notre Jacques ne soit pas arrêté en chemin. S’il avait encore sa pipe et son tabac, ça le réchaufferait toujours un brin.

— Estimable femme, dit l’inconnu, je veux vous être agréable : si vous avez quelque chose à faire parvenir à votre mari, je m’en chargerai volontiers. Je retourne dans quelques jours dans le Paradis, et je lui porterai tout ce que vous voudrez.

— Cher saint homme du bon Dieu, répondit la vieille, que vous me faites donc plaisir. Comme je suis aise de pouvoir profiter de l’occasion qui m’est offerte de soulager mon époux. Je cours vous chercher un petit paquet.

La vieille revint un instant après avec une veste de belinge[6] toute neuve, que son mari avait fait faire peu de temps avant sa mort.

— Tenez, dit-elle, en la présentant à l’étranger, v’là qui sera chaud et qui permettra à mon défunt Jacques de passer la mauvaise saison sans trop souffrir du froid.

— Il n’y a qu’un malheur, répondit l’inconnu, c’est qu’on ne porte point d’étoffe comme cela dans le Paradis. Il faut du drap et de bonne qualité.

— Mon Dieu ! dit la veuve Robert, comment faire ? j’ai bien dans une armoire un habit de drap fin, mais il est à mon fils le prêtre ! Ma foi, tant pis, je vas vous le donner tout de même. Le gars aimait tant son père qu’il ne m’en voudra pas de vous l’avoir remis pour lui.

— Ce vêtement peut aller, répondit le saint, en l’examinant avec soin ; mais il faudra des chemises, — une douzaine au moins — et en toile fine, une douzaine de mouchoirs de poche, une paire de souliers, une douzaine de paires de bas de laine, et des bonnets de nuit.

— J’ai tout cela, dit la bonne femme, et je vas vous le bailler. C’est pourtant à mon fils le prêtre !

Et la veuve Robert présenta à l’étranger d’excellentes chemises, une douzaine de grands mouchoirs de poche à carreaux, une paire de souliers, à boucles d’argent, des bas en laine de brebis, etc.

— C’est très bien, reprit le voyageur, mais ça ne suffit pas, voyez-vous, j’aime autant vous le dire tout de suite, car vous ne trouverez probablement jamais une pareille occasion de faire le bien à votre époux.

— Que faut-il donc encore saint homme de Dieu ?

— Avec les effets que vous me confiez pour lui remettre, Jacques Robert sera à coup sûr admis dans le Paradis. Mais c’est que dans ce pays la vie est très chère depuis quelque temps. Ainsi le tabac, par exemple, vaut le double de ce qu’il coûte ici. Puis les vêtements ne sont pas non plus bon marché parce que nous n’avons qu’un marchand d’habits pour tout le monde, et le gaillard abuse de la situation.

Il faudrait donc, continua-t-il, que votre mari ait à sa disposition une petite somme d’argent pour acheter son tabac et renouveler ses vêtements quand ils viendront à s’user.

— C’est vrai, dit la bonne femme, je n’y pensais pas ; et je ne veux cependant point qu’il soit à plaindre dans l’autre monde, lui qui était si bon pour moi.

Elle se dirigea vers son armoire, et tira d’un vieux bas trois cents francs qu’elle remit à l’inconnu.

— C’est bien peu, dit-il, en comptant l’argent. Il en faudrait au moins le double, tout est si cher dans le Paradis.

— Jésus ! s’écria la veuve Robert en soupirant, j’ai bien encore dans un coin de mon armoire de petites éliges[7] que je conservais pour payer ma ferme. Il y a six cents francs environ, je vas vous les bailler. Quand mon fils le prêtre saura que j’ai tout donné ce que je possédais pour soulager son père, il ne m’en voudra pas, je l’espère bien, et il me dédommagera des sacrifices que je fais.

Le saint dit, en serrant la bourse que lui offrait la veuve : « Jacques Robert sera au comble de la joie lorsqu’il recevra cela. Je vous assure, continua-t-il, que quand saint Pierre le verra tout de neuf habillé il s’empressera de le faire entrer dans le royaume des cieux. »

Le messager céleste fit un ballot des effets de l’abbé et après une foule de signes de croix, prit congé de la vieille qui le conduisit jusqu’à la porte, en le comblant de bénédictions et en lui recommandant d’embrasser et de dire mille choses de sa part à son pauvre défunt.


II

Le déjeuner commencé à midi au presbytère de Guichen s’était prolongé assez tard dans la vesprée, ces messieurs aiment tant à causer lorsqu’ils sont à table et qu’ils ont le temps. Aussi quand le jeune vicaire rentra à la brune dans sa chaumière il y avait environ une heure que le voyageur était parti.

L’abbé fut étrangement surpris de voir sa mère toute rayonnante de joie, lui qui appréhendait de la trouver dans les larmes.

— Qu’avez-vous donc ? mère, dit-il en entrant, vous semblez bien joyeuse !

— Ah ! notre gars, répondit la vieille, que n’arrivais-tu plus tôt, tu aurais rencontré un saint qui est venu me donner des nouvelles de ton défunt père.

Figure-toi que Jacques est à la porte du Paradis et ne peut y entrer parce qu’il n’a qu’un drap pour le couvrir ; saint Pierre exige un habillement complet. Pour sûr, mon gars si tu avais entendu comme moi raconter les misères de Jacques là-haut, tu aurais pleuré, ça fendait le cœur ! Quand je pense qu’il souffre ainsi depuis un an ! Pas seulement une hanne[8] à mettre quand il fait froid ! Et tu sais comme moi s’il était frilou, ton pauvre défunt père.

— Mais quel est donc ce saint, ma mère, dit le jeune prêtre, qui vous a donné de pareilles nouvelles ?

— Ah ! mon fils c’est un grand saint, je t’assure. Si au moins tu l’avais ouï prêcher. Il va jusqu’à Redon pour retourner ensuite dans le Paradis. Il a bien voulu se charger d’un paquet pour mon homme ; aussi je lui ai baillé tes chemises, tes bas, tes mouchoirs et ton habit. J’ai pensé, mon gars, que tu avais trop bon cœur pour laisser notre pauvre Jacques guerouer à la porte du bon Dieu.

— Certainement, ma mère, vous avez bien fait mais n’avez-vous rien donné autre chose ?

— Si, mon Jean, ne me gronde pas. Tout est si cher dans le ciel, m’a dit le saint, que je lui ai remis cent écus que j’avais dans mon armoire depuis longtemps et aussi les six cents francs que j’avais éligés pour payer notre ferme. Que veux-tu, ton défunt père pourra fumer au moins sa pipe lui qui aimait tant cela, et acheter des habits neufs quand ceux que je lui envoie seront usés.

— J’aurais été bien aise de voir votre saint, ma mère, reprit l’abbé, pour le remercier de vouloir bien se charger d’une pareille commission pour mon père.

— Il n’y a pas plus d’une heure qu’il est parti, répondit la bonne femme. Je l’ai vu prendre le chemin de Redon. Ton cheval est défatigué, et si tu veux le rattraper il en est encore temps, chargé comme il est, je suis certaine qu’il n’est point rendu au pont du Canut.


III

Jean-Pierre Robert n’écoutait plus sa mère et galopait déjà de toute la vitesse de sa bête sur la route de Redon.

La vieille l’admirait, et s’écriait : « Pauvre gas, comme il est content d’entendre parler de son père ! »

À une lieue de Guichen, Jean aperçut le fripon qui cheminait péniblement avec son fardeau sur les épaules.

Au bruit des pas du cheval de l’abbé, notre homme se détourna et, comprenant l’imminence du danger, franchit d’un bond un fossé qui le séparait d’un grand champ d’ajoncs où il se cacha.

Le prêtre qui l’avait suivi des yeux se disait en lui-même : « Je te tiens, coquin, tu vas me rendre ce que tu as volé à ma mère ». Et il lança sa monture jusqu’au bord du landier.

Descendre de cheval, attacher la bête à la barrière du champs et retrousser sa soutane, fut l’affaire d’un instant. Il fureta ensuite de tous côtés dans la lande pour découvrir le voleur.

Tandis qu’il était occupé à scruter minutieusement chaque touffe d’ajoncs, le fin voleur avait réussi à se glisser jusqu’à l’endroit où était attaché le cheval, et, dénouant le licol, plaçant son ballot sur le devant de la selle, il enfourcha l’animal qui, cravaché jusqu’au sang, se sauva comme s’il avait le feu au derrière.

L’abbé, las de parcourir inutilement le landier qui lui écorchait les jambes, regagna la barrière ; mais resta bien déconfit en ne voyant plus de cheval. Il comprit malheureusement trop tard qu’il était encore dupe de cet effronté fripon. Tout penaud, le jeune prêtre revint à la Faroulais où, sa mère qui l’attendait sur le seuil de la porte lui demanda s’il avait rattrapé le saint.

— Oui, dit-il, et comme il était très chargé, je lui ai offert mon cheval pour lui permettre de retourner plus vite dans le Paradis. »

(Conté par Constant Tual,
couturier à la journée, à Bain).
  1. La piécette est le haut du tablier que les paysannes attachent sur la poitrine.
  2. Frileux.
  3. Habillement bien confortable.
  4. Glacé.
  5. Vêtements.
  6. Grosse étoffe, sorte de bure fabriquée dans le pays.
  7. Épargnes.
  8. Un pantalon.