Contes de la veillée/Légende de sœur Béatrix

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Charpentier (p. 75-97).


LÉGENDE DE SŒUR BÉATRIX


Maria, gratia plena.


Il étoit bien convenu en France, il y a une vingtaine d’années, que tous les trésors de la poésie sont renfermés sans exception dans le Pantheum mythicum de Pomey, et dans le Dictionnaire de la Fable de M. Noël. Un nom inconnu de Phurnutus, une fable ignorée de Paléphate, un récit tendre et touchant qui ne remontoit pas aux Métamorphoses, toute idée qui n’avoit pas passé à la filière éternelle des Grecs et des Romains, étoit réputée barbare. Quand vous en aviez fini avec les Aloïdes, les Phaëtontides, les Méléagrides, les Labdacides, les Danaïdes, les Pélopides, les Atrides, et autres dynasties malencontreuses, fatalement vouées aux Euménides par la docte cabale d’Aristote et surtout par la rime, il ne vous restoit plus qu’un parti à prendre : c’étoit de recommencer, et on recommençoit. La patiente admiration des collèges ne se lassoit jamais de ces beaux mythes qui ne disoient pas la moindre chose à l’esprit et au cœur, mais qui flattoient l’oreille de sons épurés à la douce euphonie des Hellènes. C’étoit Bacchus né avant terme au bruit d’un feu d’artifice, et que Jupiter héberge dans sa cuisse, par l’art de Sabasius, pour y accomplir le temps requis à une gestation naturelle. C’étoit le fils de Tantale, servi aux dieux dans une olla podrida digne des enfers, et dont Minerve, plus affamée que le reste des immortels, est obligée de remplacer l’épaule absente par une omoplate d’ivoire. C’étoit Deucalion repeuplant le monde avec les ossements de sa grand’mère, c’est-à-dire en jetant des pierres derrière lui. C’étoit je ne sais quel autre conte absurde et solennel dont il falloit connoître les détails ridicules, et souvent obscènes ou impies, sous peine de passer pour ignorant et pour stupide aux yeux de la société polie. En revanche, on décernoit des récompenses et des couronnes à l’heureux enfant qui étoit parvenu à rassembler dans sa mémoire le plus grand nombre possible de ces inepties classiques, et s’il m’en souvient bien, le premier prélat du diocèse daignoit imprimer à son triomphe le sceau de sa bénédiction pontificale. Cette méthode d’abrutissement et de dégradation intellectuelle, qui manquoit rarement son effet, s’appeloit l’éducation.

Cependant notre civilisation ne ressembloit plus depuis bien des années à celle qui s’étoit nourrie, pendant tant de siècles, des fables puériles du paganisme. L’ironie de Socrate avoit porté le premier coup aux fantômes des mythologues. Ils s’étoient évanouis sous le fouet de Lucien. Une nouvelle croyance s’étoit introduite, grave, majestueuse, touchante, pleine de mystères sublimes et de sublimes espérances. Avec elle étoient descendus dans le cœur de l’homme une multitude de sentiments que les anciens n’ont point connus, la sainte ferveur de la foi, le noble enthousiasme de la liberté, l’amour, la charité, le pardon des injures. Une poésie, mieux appropriée aux besoins du christianisme, étoit née avec lui, et cette poésie avoit aussi ses mythes et ses histoires. Pourquoi cette nouvelle source d’inspirations merveilleuses et de tendres émotions fut-elle négligée par ces habiles artisans de la parole, qui charment de leurs récits les ennuis et les douleurs de l’humanité ? Pourquoi la légende pieuse et touchante fut-elle reléguée à la veillée des vieilles femmes et des enfants, comme indigne d’occuper les loisirs d’un esprit délicat et d’un auditoire choisi ? C’est ce qui ne peut guère s’expliquer que par l’altération progressive de cette précieuse naïveté dont les âges primitifs tiroient leurs plus pures jouissances, et sans laquelle il n’y a plus de poésie véritable. La poésie d’une époque se compose, en effet, de deux éléments essentiels, la foi sincère de l’homme d’imagination qui croit ce qu’il raconte, et la foi sincère des hommes de sentiment qui croient ce qu’ils entendent raconter. Hors de cet état de confiance et de sympathie réciproques où viennent se confondre des organisations bien assorties, la poésie n’est qu’un vain nom, l’art stérile et insignifiant de mesurer en rhythmes compassés quelques syllabes sonores. Voilà pourquoi nous n’avons plus de poésie dans le sens naïf et original de ce mot, et pourquoi nous n’en aurons pas de longtemps, si nous en avons jamais.

Pour en retrouver de foibles vestiges, il faut feuilleter les vieux livres qui ont été écrits par des hommes simples, ou s’asseoir dans quelque village écarté, au coin du foyer des bonnes gens. C’est là que se retrouvent de touchantes et magnifiques traditions dont personne ne s’est jamais avisé de contester l’autorité, et qui passent de génération en génération, comme un pieux héritage, sur la parole infaillible et respectée des vieillards. Là ne sauroient prévaloir les objections ricaneuses de la demi-instruction, si revêche, si maussade et si sotte, qui ne sait rien à fond, mais qui ne veut rien croire, parce qu’en cherchant la vérité qui est interdite à notre nature, elle n’a gagné que le doute. Les récits qu’on y fait, voyez-vous, ne peuvent donner matière à aucune discussion ; ils défient la critique d’une raison exigeante qui rétrécit l’âme, et d’une philosophie dédaigneuse qui la flétrit ; ils ne sont pas tenus de se renfermer dans les bornes des vraisemblances communes, dans les bornes mêmes de la possibilité, car ce qui n’est pas possible aujourd’hui étoit sans doute possible autrefois, quand le monde, plus jeune et plus innocent, étoit digne encore que Dieu fit pour lui des miracles ; quand les anges et les saints pouvoient se mêler, sans trop déroger de leur grandeur céleste, à des peuples simples et purs dont la vie s’écouloit entre le travail et la pratique des bonnes œuvres. Les faits qu’on vous rapporte n’ont pas besoin, d’ailleurs, de tant d’éclaircissements : n’ont-ils pas le témoignage du vieil aïeul qui les savoit de son aïeul, comme celui-ci d’un autre vieillard qui en a été le témoin oculaire ? Et dans cette longue succession de patriarches nourris dans l’horreur du péché, s’en est-il jamais rencontré un seul qui ait menti ?

Ô vous ! mes amis, que le feu divin qui anima l’homme au jour de sa création n’a pas encore tout à fait abandonnés ; vous qui conservez encore une âme pour croire, pour sentir et pour aimer ; vous qui n’avez pas désespéré de vous-mêmes et de votre avenir, au milieu de ce chaos des nations où l’on désespère de tout, venez participer avec moi à ces enchantements de la parole, qui font revivre à la pensée l’heureuse vie des siècles d’ignorance et de vertu ; mais surtout ne perdons point de temps, je vous en conjure ! Demain peut-être il seroit trop tard ! Le progrès vous a dit : Je marche, et le monstre marche en effet. Comme la mort physique dont parle le poëte latin, l’éducation première, cette mort hideuse de l’intelligence et de l’imagination, frappe au seuil des moindres chaumières. Tous les fléaux que l’écriture traîne après elle, tous les fléaux de l’imprimerie, sa sœur perverse et féconde, menacent d’envahir les derniers asiles de la pudeur antique, de l’innocence et de la piété, sous une escorte de sombres pédants. Quelques jours encore, et ce monde naissant, que la science du mal va saisir au berceau, connoîtra un ridicule alphabet et ne connoîtra plus Dieu ; quelques jours encore, et ce qui reste, hélas ! des enfants de la nature, seront aussi stupides et aussi méchants que leurs maîtres. Hâtons-nous d’écouter les délicieuses histoires du peuple, avant qu’il les ait oubliées, avant qu’il en ait rougi, et que sa chaste poésie, honteuse d’être nue, se soit couverte d’un voile comme Ève exilée du paradis.

J’ai juré, quant à moi, de n’en jamais écouter, de n’en jamais raconter d’autres. Celle que je vais vous dire est tirée d’un vieil hagiographe, nommé Bzovius, continuateur peu connu de Baronius, qui ne l’est guère davantage. Bzovius la regardoit comme parfaitement authentique, et je suis de son avis, car de pareilles choses ne s’inventent point. Aussi me serois-je bien gardé d’y changer la moindre chose dans le fond ; et quant aux différences qu’on pourra trouver dans la forme, il ne faut point les imputer à mon goût, mais à celui de la multitude, qui feroit peu de cas du tableau d’un maître naïf, s’il n’étoit relevé par la bordure et rafraîchi par le vernis. Après cette déclaration, les lecteurs dans lesquels l’amour du beau et du vrai n’est pas altéré par de mauvaises habitudes, sauront à quoi s’en tenir. Ils laisseront là mon pastiche, et liront, s’ils déterrent son bouquin dans les bibliothèques, le bonhomme Bzovius, qui raconte cent fois mieux que moi.

Non loin de la plus haute cime du Jura, mais en redescendant un peu sur son versant occidental, on remarquoit encore, il y a près d’un demi-siècle, un amas de ruines qui avoit appartenu à l’église et au monastère de Notre-Dame-des-Épines-Fleuries. C’est à l’extrémité d’une gorge étroite et profonde, mais beaucoup plus abritée du côté du nord, et qui produit tous les ans, grâce à la faveur de cette exposition, les fleurs les plus rares de la contrée. À une demi-lieue de là, l’extrémité opposée laisse voir aussi les débris d’un antique manoir seigneurial, qui a disparu comme la maison de Dieu. On sait seulement qu’il étoit occupé par une famille très-renommée dans les armes, et que le dernier des nobles chevaliers dont il portoit le nom, mourut à la conquête du tombeau de Jésus-Christ, sans laisser d’héritier pour perpétuer sa race. La veuve inconsolable n’abandonna pas des lieux si propres à entretenir sa mélancolie ; mais le bruit de sa piété se répandit au loin avec ses bienfaits, et une tradition glorieuse consacre à jamais sa mémoire aux respects des générations chrétiennes. Le peuple, qui a oublié tous ses autres titres, l’appelle encore La Sainte.

Un de ces jours où l’hiver, près de finir, se relâche tout à coup de sa rigueur, sous les influences d’un ciel tempéré, La Sainte se promenoit, comme d’habitude, dans la longue avenue de son château, l’esprit occupé de pieuses méditations. Elle arriva ainsi jusqu’aux buissons d’épines qui la terminent encore, et elle ne fut pas peu surprise de voir qu’un de ces arbustes s’étoit chargé déjà de toute sa parure du printemps. Elle se hâta de s’en approcher pour s’assurer que cette apparence n’étoit pas produite par un reste de neige rebelle, et, ravie de le voir couronné en effet d’une multitude innombrable de belles petites étoiles blanches à rayons incarnats, elle en détacha soigneusement un rameau pour le suspendre, dans son oratoire, à une image de la sainte Vierge qu’elle avoit depuis son enfance en grande vénération, et s’en revint joyeuse de lui porter cette offrande innocente. Soit que ce foible tribut fût réellement agréable à la divine mère de Jésus, soit qu’un plaisir particulier qu’on ne sauroit définir soit réservé à la moindre effusion d’un cœur tendre vers l’objet qu’il aime, jamais l’âme de la châtelaine ne s’étoit ouverte à des émotions plus ineffables que dans cette douce soirée. Aussi se promit-elle avec une joie ingénue de retourner tous les jours au buisson fleuri, et d’en rapporter tous les jours une guirlande nouvelle. On peut croire qu’elle fut fidèle à cet engagement.

Un jour, cependant, que le soin des pauvres et des malades l’avoit retenue plus longtemps que d’ordinaire, elle eut beau se presser de gagner son parterre sauvage ; la nuit y arriva avant elle, et on dit qu’elle commençoit à regretter de s’être engagée si avant dans ces solitudes, quand une clarté calme et pure, comme celle qui descend du jour naissant, lui montra soudainement toutes ses épines en fleur. Elle suspendit un instant ses pas, à la pensée que cette lumière pouvoit provenir d’une halte de brigands, car il étoit impossible d’imaginer qu’elle fût produite par des myriades de vers luisants, éclos avant leur saison. L’année étoit encore trop éloignée alors des nuits tièdes et pacifiques de l’été. Toutefois, l’obligation qu’elle s’étoit imposée venant se présenter à son esprit et ranimer un peu son courage, elle marcha légèrement, en retenant son haleine, vers le buisson aux blanches fleurs, saisit d’une main tremblante une branche, qui sembla tomber d’elle-même entre ses doigts, tant elle fit peu de résistance, et reprit le chemin du manoir, sans oser regarder derrière elle.

Durant toute la nuit suivante, la sainte dame réfléchit à ce phénomène, sans pouvoir l’expliquer ; et, comme elle avoit à cœur d’en pénétrer le mystère, dès le lendemain, à la même heure du soir, elle se rendit aux buissons, en compagnie d’un serviteur fidèle et de son vieux chapelain. La douce lumière y régnoit ainsi que la veille, et sembloit devenir, à mesure qu’ils approchoient, plus vive et plus rayonnante. Ils s’arrêtèrent alors, et se mirent à genoux, parce qu’il leur sembla que cette lumière venoit du ciel ; après quoi le bon prêtre se leva seul, fit quelques pas respectueux vers les épines fleuries, en chantant une hymne de l’église, et les détourna sans efforts, car elles s’ouvrirent comme un voile. Le spectacle qui s’offrit en ce moment à leurs regards les frappa d’une telle admiration, qu’ils restèrent longtemps immobiles, tout pénétrés de reconnoissance et de joie. C’étoit une image de la sainte Vierge, taillée avec simplicité dans un bois grossier, animée des couleurs de la vie par un pinceau peu savant, et revêtue d’habits qui ne révéloient qu’un luxe naïf ; mais c’étoit d’elle qu’émanoit la splendeur miraculeuse dont ces lieux étoient éclairés. « Je vous salue, Marie, pleine de grâces, » dit enfin le chapelain prosterné ; et au murmure harmonieux qui s’éleva dans tous les bois, quand il eut prononcé ces paroles, on auroit pu croire qu’elles étoient répétées par le chœur des anges. Il récita ensuite, avec solennité, ces admirables litanies où la foi a parlé sans le savoir le langage de la poésie la plus élevée ; et, après de nouveaux actes d’adoration, il souleva la statue entre ses mains, afin de la transporter au château où elle devoit trouver un sanctuaire plus digne d’elle, pendant que la dame et le valet, les mains jointes et le front incliné, le suivoient lentement en s’unissant à ses prières.

Je n’ai pas besoin de dire que l’image merveilleuse fut placée dans une niche élégante, qu’elle fut entourée de flambeaux odorants, baignée de parfums, chargée d’une riche couronne, et saluée, jusqu’au milieu de la nuit, du cantique des fidèles. Cependant, le matin, on ne la retrouva plus, et l’alarme fut vive parmi tous ces chrétiens que sa conquête avoit comblés d’un bonheur si pur. Quel péché inconnu pouvoit avoir attiré cette disgrâce au manoir de La Sainte ? Pourquoi la Vierge céleste l’avoit-elle quitté ? Quel nouveau séjour avoit-elle choisi ? On le devine sans doute. La bienheureuse mère de Jésus avoit préféré l’ombre modeste de ses buissons favoris à l’éclat d’une demeure mondaine. Elle étoit retournée, au milieu de la fraîcheur des bois, goûter la paix de sa solitude et les douces exhalaisons de ses fleurs. Tous les habitants du château s’y rendirent dans la soirée, et l’y trouvèrent, plus resplendissante que la veille. Ils tombèrent à genoux dans un respectueux silence.

« Puissante reine des anges ! dit la châtelaine, c’est ici la demeure que vous préférez. Votre volonté sera faite. »

Et peu de temps après, en effet, un temple embelli de tous les ornements que prodiguoit l’architecte inspiré en ces siècles d’imagination et de sentiment, s’éleva autour de l’image révérée. Les grands de la terre la voulurent enrichir de leurs dons, les rois la dotèrent d’un tabernacle d’or pur. La renommée de ses miracles se répandit au loin dans tout le monde chrétien, et appela dans la vallée une multitude de femmes pieuses qui s’y rangèrent sous la règle d’un monastère. La sainte veuve, plus touchée que jamais des lumières de la grâce, ne put refuser le titre de supérieure de cette maison. Elle y mourut pleine de jours, après une vie de bonnes œuvres, d’exemples et de sacrifices, qui s’exhala comme un parfum au pied des autels de la Vierge.

Telle est, suivant les chroniques manuscrites de la province, l’origine de l’église et du couvent de Notre-Dame-des-Épines-Fleuries.

Deux siècles s’étoient écoulés depuis la mort de La Sainte, et une jeune vierge de sa famille étoit encore, suivant l’usage, sœur custode du saint tabernacle ; ce qui veut dire qu’elle en avoit la garde, et que c’étoit à elle qu’il appartenoit d’ouvrir le tabernacle aux jours solennels où l’image miraculeuse était offerte à la piété du peuple. C’est elle qui avoit soin d’entretenir l’élégance toujours nouvelle de sa parure ; d’en chasser la poussière et les insectes malfaisants ; de recueillir, pour composer sa couronne ou pour orner son autel, les fleurs du jardin les plus gracieuses dans leur port et les plus chastes dans leur couleur ; d’en former des festons, des guirlandes et des bouquets qui attiroient à leur tour, par le grand vitrail ouvert au soleil levant, une multitude de papillons de pourpre et d’azur, fleurs volantes de la solitude. Parmi ces innocents tributs, la fleur de l’épine étoit toujours préférée dans sa saison ; et, contrefaite pour toutes les autres avec un art dont les bonnes religieuses avoient dès lors dérobé le secret à la nature, elle reposoit sur le sein de la belle madone, en touffe épaisse nouée d’un ruban d’argent. Les papillons eux-mêmes auroient pu s’y tromper quelquefois, mais ils n’osoient s’arrêter sur ces fleurs célestes qui n’étoient pas faites pour eux.

La sœur custode s’appeloit alors Béatrix. Âgée de dix-huit ans tout au plus, elle avoit, à peine entendu dire qu’elle fût belle, car elle étoit entrée à quinze ans dans la maison de la sainte Vierge, aussi pure que ses fleurs. Il y a un âge heureux ou funeste où le cœur d’une jeune fille comprend qu’il est créé pour aimer, et Béatrix y étoit parvenue ; mais ce besoin, d’abord vague et inquiet, n’avoit fait que lui rendre ses devoirs plus chers. Incapable de s’expliquer alors les mouvements secrets dont elle étoit agitée, elle les avoit pris pour l’instinct d’une pieuse ferveur qui s’accuse de n’être pas assez ardente, et qui se croit encore obligée envers ce qu’elle aime, tant qu’elle ne l’aime pas jusqu’à l’enthousiasme et jusqu’au délire. L’objet inconnu de ces transports échappoit à son inexpérience ; et parmi ceux qui tomboient, si l’on peut s’exprimer ainsi, sous les sens de son âme ingénue, la sainte Vierge seule lui paroissoit digne de cette adoration passionnée, à laquelle sa vie pouvoit à peine suffire. Ce culte de tous les moments étoit devenu l’unique occupation de sa pensée, le charme unique de sa solitude ; il remplissoit jusqu’à ses rêves de mystérieuses langueurs et d’ineffables transports. On la voyoit souvent prosternée devant le tabernacle, exhalant vers sa divine protectrice des prières entre-coupées de sanglots, ou mouillant le parvis de ses pleurs ; et la Vierge céleste sourioit sans doute, du haut de son trône éternel, à cette heureuse et tendre méprise de l’innocence, car la sainte Vierge aimoit Béatrix et se plaisoit à en être aimée. Elle avoit lu d’ailleurs peut-être dans le cœur de Béatrix qu’elle en seroit aimée toujours.

Il arriva dans ce temps-là un événement qui souleva le voile sous lequel le secret de Béatrix avoit été si longtemps caché pour elle-même. Un jeune seigneur des environs, attaqué par des assassins, fut laissé pour mort dans la forêt ; et quoiqu’il conservât tout au plus les foibles apparences d’une existence prête à s’éteindre, les serviteurs du monastère le transportèrent dans leur infirmerie. Comme les filles des châtelains possédoient à cette époque, dès leur première jeunesse, le formulaire des recettes et l’art des pansements, Béatrix fut envoyée par ses sœurs au secours de l’agonisant. Elle mit en œuvre tout ce qu’elle avoit appris de cette utile science, mais elle comptoit davantage sur l’intercession de la Vierge miraculeuse ; et ses longues et laborieuses veilles, partagées entre les soins de la garde-malade et les prières de la servante de Marie, obtinrent tout le succès qu’elle en avoit espéré. Raymond rouvrit ses yeux à la lumière et reconnut sa libératrice : il l’avoit vue quelquefois dans le château même où elle étoit née.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, Béatrix, est-ce vous que je retrouve ? vous que j’ai tant aimée dans mon enfance, et que l’aveu trop vite oublié de votre père et du mien m’avoit permis d’espérer pour épouse ! Par quel funeste hasard vous ai-je revue, enchaînée dans les liens d’une vie qui n’est pas faite pour vous, et séparée sans retour de ce monde brillant dont vous étiez l’ornement ? Ah ! si vous avez choisi de vous-même cet état de solitude et d’abnégation, Béatrix, je vous le jure, c’est que vous ne connoissiez pas encore votre cœur. L’engagement que vous avez contracté, dans l’ignorance où vous étiez des sentiments naturels à tout ce qui respire, est nul devant Dieu comme devant les hommes. Vous avez trahi sans le savoir votre destinée d’amante, et d’épouse et de mère ! Vous vous êtes condamnée, pauvre et chère enfant, à des jours d’ennui, d’amertume et de dégoût, dont aucun plaisir n’adoucira désormais la longue tristesse ! Il est cependant si doux d’aimer, si doux d’être aimé, si doux de revivre par ce que l’on aime dans des objets que l’on aime ! Les joies pures d’une affection qui double, qui multiplie la vie ; la tendresse d’un ami qui vous adore, qui embellit tous vos moments, par des fêtes nouvelles, qui n’existe que pour vous chérir et pour vous plaire ; les caresses innocentes de ces jolis enfants, si frais, si gracieux, si joyeux d’être, et qu’un caprice barbare auroit abandonnés au néant ! voilà ce que vous avez perdu ! voilà ce que vous auriez perdu, ma Béatrix, si une obstination aveugle vous retenoit dans l’abîme où vous vous êtes plongée ! Mais non, continua-t-il avec une expansion plus vive encore, tu ne méconnoîtras point les intentions de ton Dieu et du mien, qui ne nous a rapprochés que pour nous réunir à jamais ! Tu te rendras aux vœux de l’amour qui t’implore et qui t’éclaire ! Tu seras l’épouse de ton Raymond, comme tu es sa sœur et sa bien-aimée ! Ne détourne pas de lui tes yeux pleins de larmes ! Ne lui arrache pas ta main qui tremble dans les siennes ! Dis-lui que tu es disposée à le suivre et à ne plus le quitter !… »

Béatrix ne répondit point ; elle n’avoit pu trouver des expressions pour rendre ce qu’elle éprouvoit. Elle s’échappa des bras affoiblis de Raymond, s’éloigna troublée, éperdue, palpitante, et alla tomber aux pieds de la Vierge, sa consolation et son appui. Elle y pleura comme auparavant, mais ce n’était plus d’une émotion inconnue et sans objet ; c’étoit d’un sentiment plus puissant que la piété, plus puissant que la honte, plus puissant, hélas ! que cette Vierge sainte dont elle appeloit en vain le secours ; et ses pleurs, cette fois, étoient amers et brûlants. On la vit plusieurs jours de suite, prosternée et suppliante, et on ne s’en étonna point, parce que tout le monde connoissoit dans le couvent sa dévotion passionnée pour Notre-Dame-des-Épines-Fleuries. Elle passoit le reste de ses heures dans la chambre du blessé, dont la guérison avoit cependant cessé d’exiger des soins assidus.

Un soir, à l’heure où l’église est fermée, où toutes les sœurs sont retirées dans leurs cellules, où tout se tait jusqu’à la prière, voici Béatrix qui gagne le chœur à pas lents, qui dépose sa lampe sur l’autel, qui ouvre d’une main tremblante la porte du tabernacle, qui se détourne en frémissant et en baissant les yeux, comme si elle craignoit que la reine des anges ne la foudroyât d’un regard, et qui se jette à genoux. Elle veut parler, et les paroles meurent sur ses lèvres, ou se perdent dans ses sanglots. Elle enveloppe son front de son voile et de ses mains ; elle essaie de se raffermir et de se calmer ; elle tente un dernier effort ; elle parvient à arracher de son cœur quelques accents confus, sans savoir si elle profère une prière ou un blasphème.

« Ô céleste bienfaitrice de ma jeunesse ! dit-elle, ô vous que j’ai si longtemps uniquement aimée, et qui restez toujours la plus chère souveraine de mon âme, à quelque indigne partage que je vous fasse descendre ! ô Marie, divine Marie ! pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Pourquoi avez-vous permis que votre Béatrix tombât en proie aux horribles passions de l’enfer ? Vous savez, hélas ! si j’ai cédé sans combats à celle qui me dévore ! Aujourd’hui, c’en est fait, Marie, et c’en est fait pour jamais ! je ne vous servirai plus, car je ne suis plus digne de vous servir. J’irai cacher loin de vous l’éternel regret de ma faute, le deuil éternel de mon innocence que vous n’avez pas, vous-même, le pouvoir de me rendre. Souffrez cependant, ô Marie, que j’ose vous adorer encore ! prenez en compassion les larmes que je répands, et qui prouvent du moins combien je suis restée étrangère aux lâches trahisons de mes sens ! accueillez le dernier de mes hommages comme vous avez accueilli tous les autres ; ou plutôt, si mon zèle pour vos autels fut digne de quelque reconnoissance, envoyez la mort à l’infortunée qui vous implore, avant qu’elle vous ait quittée ! »

En achevant ces paroles, Béatrix se leva, s’approcha, tremblante, de l’image de la sainte Vierge, la para de nouvelles fleurs, se saisit de celles qu’elle venoit de remplacer, et, honteuse pour la première fois de l’usage pieux qu’elle n’avoit plus le droit d’en faire, elle les pressa sur son cœur, dans le sachet bénit du scapulaire, pour ne jamais s’en séparer. Après cela, elle jeta un dernier regard sur le tabernacle, poussa un cri de terreur et s’enfuit.

La nuit suivante, une voiture rapide entraîna loin du couvent le beau chevalier blessé, et une jeune religieuse, infidèle à ses vœux, qui l’accompagnoit.

La première année qui s’écoula depuis fut presque tout entière dans l’ivresse d’une passion satisfaite. Le monde même étoit pour Béatrix un spectacle nouveau, inépuisable en jouissances. L’amour multiplioit autour d’elle tous les moyens de séduction qui pouvoient perpétuer son erreur et achever sa perte ; elle ne sortoit des rêves de la volupté que pour s’éveiller au milieu de la joie des festins, parmi les jeux des baladins et les concerts des ménestrels ; sa vie étoit une fête insensée, où la voix sérieuse de la réflexion, étouffée par les clameurs de l’orgie, auroit essayé vainement de se faire entendre ; et cependant Marie n’étoit pas tout à fait sortie de son souvenir. Plus d’une fois, dans les apprêts de sa toilette, son scapulaire s’étoit machinalement ouvert sous ses doigts. Plus d’une fois elle avoit laissé tomber sur le bouquet flétri de la Vierge un regard et une larme. La prière avoit monté plus d’une fois jusqu’à ses lèvres, comme une flamme cachée que la cendre n’a pu contenir, mais elle s’y étoit éteinte sous les baisers de son ravisseur ; et, dans son délire même, quelque chose lui disoit encore qu’une prière l’auroit sauvée !

Elle ne tarda pas d’éprouver qu’il n’y a d’amour durable que celui qui est épuré par la religion ; que l’amour seul du Seigneur et de Marie échappe aux vicissitudes de nos sentiments ; que, seul entre toutes nos affections, il semble s’accroître et se fortifier par le temps, pendant que les autres brûlent si vives et se consument si vite dans nos cœurs de cendre. Cependant elle aimait Raymond autant qu’elle pouvoit aimer, mais un jour arriva où elle comprit que Raymond ne l’aimoit plus. Ce jour lui fit prévoir le jour, plus horrible encore, où elle seroit tout à fait abandonnée de celui pour qui elle avoit abandonné l’autel, et ce jour redouté arriva aussi. Béatrix se trouva sans appui sur la terre, hélas ! et sans appui dans le ciel. Elle chercha en vain une consolation dans ses souvenirs, un refuge dans ses espérances. Les fleurs du scapulaire s’étoient flétries comme celles du bonheur. La source des larmes et de la prière étoit tarie. La destinée que s’étoit faite Béatrix venoit de s’accomplir. L’infortunée accepta sa damnation. Plus on tombe de haut dans le chemin de la vertu, plus la chute a d’ignominie, plus elle est irréparable, et c’est de haut que Béatrix étoit tombée. Elle s’effraya d’abord de son opprobre, et puis elle finit par en contracter l’habitude, parce que le ressort de son âme s’étoit brisé. Quinze années s’écoulèrent ainsi, et pendant quinze ans, l’ange tutélaire que le baptême avoit donné à son berceau, l’ange au cœur de frère qui l’avoit tant aimée, se voila de ses ailes et pleura.

Oh ! que ces années fugitives emportèrent de trésors avec elles ! l’innocence, la pudeur, la jeunesse, la beauté, l’amour, ces roses de la vie qui ne fleurissent qu’une fois, et jusqu’au sentiment de la conscience qui dédommage de toutes les autres pertes ! Les bijoux qui l’avoient autrefois parée, tributs impies que la débauche paye au crime, lui fournirent quelque temps une ressource trop prompte à s’épuiser. Elle demeura seule, délaissée, objet de mépris pour les autres comme pour elle-même, livrée aux dédains insolents du vice, et odieuse à la vertu, exemple rebutant de honte et de misère que les mères montroient à leurs enfants pour les détourner du péché ! Elle se lassa d’être à charge à la pitié, de ne recevoir que des aumônes qu’une pieuse répugnance clouoit souvent aux mains de la charité, de n’être secourue à l’écart que par des gens qui avoient la rougeur sur le front, en lui accordant un peu de pain. Un jour, elle s’enveloppa de ses haillons, qui avoient été dans leur fraîcheur une riche toilette ; elle résolut d’aller demander les aliments de la journée ou l’asile de la nuit à ceux qui ne l’avoient pas connue ! Elle se flatta de cacher son infamie dans son malheur ; elle partit, la pauvre mendiante, sans autre bien que les fleurs qu’elle avoit autrefois ravies au bouquet de la Vierge, et qui tomboient, une à une, en poussière, sous ses lèvres desséchées !

Béatrix étoit jeune encore, mais la honte et la faim avoient imprimé sur son front ces traces hideuses qui révèlent une vieillesse hâtive. Quand sa figure pâle et muette imploroit timidement les secours des passants, quand sa main blanche et délicate s’ouvroit en frémissant à leurs dons, il n’étoit personne qui ne sentit qu’elle avoit dû avoir d’autres destinées sur la terre. Les plus indifférents s’arrêtoient devant elle avec un regard amer qui sembloit dire : Ô ma fille ! comment êtes-vous tombée ?…

— Et son regard, à elle, ne répondoit plus ; car il y avoit longtemps qu’elle ne pouvoit plus pleurer. Elle marcha longtemps, longtemps : son voyage sembloit ne devoir aboutir qu’à la mort. Un jour surtout, elle avoit parcouru, depuis le lever du soleil, sur le revers d’une montagne nue, un sentier âpre et raboteux, sans que l’aspect d’aucune maison vint consoler sa lassitude ; elle avoit eu pour seul aliment quelques racines sans saveur arrachées aux fentes des rochers ; sa chaussure en lambeaux venoit d’abandonner ses pieds sanglants ; elle se sentoit défaillir de fatigue et de besoin, lorsqu’à la nuit close, elle fut frappée tout à coup de l’aspect d’une longue ligne de lumières qui annonçoient une vaste habitation, et vers lesquelles elle se dirigea de toutes les forces qui lui restoient ; mais, au signal d’une cloche argentine dont le son réveilla dans son cœur un étrange et vague souvenir, tous les feux s’éteignirent à la fois, et il n’y eut plus autour d’elle que la nuit et le silence. Elle fit cependant quelques pas encore, les bras étendus, et ses mains tremblantes s’appuyèrent contre une porte fermée. Elle s’y soutint un moment, comme pour reprendre baleine ; elle essaya de s’y attacher pour ne pas tomber ; ses doigts débiles la trahirent ; ils glissèrent sous le poids de son corps : Ô sainte Vierge ! s’écria-t-elle, pourquoi vous ai-je quittée !… Et la malheureuse Béatrix s’évanouit sur le seuil.

Que la colère du ciel soit légère aux coupables ! De pareilles nuits expient toute une vie de désordre ! La fraîcheur saisissante du matin commençoit à peine à ranimer en elle un sentiment confus et douloureux d’existence, quand elle s’aperçut qu’elle n’étoit pas seule. Une femme agenouillée à ses côtés soulevoit sa tête avec précaution, et la regardoit fixement dans l’attitude d’une curiosité inquiète, en attendant qu’elle fût tout à fait revenue à elle-même.

« Dieu soit béni à jamais, dit la bonne tourière, de nous envoyer de si bonne heure un acte de piété à exercer et un malheur à secourir ! C’est un événement d’heureux augure pour la glorieuse fête de la sainte Vierge que nous célébrons aujourd’hui ! Mais comment se fait-il, ma chère enfant, que vous n’ayez pas pensé à tirer la cloche ou à frapper du marteau ? Il n’y a point d’heure où vos sœurs en Jésus-Christ n’eussent été prêtes à vous recevoir. Bien, bien !… ne me répondez pas maintenant, pauvre brebis égarée ! Fortifiez-vous de ce bouillon que j’ai chauffé à la hâte, aussitôt que je vous ai aperçue ; goûtez ce vin généreux qui rendra la chaleur à votre estomac et la souplesse à vos membres endoloris. Faites-moi signe que vous êtes mieux. Buvez, buvez tout, et maintenant, avant de vous lever, si vous n’en avez pas encore la force, enveloppez-vous de cette mante que j’ai jetée sur vos épaules ; donnez-moi entre mes mains vos petites mains si froides, pour que j’y rappelle le sang et la vie. Sentez-vous déjà vos doigts se dégourdir sous mon haleine ? Oh ! vous serez bien tout à l’heure ! »

Béatrix, pénétrée d’attendrissement, se saisit des mains de la digne religieuse et les pressa à plusieurs reprises sur ses lèvres.

— Je suis bien déjà, lui dit-elle, et je me sens en état d’aller remercier Dieu de la grâce qu’il m’a faite en me dirigeant vers cette sainte maison. Seulement, pour que je puisse la comprendre dans mes prières, ayez la bonté de m’apprendre où je suis.

— Et où seriez-vous, répliqua la tourière, si ce n’est à Notre-Dame-des-Épines-Fleuries, puisqu’il n’y a point d’autre monastère dans ces solitudes à plus de cinq lieues à la ronde ?

— Notre-Dame-des-Épines-Fleuries ! s’écria Béatrix avec un cri de joie que suivirent aussitôt les marques de la plus profonde consternation ; Notre-Dame-des-Épines-Fleuries ! reprit-elle en laissant tomber sa tête sur son sein ; le Seigneur ait pitié de moi !

— Eh quoi ! ma fille, dit la charitable hospitalière, ne le saviez-vous pas ? Il est vrai que vous paraissez venir de bien loin, car je n’ai jamais vu d’habillements de femme qui ressemblassent aux vôtres. Mais Notre-Dame-des-Épines-Fleuries ne borne pas sa protection aux habitants du pays. Vous n’ignorez pas, si vous en avez ouï parler, qu’elle est bonne pour tout le monde.

— Je la connois, et je l’ai servie, répondit Béatrix ; mais je viens de bien loin, comme vous dites, ma mère, et il n’est pas étonnant que mes yeux n’aient point reconnu d’abord ce séjour de paix et de bénédiction. Voilà cependant l’église, et le couvent, et les buissons d’épines où j’ai cueilli tant de fleurs. Hélas ! ils fleurissent toujours !… J’étois si jeune cependant quand je les ai quittés !… C’étoit du temps, continua-t-elle en relevant son front vers le ciel avec cette expression résolue que donne aux remords d’un chrétien l’abnégation de lui-même, c’étoit du temps où sœur Béatrix étoit custode de la sainte chapelle. Ma mère, vous en souvenez-vous ?

— Comment l’aurois-je oublié, mon enfant, puisque sœur Béatrix n’a jamais cessé d’être custode de la sainte chapelle ? — puisqu’elle est restée jusqu’aujourd’hui parmi nous, et qu’elle restera longtemps, j’espère, un sujet d’édification pour toute la communauté ; — puisque, après la protection de la sainte Vierge, nous ne connoissons point d’appui plus assuré devant le ciel ?

— Je ne parle point de celle-là, interrompit Béatrix en soupirant amèrement ; je parle d’une autre Béatrix qui a fini sa vie dans le péché, et qui occupoit la même place il y a seize ans.

— Le bon Dieu ne vous punira pas de ces paroles insensées, dit la tourière en la rapprochant de son sein. La détresse et la maladie qui altèrent vos esprits ont troublé votre mémoire de ces tristes visions. Il y a plus de seize ans que j’habite ce couvent, et je n’y ai jamais connu d’autre custode de la sainte chapelle que sœur Béatrix. Au reste, puisque vous êtes décidée à présenter à Notre-Dame un acte d’adoration, pendant que je vous préparerai un lit, allez, ma sœur, allez au pied du tabernacle ; vous y trouverez déjà Béatrix, et vous la reconnoîtrez aisément, car la bonté divine a permis qu’elle ne perdît pas en vieillissant une des grâces de sa jeunesse. Je vous retrouverai tout à l’heure, pour ne plus vous quitter jusqu’à votre entier rétablissement.

En achevant ces paroles, la tourière rentra dans le cloître. Béatrix gagna en chancelant l’escalier de l’église, s’agenouilla sur le parvis, et le frappa de sa tête ; puis s’enhardit un peu, se leva, et, de colonne en colonne, s’avança jusqu’à la grille, où elle retomba sur ses genoux. À travers le nuage dont sa vue étoit obscurcie, elle avoit distingué la sœur custode qui étoit debout devant le tabernacle.

Peu à peu, la sœur se rapprochoit d’elle en faisant sa revue ordinaire du saint lieu, rendant la flamme aux lampes éteintes, ou remplaçant les guirlandes de la veille par de nouvelles guirlandes. Béatrix ne pouvoit en croire ses yeux. Cette sœur, c’étoit elle-même, non telle que l’âge, le vice et le désespoir l’avoient faite, mais telle qu’elle avoit dû être aux jours innocents de sa jeunesse. Étoit-ce une illusion produite par le remords ? Étoit-ce un châtiment miraculeux, anticipé sur ceux que lui réservoit la malédiction céleste ? Dans le doute, elle cacha sa tête dans ses mains, et la reposa immobile contre les barreaux de la grille, en balbutiant du bout des lèvres les plus tendres de ses prières d’autrefois.

Et cependant la sœur custode marchoit toujours. Déjà les plis de ses vêtements avoient effleuré les barreaux, Béatrix accablée n’osoit respirer.

— C’est toi, chère Béatrix, dit la sœur d’une voix dont aucune parole humaine ne peut exprimer la douceur. Je n’ai pas besoin de te voir pour te reconnoître, car tes prières viennent à moi telles que je les ai jadis entendues. Il y a longtemps que je t’attendois ; mais, comme j’étois sûre de ton retour, je pris ta place le jour où tu m’as quittée, pour qu’il n’y eût personne qui s’aperçût de ton absence. Tu sais maintenant ce que valent les plaisirs et le bonheur dont l’image t’avoit séduite, et tu ne t’en iras plus. C’est, entre nous, pour le siècle et pour l’éternité. Rentre donc avec confiance dans le rang que tu occupois parmi mes filles. Tu trouveras dans ta cellule, dont tu n’as pas oublié le chemin, l’habit que tu y avois laissé, et tu revêtiras avec lui ta première innocence, dont il est l’emblème ; c’est une grâce peu commune que je devois à ton amour, et que j’ai obtenue pour ton repentir. Adieu, sœur custode de Marie ! Aimez Marie comme elle vous a aimée !

C’étoit Marie, en effet ; et quand Béatrix éperdue releva vers elle ses yeux inondés de larmes, quand elle étendit vers elle ses bras palpitants, en lui jetant une action de grâces brisée par ses sanglots, elle vit la sainte Vierge monter les degrés de l’autel, rouvrir la porte du tabernacle, et s’y rasseoir dans sa gloire céleste sous son auréole d’or et sous ses festons d’épines fleuries.

Béatrix ne redescendit pas au chœur sans émotion. Elle alloit revoir ses compagnes dont elle avoit trahi la foi, et qui avoient vieilli, exemptes de reproche, dans la pratique d’un devoir austère. Elle se glissa parmi ses sœurs, le front baissé, et prête à s’humilier au premier cri qui annonceroit sa réprobation. Le cœur vivement agité, elle prêta une oreille attentive à leurs voix, et elle n’entendit rien. Comme aucune d’elles n’avoit remarqué son départ, aucune d’elle ne fit attention à son retour. Elle se précipita aux pieds de la sainte Vierge, qui ne lui avoit jamais paru si belle, et qui sembloit lui sourire. Dans les rêves de sa vie d’illusions, elle n’avoit rien compris qui approchât d’un tel bonheur.

La divine fête de Marie (car je crois avoir dit que ceci se passoit le jour de l’Assomption) s’accomplit dans un mélange de recueillement et d’extase dont les plus belles des solennités passées avoient à peine donné l’idée à cette communauté de vierges, sans tache comme leur reine. Les unes avoient vu tomber du tabernacle des lumières miraculeuses, les autres avoient entendu le chant des anges se mêler à leurs chants pieux, et s’étoient arrêtées de respect pour n’en pas troubler la céleste harmonie. On se racontoit avec mystère qu’il y avait ce jour-là une fête dans le paradis, comme dans le monastère des Épines-Fleuries ; et, par un phénomène étranger à cette saison, toutes les épines de la contrée avoient refleuri, de sorte que ce n’étoit, au dehors comme au dedans, que printemps et parfums. C’est qu’une âme étoit rentrée dans le sein du Seigneur, dépouillée de toutes les infirmités et de toutes les ignominies de notre condition, et qu’il n’y a point de fête qui soit plus agréable aux saints.

Une seule inquiétude obscurcit un moment l’innocente joie des colombes de la Vierge. Une pauvre femme, toute souffreteuse et toute malade, s’étoit assise le matin sur le seuil du monastère. La tourière l’avoit vue, elle l’avoit imparfaitement soulagée ; elle avoit disposé pour elle un lit doux et tiède où reposer ses membres débiles, affoiblis par la privation, et depuis elle l’avoit inutilement cherchée. Cette malheureuse créature avoit disparu sans qu’on en retrouvât aucune trace, mais on pensoit que sœur Béatrix pouvoit l’avoir aperçue à l’église où elle s’étoit réfugiée.

— Rassurez-vous, mes sœurs, dit Béatrix émue jusqu’aux larmes de ces tendres soucis ; rassurez-vous, continua-t-elle en pressant la tourière contre son sein ; j’ai vu cette pauvre femme et je sais ce qu’elle est devenue. Elle est bien, mes sœurs, elle est heureuse, plus heureuse qu’elle ne le mérite et que vous n’auriez pu l’espérer pour elle.

Cette réponse apaisa toutes les craintes ; mais elle fut remarquée, parce que c’étoit la première parole sévère qui fût sortie de la bouche de Béatrix.

Après cela toute l’existence de Béatrix s’écoula comme un seul jour, comme ce jour de l’avenir qui est promis aux élus du Seigneur, sans ennui, sans regrets, sans crainte, sans autre émotion, car les cœurs sensibles ne peuvent s’en passer tout à fait, que celle de la piété envers Dieu et de la charité envers les hommes. Elle vécut un siècle sans avoir paru vieillir, parce qu’il n’y a que les mauvaises passions de l’âme qui vieillissent le corps. La vie des bons est une jeunesse perpétuelle.

Béatrix mourut cependant, ou plutôt elle s’endormit avec calme dans ce sommeil passager du tombeau qui sépare le temps de l’éternité. L’Église honora sa mémoire d’un souvenir glorieux. Elle la plaça au rang des saints.

Bzovius, qui a examiné cette histoire avec le grave esprit de critique dont les auteurs canoniques offrent tant d’exemples, est bien convaincu qu’elle a mérité cet honneur par sa tendre fidélité à la sainte Vierge, car c’est, dit-il, le pur amour qui fait les saints ; et je le déclare, avec peu d’autorité, j’en conviens, mais dans la sincérité de mon esprit et de mon cœur : Tant que l’école de Luther et de Voltaire ne m’aura pas offert un récit plus touchant que le sien, je m’en tiendrai à l’opinion de Bzovius.