Contes de la veillée/Les Aveugles de Chamouny

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 99-128).


LES AVEUGLES DE CHAMOUNY.



Je voyois pour la seconde fois cette belle et mélancolique vallée de Chamouny que je ne dois plus revoir !

J’avois parcouru avec un plaisir nouveau cette gracieuse forêt de sapins qui enveloppe le village des Bois. J’arrivois à cette petite esplanade, de jour en jour envahie par les glaciers, que dominent d’une manière si majestueuse les plus belles aiguilles des Alpes, et qui aboutit par une pente presque insensible à la source pittoresque de l’Arveyron. Je voulois contempler encore son portique de cristal azuré qui tous les ans change d’aspect, et demander quelques émotions à ces grandes scènes de la nature. Mon cœur fatigué en avoit besoin.

Je n’avois pas fait trente pas que je m’aperçus, non sans étonnement, que Puck n’étoit pas près de moi. — Hélas ! vous ne l’auriez pas décidé à s’éloigner de son maître, au prix du macaron le plus friand, de la gimblette la plus délicate ; — il tarda même un peu à se rendre à mon appel, et je commençois à m’inquiéter, quand il revint, mon joli Puck, avec la contenance embarrassée de la crainte, et cependant avec la confiance caressante de l’amitié, le corps arrondi en demi-cerceau, le regard humide et suppliant, la tête si basse, si basse, que ses oreilles traînoient jusqu’à terre comme celles du chien de Zadig… Puck étoit aussi un épagneul.

Si vous aviez vu Puck dans cette posture, vous n’auriez pas eu la force de vous fâcher.

Je ne me fâchai point ; mais il repartit, puis il revint encore, et à mesure que ce jeu se renouveloit, je me rapprochois sur sa trace du point d’attraction qui l’appeloit, jusqu’à ce qu’également attiré par des sympathies parfaitement isogènes ou, si comme moi vous l’aimez mieux, par deux puissances tout à fait semblables, il resta immobile comme le battant aimanté entre deux timbres de fer placés à égale distance.

Sur le banc du rocher dont Puck me séparoit avec une précision si exacte que le compas infaillible de La Place n’auroit trouvé, ni d’un côté ni de l’autre, le moyen d’insérer un seul point géométrique, étoit assis un jeune homme de la figure la plus aimable, de la physionomie la plus touchante, vêtu d’une blouse bleu de ciel, en manière de tunique, et la main armée d’un long bâton de cytise recourbé par le haut, ajustement singulier qui lui donnoit quelque ressemblance avec les bergers antiques du Poussin. Des cheveux blonds et bouclés s’arrondissoient en larges anneaux autour de son cou nu, et flottoient sur ses épaules. Ses traits étoient graves sans austérité, tristes sans abattement ; sa bouche exprimoit plus de déplaisir que d’amertume ; ses yeux seuls avoient un caractère dont je ne pouvois me rendre compte. Ils étoient grands et limpides, mais fixes, éteints et muets. Aucune âme ne se mouvoit derrière eux.

Le bruit des brises avoit couvert celui de mes pas. Rien n’indiquoit que je fusse aperçu. Je pensai qu’il étoit aveugle.

Puck avoit étudié toutes mes impressions, et au premier sentiment de bienveillance qu’il vit jaillir de mes regards, il courut à ce nouvel ami. — Qui nous expliquera l’entraînement de l’être le plus généreux de la nature vers l’être le plus infortuné, du chien vers l’aveugle ? Ô Providence ! je suis donc le seul de vos enfants que vous ayez abandonné !…

Le jeune homme passa ses doigts dans les longues soies de Puck, en lui souriant avec candeur. — D’où me connois-tu, lui dit-il, toi qui n’es pas de la vallée ? J’avois un chien aussi folâtre et peut-être aussi joli que toi ; mais c’étoit un barbet à la laine crépue, — il m’a quitté comme les autres, mon dernier ami, mon pauvre Puck !…

— Hasard étrange ! votre chien s’appeloit comme le mien…

— Ah ! monsieur, me dit le jeune homme, en se soulevant penché sur son bâton de cytise, pardonnez à mon infirmité…

— Asseyez-vous, mon ami ! Vous êtes aveugle ?

— Aveugle depuis l’enfance.

— Vous n’avez jamais vu ?

— J’ai vu, mais si peu ! J’ai cependant quelque souvenir du soleil, et quand j’élève mes yeux vers la place qu’il doit occuper dans le ciel, j’y crois voir rouler un globe qui m’en rappelle la couleur. J’ai mémoire aussi du blanc de la neige et de l’aspect de nos montagnes.

— C’est donc un accident qui vous a privé de la lumière ?

— Un accident qui fut, hélas ! le moindre de mes malheurs ! J’avois à peine deux ans qu’une avalanche descendue des hauteurs de la Flégère écrasa notre petite maison. Mon père, qui étoit guide dans ces montagnes, avoit passé la soirée au Prieuré. Jugez de son désespoir quand il trouva sa famille engloutie par l’horrible fléau ! Secondé de ses camarades, il parvint à faire une trouée dans la neige et à pénétrer dans notre cabane, dont le toit se soutenoit encore sur ses frêles appuis. Le premier objet qui se présenta à lui fut mon berceau ; il le mit d’abord à l’abri d’un péril qui s’augmentoit sans cesse, car les travaux mêmes des mineurs avoient favorisé l’éboulement de quelques masses nouvelles et augmenté l’ébranlement de notre fragile demeure. Il y rentra pour sauver ma mère évanouie, et on le vit un moment, à la lueur des torches qui brûloient à l’extérieur, la rapporter dans ses bras, — mais alors tout s’écroula. — Je fus orphelin, et on s’aperçut le lendemain qu’une goutte sereine avoit frappé mes yeux. J’étois aveugle.

— Pauvre enfant ! ainsi vous restâtes seul, absolument seul !

— Un malheureux n’est jamais absolument seul dans notre vallée. Tous nos bons Chamouniers se réunirent pour adoucir ma misère. Balmat me donna l’abri, Simon Coutet la nourriture, Gabriel Payot le vêtement. Une bonne femme veuve, qui avoit perdu ses enfants, se chargea de me soigner et de me conduire. C’est elle qui me sert encore de mère, et qui m’amène à cette place tous les jours de l’été.

— Et voilà tous vos amis ?

— J’en ai eu plusieurs, répondit le jeune homme en imposant un doigt sur ses lèvres d’un air mystérieux, mais ils sont partis.

— Pour ne pas revenir ?

— Selon toute apparence. J’ai cru pendant quelques jours que Puck reviendroit et qu’il n’étoit qu’égaré… mais on ne s’égare pas impunément dans nos glaciers. Je ne le sentirai plus bondir à mes côtés… je ne l’entendrai plus japper à l’approche des voyageurs…

(L’aveugle essuya une larme.)

— Comment vous nommez-vous ?

— Gervais.

— Écoutez, Gervais, — Ces amis que vous avez perdus… — expliquez-moi…

(Au même instant, je fis un mouvement pour m’asseoir auprès de lui, mais il s’élança vivement à la place vide.)

— Pas ici, monsieur, pas ici !… c’est la place d’Eulalie, et personne ne l’a occupée depuis son départ.

— Eulalie ? repris-je en m’asseyant à la place qu’il venoit de quitter ; parlez-moi de cette Eulalie et de vous. Votre histoire m’intéresse.

Gervais continua :

— Je vous ai dit, monsieur, que ma vie n’avoit pas manqué de quelque douceur, car le ciel a placé une douce compensation à l’infortune dans la pitié des bonnes âmes.

Je jouissois de cette heureuse ignorance des maux, quand la présence d’un nouvel hôte au village des Bois vint occuper toutes les conversations de la vallée. On ne le connoissoit que sous le nom de M. Robert, mais c’étoit, suivant l’opinion générale, un grand seigneur étranger que des pertes irréparables et de profondes douleurs avoient décidé à cacher ses dernières années dans une solitude ignorée de tous les hommes. Il avoit perdu bien loin, disoit-on, une épouse qui faisoit presque tout son bonheur, puisqu’il ne lui restoit de leur union qu’un sujet d’éternel chagrin, une fille aveugle-née. On vantoit cependant, à l’égal des vertus de son père l’esprit, la bonté, les grâces d’Eulalie. Mes yeux n’ont pu juger de sa beauté ; mais quelle perfection auroit ajouté en moi au charme de son souvenir ? je la revois dans mon esprit plus charmante que ma mère !

— Elle est morte ? m’écriai-je.

— Morte ? reprit-il d’un accent où se confondoient l’expression de la terreur et celle de je ne sais quelle inconcevable joie. — Morte ? qui vous l’a dit ?

— Pardonnez, Gervais, je ne la connois point : je cherchois à m’expliquer le motif de votre séparation.

— Elle est vivante ! dit-il en souriant amèrement. Et il garda un moment le silence. — Je ne sais si je vous ai dit, ajouta-t-il à demi-voix, qu’elle s’appeloit Eulalie. C’étoit Eulalie, et voici sa place.

Il s’interrompit encore. — Eulalie ! répéta Gervais en déployant sa main sur le rocher comme pour la chercher à côté de lui.

Puck lui lécha les doigts, et, reculant d’un pas, il le regarda d’un air attendri. — Je n’aurois pas donné Puck pour un million.

— Remettez-vous, Gervais. Pardonnez-moi encore une fois d’avoir ébranlé dans votre cœur une fibre si vive et si douloureuse. Je devine presque tout le reste de votre histoire. L’étrange conformité du malheur d’Eulalie et du vôtre frappa le père de cette jeune fille. L’intérêt que vous inspirez si bien, pauvre Gervais, ne pouvoit manquer de se faire sentir sur une âme exercée à ce genre d’impressions. Vous devîntes pour lui un autre enfant ?

— Un autre enfant, répondit Gervais, et notre Eulalie fut pour moi une sœur. Ma bonne mère adoptive et moi, nous allâmes loger dans cette maison neuve qu’on appelle le château. Les maîtres d’Eulalie furent les miens. Nous apprîmes ensemble ces arts divins de l’harmonie qui ravissent l’âme vers une vie céleste. Nous lûmes avec les doigts sur des pages imprimées en relief les sublimes pensées des philosophes et les charmantes inventions des poëtes. J’essayois de les imiter et de peindre comme eux ce que je ne voyois pas ; car la nature du poëte est une seconde création dont les éléments sont mis en œuvre par son génie, et avec mes foibles réminiscences je parvenois quelquefois à me refaire un monde. Eulalie aimoit mes vers, et que me falloit-il davantage ? Quand elle chantoit, on auroit cru qu’un ange étoit descendu de la cime des monts terribles pour charmer la vallée. Tous les jours de la belle saison, on nous amenoit à cette pierre, qu’on appelle ici le rocher des aveugles, et où le meilleur des pères nous suivoit de tous les soins de l’amitié. Il y avoit alors autour de nous des touffes de rhododendron, des tapis de violettes et de marguerites, et quand notre main avoit reconnu une de ces dernières fleurs à tige courte, à son disque velouté, à ses rayons soyeux, nous nous amusions à en effeuiller les pétales, en répétant cent fois ce jeu qui sert d’interprète aux premiers aveux de l’amour. — Si la fleur menteuse se refusoit à l’expression de mon unique pensée, je savois bien le dissimuler à Eulalie par une tromperie innocente. Elle en faisoit peut-être autant de son côté. Et aujourd’hui, cependant, il ne me reste rien de tout cela.

En parlant ainsi, Gervais étoit devenu de plus en plus sombre. Son front si pur s’obscurcit d’un nuage de colère ; il garda un morne silence, frappa du pied au hasard et alla briser une rose des Alpes depuis longtemps desséchée sur sa tige ; je la recueillis sans qu’il s’en aperçût et je la plaçai sur mon cœur.

Quelque temps s’écoula sans que j’osasse adresser la parole à Gervais, sans qu’il parût s’occuper de poursuivre son récit. Tout à coup il passa sa main sur ses yeux, comme pour chasser une vision désagréable, et, se retournant de mon côté avec un rire plein de grâce : — Ah ! ah !… continua-t-il, prenez pitié, monsieur, des foiblesses d’un enfant qui n’a pas su commander jusqu’ici aux troubles involontaires de son cœur. Un jour viendra peut-être où la sagesse descendra dans mon esprit, mais je suis si jeune encore…

— Je crains, mon ami, lui dis-je en pressant sa main que cette conversation ne vous fatigue. Ne demandez pas à votre mémoire des souvenirs qui la tourmentent. Je ne me pardonnerois jamais d’avoir troublé une de vos heures d’un regret que vous sentez si profondément !

— Ce n’est pas vous qui me le rappelez, répondit Gervais. Il ne m’a pas quitté un instant, et j’aimerois mieux que mon âme s’anéantit que de le perdre. Tout mon être, monsieur, c’est ma douleur. Ma douleur, c’est ma dernière amitié. Nous n’étions plus qu’elle et moi. Il a bien fallu nous accoutumer à vivre ensemble ; et je la trouve plus facile à supporter, quand un peu de bienveillance en allège, en m’écoutant, le poids si tristement solitaire. Ah ! ah ! reprit-il en riant encore, les aveugles sont causeurs, et on m’entend si rarement !

Je n’avois pas quitté la main de Gervais. Il comprit que je l’entendois.

— D’ailleurs, dit-il, tout n’est pas amertume dans mes souvenirs. Quelquefois ils me rendent tout à fait le passé : je m’imagine que mon malheur actuel n’est qu’un songe, et qu’il n’y a de vrai dans ma vie que le bonheur que j’ai perdu. Je rêve qu’elle est assise à cette place, un peu plus éloignée de moi qu’à l’ordinaire, et qu’elle se tait, parce qu’elle est plongée dans une méditation à laquelle notre amour n’est pas étranger. Oh ! si l’éternité que Dieu réserve aux âmes bienveillantes n’est que la prolongation infinie du plus doux sentiment qui les ait émues, quel bonheur d’être surpris par la mort dans cette pensée et de s’endormir ainsi !

Un jour nous étions assis sur ce rocher, comme tous les jours… et nous jouissions, dans une extase si douce, de la sérénité de l’air, du parfum de nos violettes, du chant de nos oiseaux, et surtout de celui de notre fauvette des Alpes — car tous les oiseaux des bois nous étoient connus, et ils voloient souvent à notre voix — nous prêtions l’oreille avec tant de charme au bruit de la glace détachée par la chaleur, qui glisse en sifflant le long des aiguilles, et au balancement des eaux de l’Arveyron qui venoient mourir presque à nos pieds, que je ne sais quel pressentiment confus de la rapidité et de l’incertitude du bonheur nous remplit en même temps d’inquiétude et d’effroi. Nous nous pressâmes vivement l’un contre l’autre, nous entrelaçâmes nos bras comme si on avoit voulu nous séparer, et nous nous écriâmes ensemble : Toujours ! toujours ! — Je sentis qu’Eulalie respiroit à peine, et qu’elle avoit besoin d’être rassurée par toutes les forces que me donnoient mon caractère et mon courage d’homme : — Toujours, Eulalie, toujours ! — Le monde, qui nous croit si malheureux, peut-il juger de la félicité que j’ai goûtée dans la tendresse, que tu as trouvée dans la mienne ? Que nous importe le mouvement ridicule de cette société turbulente où vont se heurter tant d’intérêts qui nous seront toujours étrangers, car la nature a fait, pour nous mille fois plus que n’auroient fait les longs apprentissages de la raison ! Nous sommes pour eux des êtres imparfaits, et cela est tout simple ; ils ne sont pas encore parvenus à apprendre que la perfection de la vie consistoit à aimer, à être aimé. Ils osent nous plaindre, parce qu’ils ne savent pas que nous les plaignons. Cette dangereuse fascination que les passions exercent par le regard n’agira du moins jamais sur nous. Le temps même a perdu son empire sur deux aveugles qui s’aiment. Nous ne changerons jamais l’un pour l’autre, puisqu’aucune altération ne peut nous rebuter, aucune comparaison nous distraire. Le sentiment qui nous unit est immuable comme le bruissement de notre Arveyron, comme le chant de nos oiseaux favoris, comme l’enceinte éternelle de ces rochers exposés au midi, au pied desquels on nous conduit quelquefois dans les jours incertains du mois de mai. Ce n’est pas le prestige de la beauté passagère d’une femme qui m’a séduit en toi, c’est quelque chose qui ne peut ni s’exprimer quand on le sent, ni s’oublier quand on l’a senti. C’est une beauté qui appartient à toi seule, et que j’écoute dans ta voix, que je touche dans tes mains, dans tes bras, dans tes cheveux, que je respire dans ton souffle, que j’adore dans ton âme ! J’ai bien étudié leurs amours dans les livres qu’on nous a lus, ou sur lesquels mes doigts ont pu chercher des pensées ; et je te proteste que leurs avantages sur nous consistent en des choses de peu de valeur. Le soleil, que j’ai vu autrefois, fût-il dans tes yeux, je n’effleurerois pas de mes lèvres avec plus de volupté ces longs cils qui les ombragent, et sur lesquels ma bouche a recueilli deux ou trois larmes, quand tu étois plus petite, et qu’on se refusoit, contre l’usage, à satisfaire un de tes caprices. Je ne sais si ton cou est aussi blanc que les neiges de la grande montagne, mais il ne m’en plairoit pas davantage — et cependant voilà tout. — Oh ! si je jouissois de la vue, je supplierois le Seigneur d’éteindre mes yeux dans leur orbite, afin de ne pas voir le reste des femmes ; afin de n’avoir de souvenir que toi, et de ne laisser de passage vers mon cœur qu’à ces traits que j’aurois vus sortir des tiens ! Voir un monde, le parcourir, l’embrasser, le conquérir, le posséder d’un rayon du regard — étrange merveille ! — Mais pourquoi ?… pour étourdir mon âme d’impressions inutiles, pour l’égarer hors de toi, loin de toi, dans de frivoles admirations, à travers ce qu’ils appellent les miracles de la nature et de l’art ! et qu’aurois-je à y chercher, si ce n’est une impression qui me rendît quelque chose de toi ? Elle est bien meilleure et bien plus complète ici ! Inconcevable misère des vanités de l’homme ! de ces arts dont ils font tant de bruit, de ces prodiges du génie qui les éblouissent, nous en connaissons ce que le grand nombre apprécie le plus, la musique, la poésie. — On convient que nous avons des organes pour les goûter, une âme pour les sentir ; et crois-tu cependant que jamais les chants divins de Lamartine aient retenti aussi délicieusement à mon oreille que le cri d’appel que tu me jettes de loin, quand on t’amène ici la dernière ? Si Rossini ou Weber me saisissent d’un prestige plus puissant, c’est que c’est toi qui les chantes. Les arts, c’est toi qui les embellis, et tu embellirois ainsi la création dont ils ne sont que l’expression ornée ; mais je puis me passer de ces richesses superflues, moi qui possède le trésor dont elles tireroient le plus de prix ; car, enfin, ton cœur est à moi, ou tu n’es pas heureuse ! — Je suis heureuse, répondit Eulalie, la plus heureuse des filles ! — Ô mes enfants, dit M. Robert en unissant nos mains tremblantes, j’espère que vous serez toujours heureux, car ma volonté ne vous séparera jamais ! — Accoutumé à nous suivre partout des soins de cette tendresse attentive que rien ne rassure assez, il s’étoit rapproché de nous sans être entendu et nous avoit entendus sans nous écouter. Je ne me croyois pas coupable, et j’étois cependant consterné. — Eulalie trembloit. — M. Robert se plaça — là — entre nous deux, car nous nous étions un peu éloignés l’un de l’autre… — Pourquoi pas, dit M. Robert, en nous enveloppant de ses bras, et en nous pressant tous les deux avec plus de tendresse encore qu’à l’ordinaire : — Pourquoi pas, en vérité ! — ne suis-je pas assez riche pour vous acheter des serviteurs — et des amis ? — Vous aurez des enfants qui remplaceront votre vieux père, car votre infirmité n’est pas héréditaire. Embrasse-moi, Gervais ; embrasse-moi bien, Eulalie ; remerciez Dieu, et rêvez à demain, car le jour qui luira demain sera beau, même pour les aveugles !

Eulalie passa des bras de son père dans les miens. Pour la première fois, mes lèvres trouvèrent les siennes. Ce bonheur étoit trop complet pour être du bonheur. Je crus que ma poitrine alloit se briser. Je souhaitai de mourir. Hélas ! je ne mourus pas !

Je ne sais, monsieur, comment est le bonheur des autres. Le mien manquoit de calme et même d’espérance. Je ne pus obtenir le sommeil, ou plutôt je ne le cherchai point, car il me sembloit que je n’aurois pas assez d’une éternité pour goûter les félicités qui m’étoient promises, et plus je cherchois à en jouir, plus elles échappoient à toutes mes pensées sous une foule d’apparences confuses. Je regrettois presque ce passé sans ivresse, mais sans craintes, où je ne redoutois rien parce que je n’avois compté sur rien. J’aurois voulu ressaisir ces pures voluptés de l’âme qui se passent de l’avenir dans un cœur d’enfant, où l’avenir, du moins, ne va pas plus loin que le lendemain. Enfin, j’entendis le bruit ordinaire de la maison ; je me levai, je m’habillai sans attendre ma mère, je priai Dieu, et je gagnai la croisée qui donne sur l’Arve pour y rafraîchir ma tête brûlante aux vapeurs des brumes matinales. Ma porte s’ouvrit. Je reconnus un pas d’homme. Ce n’étoit point M. Robert. Une main saisit la mienne. Monsieur Maunoir ! m’écriai-je. Il y avoit plusieurs années qu’il n’étoit venu, mais le bruit de sa démarche, le contact de sa main, je ne sais quoi de franc, d’aisé et de tendre qui ne se juge en particulier par aucun sens, mais qui s’éprouve par tous, m’étoit resté de lui dans la mémoire. C’est bien lui, dit-il en parlant à quelqu’un d’un son de voix un peu altéré, c’est mon pauvre Gervais. Vous savez ce que je vous en dis dans le temps ! — Après cela il imposa ses doigts sur mes paupières et les retint quelque temps élevées. — Ah ! dit-il, la volonté de Dieu soit faite ! Au moins, te trouves-tu heureux ? — Bien heureux, lui répondis-je. M. Robert dit que j’ai profité de ses bontés. Je sais lire comme un voyant, et je suis aimé d’Eulalie. — Elle t’aimera davantage si elle te voit un jour, reprit M. Maunoir… — Si elle me voit, dites-vous ? — Je pensai à ce séjour éternel où l’œil des aveugles s’ouvre à une clarté qui n’a plus de nuit. — Je ne compris pas.

Ma mère m’amena ici suivant l’usage, mais Eulalie tarda beaucoup. Je cherchois à m’expliquer pourquoi. Mon pauvre Puck alloit à sa rencontre, et puis il revenoit, et puis il retournoit toujours ; et quand il étoit bien loin, bien loin, il aboyoit avec impatience, et quand il étoit près de moi, il pleuroit. Enfin, il se mit à japper avec des éclats si bruyants et à sauter sur ce banc avec tant de pétulance, que je reconnus bien qu’elle devoit être près de nous, quoique je ne l’entendisse pas encore ; je me penchai vers le côté d’où je l’attendois, et mes bras étendus prouvèrent les siens. M. Robert n’avoit pas cette fois accompagné ses domestiques, et j’en sentis sur-le-champ la raison, qui devoit être celle aussi du retard inaccoutumé d’Eulalie : j’avois oublié qu’il y eût des étrangers au château.

Ce qu’il y a de bien étrange, monsieur, c’est que son arrivée, si vivement désirée, me remplit de je ne sais quelle inquiétude que je ne connoissois point encore. Je n’étois plus à mon aise avec Eulalie comme la veille. Depuis que nous devions tout l’un à l’autre, je n’osois plus rien demander. Il me sembloit que son père, en me donnant un nouveau droit, m’avoit imposé mille privations. Je craignois d’exercer le pouvoir d’un mot, les séductions d’une caresse. Je sentois bien mieux qu’elle étoit à moi et je redoutois bien plus de la toucher. J’aurois crains de la profaner, en écoutant son souffle, en effleurant sa robe, en saisissant de ma bouche un de ses cheveux flottants. Elle éprouvoit peut-être le même sentiment, car notre conversation fut quelque temps celle de deux personnes qui se sont peu connues. Cela ne pouvoit pas durer longtemps. Les illusions de la dernière journée n’étoient pas encore vieillies. Puck avoit soin de nous les rappeler en bondissant de l’un à l’autre, comme s’il avoit souffert de nous voir si éloignés et si froids. Je me rapprochai d’Eulalie, et mes lèvres cherchèrent ses yeux, le seul endroit de son visage qu’elles eussent touché jusqu’à la veille de ce jour-là. Elles y touchèrent un bandeau. Tu es blessée, Eulalie !… — Un peu blessée, répondit-elle, mais bien légèrement, puisque je passe avec toi la journée comme d’ordinaire, et qu’il n’y a entre ta bouche et mes yeux qu’un ruban vert de plus.

— Vert ! vert ! ô mon Dieu ! et qu’est-ce qu’un ruban, vert ?…

— J’ai vu, me dit-elle… je vois… — Et sa main trembloit dans la mienne, comme si elle m’avoit avoué une faute ou raconté un malheur.

— Tu as vu, m’écriai-je !… tu verras !… infortuné que je suis !…

Tu verras !… le miroir, qui n’étoit pour toi qu’une surface froide et polie, te montrera ta vivante image. Sa conversation, muette mais animée, te répétera tous les jours que tu es belle, et quand tu reviendras au malheureux aveugle, il ne t’inspirera plus qu’un sentiment. Tu le plaindras d’être aveugle, parce que tu concevras que le plus grand des malheurs est de ne pas te voir. Que dis-je ! tu ne reviendras pas ! pourquoi reviendrois-tu ? quelle est la belle jeune fille qui aimeroit un pauvre aveugle !…

Ah ! malheur sur moi ! je suis aveugle !

En disant cela, je tombai sur la terre, mais elle me suivit en me pressant de ses mains, en liant ses doigts dans mes cheveux, en effleurant mon cou de ses lèvres, en gémissant comme un enfant. — Non, jamais, jamais je n’aimerai que Gervais. — Tu te félicitois hier d’être aveugle pour que notre amour ne s’altérât jamais ! je serai aveugle s’il le faut pour ne point laisser de souci à ton cœur. Veux-tu que j’arrache cet appareil ? Veux-tu que je brise mes yeux !…

— Horrible souvenir ! j’y avois pensé !…

— Arrête, lui dis-je, en saisissant violemment le rocher pour user sur lui l’excès de force qui me tourmentoit. — Nous parlons un langage insensé parce que nous sommes malades ; toi, de ton bonheur, et moi, de mon désespoir. — Écoute :

Je repris ma place, elle la sienne. Mon cœur étoit près de se rompre.

Écoute, continuai-je, — il est fort bien que tu voies parce que maintenant tu es parfaite. — Il est indifférent que je ne voie pas et que je meure — abandonné — parce que c’est le destin que Dieu m’a fait ! — mais jure-moi de ne jamais me voir, de ne jamais chercher à me voir ! Si tu me vois, tu seras forcée malgré toi à me comparer aux autres, à ceux qui ont leur esprit et leur âme dans leurs yeux, à ceux qui parlent du regard et qui font rêver les femmes avec un des traits qui jaillissent de leur prunelle ou un des mouvements qui soulèvent leurs sourcils. Je ne veux pas que tu puisses me comparer ! je veux rester pour toi dans le vague de la pensée d’une petite fille aveugle, comme un rêve, comme un mystère. Je veux que tu me jures de ne revenir ici qu’avec ce bandeau vert — d’y revenir toutes les semaines — ou au moins tous les mois, tous les ans une fois !… d’y revenir une fois encore ! Ah ! jure-moi d’y revenir une fois encore et de ne pas me voir !…

— Je jure de t’aimer toujours, dit Eulalie en pleurant.

Tous mes sens avoient défailli. J’étois retombé à ses pieds. M. Robert me releva, me fit quelques caresses et me remit dans les mains de ma mère. Eulalie n’étoit plus là.

Elle revint le lendemain, le surlendemain, plusieurs jours de suite, et mes lèvres n’avoient pas cessé de trouver ce bandeau vert qui entretenoit mon illusion. Je m’imaginois que je serois le même pour elle tant qu’elle ne m’auroit pas vu. Je croyois apprécier dans mes réminiscences les impressions d’un sens dont j’ai à peine joui, et il me sembloit qu’elles ne suffiroient pas à la distraire du prestige délicieux dans lequel nous avions passé notre enfance. Je me disois avec une satisfaction insensée : Elle est restée aveugle pour moi, mon Eulalie ! elle ne me verra point ! elle m’aimera toujours !…

Et je couvris son ruban vert de baisers, car je n’aimois plus ses yeux.

Il arriva un jour, après bien des jours, et si cela étoit à recommencer je les compterois — il arriva, je ne sais comment vous le dire, que sa main s’étoit unie à la mienne avec une étreinte plus vive, que nos doigts entrelacés s’humectèrent d’une sueur plus tiède, que son cœur palpitoit ici à remuer mon sarrau, et que ma bouche, à force d’errer, retrouva de longs cils de soie sous son bandeau vert.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, est-ce une erreur de ma mémoire ? Non, non ! je me souviens que, lorsque j’étois tout enfant, j’ai vu flotter des lumières sur les cils de mes yeux, qu’ils portoient des rayons, des feux arrondis, des taches errantes, des couleurs, et que c’étoit par là que le jour se glissoit avec mille étincelles aiguës pour venir m’éveiller dans mon berceau… Hélas ! si tu allois me voir !

— Je t’ai vu, me dit-elle en riant, et à quoi m’auroit servi de voir si je ne t’avois pas vu ? Orgueilleux ! qui prescris des limites à la curiosité d’une femme dont les yeux viennent de s’ouvrir au jour !

— Cela n’est pas possible, Eulalie… — Vous m’aviez juré !…

— Je n’ai rien juré, mon ami, et quand tu m’as demandé ce serment, je t’avois déjà vu. Du plus loin que l’esplanade permit à Julie de te découvrir… Le vois-tu ? lui disois-je. — Oui, mademoiselle ; il a l’air bien triste. — Je compris cela ; je venois si tard ! Zeste, le ruban n’y étoit plus. On m’avoit dit que cela m’exposeroit à perdre la vue pour toujours, mais après t’avoir vu, je n’avois plus besoin de voir. Je ne remis mon bandeau vert qu’en m’asseyant auprès de toi.

— Tu m’avois vu, et tu continuas à venir. Cela est bien. Qui avois-tu vu d’abord ?

— M. Maunoir, mon père, Julie, — et puis ce monde immense, les arbres, les montagnes, le ciel, le soleil, la création dont j’étois le centre, et qui sembloit de toutes parts prête à se précipiter sur moi au fond de je ne sais quel abîme où je me croyois plongée.

— Et depuis que tu m’as vu ?

— Gabriel Payot, le vieux Balmat, le bon Terraz, Cachat le géant, Marguerite…

— Et personne de plus ?

— Personne.

— Comme l’air est frais ce soir ! abaisse ton bandeau : tu pourrois redevenir aveugle.

— Qu’importe ! je te le répète, je n’ai gagné à voir que de te voir, et à te voir que de t’aimer par un sens de plus. Tu étois dans mon âme comme tu es dans mes yeux. J’ai seulement un nouveau motif de n’exister que pour toi. Cette faculté qu’ils m’ont donnée, c’est un nouveau lien qui m’attache à ton cœur, et c’est pour cela qu’elle m’est chère ! Oh ! je voudrois avoir autant de sens que les belles nuits ont d’étoiles pour les occuper tous de notre amour ! je pense que c’est par là que les anges sont heureux entre toutes les créatures.

C’étoient ses propres paroles, car je ne puis les oublier. La conquête de la lumière avoit encore exalté cette vive imagination, et son cœur s’étoit animé de tous les feux que ses yeux venoient de puiser dans le soleil.

Mes jours avoient retrouvé quelque charme. On s’accoutume si facilement à l’espérance ! L’homme est si foible pour résister à la séduction d’une erreur qui le flatte ! Notre existence avoit pris d’ailleurs un nouveau caractère, je ne sais quelle variété mobile et agitée qu’Eulalie me forçoit à préférer au calme profond dans lequel nous avions vécu jusque-là. Ce banc de rocher sur lequel vous êtes assis n’étoit plus pour nous qu’un rendez-vous et qu’une station, où nous venions nous délasser en doux entretiens du doux exercice de la promenade. Le reste du temps se passoit à parcourir la vallée, où Eulalie seule me servoit de guide, enchantant mon oreille des impressions qu’elle recueilloit à l’aspect de tous ces merveilleux tableaux que la vue découvre à la pensée. Il me sembloit quelquefois que son imagination, comme une fée puissante, commençoit à dégager mon âme des ténèbres du corps, et à la ravir, éclairée de mille lumières, dans les espaces du ciel, en lui prodiguant des images gracieuses comme des parfums, des couleurs vives et pénétrantes comme les sons d’un instrument ; mais bientôt mes organes se refusoient à cette perception trompeuse, et je retombois tristement dans la morne contemplation d’une nuit éternelle. Ce funeste retour sur moi-même échappoit rarement à la sollicitude de sa tendresse ; et alors elle n’épargnoit rien pour m’en distraire. Quelquefois, c’étoient des chants qui me ramenoient par la pensée au temps où nous étions aveugles tous deux, et où elle charmoit ainsi notre solitude ; plus souvent, c’étoit la lecture qui étoit devenue pour nous une acquisition nouvelle et, singulière, quoique nous en eussions possédé le secret sous d’autres formes et par d’autres procédés, car la bibliothèque des aveugles est extrêmement bornée. Mon attention entraînée dans l’essor de sa parole perdoit son action intérieure, et je croyois vivre dans une nouvelle vie que je n’avois encore ni devinée ni comprise ; dans une vie d’imagination et de sentiment, où je ne sais quels êtres d’invention, moins étrangers à moi que moi-même, venoient surprendre et charmer toutes les facultés de mon cœur. Quelle vaste région de pensées magnifiques et de méditations touchantes s’ouvre à l’être favorisé qui a reçu du ciel des organes pour lire, et une intelligence pour comprendre ! Tantôt c’étoit un passage de la Bible, comme le discours du Seigneur à Job, qui me confondoit d’admiration et de respect ; ou comme l’histoire de Joseph et de ses frères, qui plongeoit mon cœur dans une tendre émotion de pitié ; tantôt c’étoient les miracles de l’épopée, avec la naïveté presque divine d’Homère, ou avec la religieuse solennité de Milton. Nous lisions aussi des romans, parmi lesquels un instinct bien vague, bien confus, que je n’ai jamais cherché à m’expliquer, me faisoit affectionner Werther. Eulalie préféra d’abord ceux dont le sujet s’approprioit à notre situation. Une passion vivement exprimée, une séparation douloureusement sentie, les pures joies d’une chaste union, la simplicité d’un ménage rustique, à l’abri de la curiosité intéressée et de la fausse affection des hommes, voilà ce qui troubloit sa voix, ce qui mouilloit ses paupières ; et quoiqu’on parlât moins souvent dès lors de notre mariage, quand l’ordre de la lecture du soir amenoit quelque chose de pareil, elle m’embrassoit encore devant son père.

Au bout de quelque temps, je crus remarquer qu’il s’étoit fait un peu de changement dans le goût de ses lectures. Elle se plaisoit davantage à la peinture des scènes du monde ; elle insistoit sans s’en apercevoir sur la vaine description d’une fête ; elle aimoit à revenir sur les détails de la toilette d’une femme ou de l’appareil d’un spectacle. Je ne supposai pas d’abord qu’elle eût entièrement oublié que j’étois aveugle, et ces distractions froissoient mon cœur sans le rompre. J’attribuois ce léger caprice au mouvement extraordinaire qui se faisoit sentir dans le château, depuis que M. Maunoir en avoit renouvelé l’aspect par un des miracles de son art. M. Robert, plus heureux, sans doute, plus disposé à jouir des faveurs de la fortune et des grâces de la vie, du moment où sa fille lui avoit été redonnée avec toute la perfection de son organisation et tout l’éclat de sa beauté, aimoit à réunir ces nombreux voyageurs que la courte saison d’été ramène tous les ans dans nos montagnes. Le château, on peut encore vous le dire, étoit devenu en effet un de ces manoirs hospitaliers d’un autre âge dont le maître ne croyoit jamais avoir fait assez pour embellir le séjour de ses hôtes. Eulalie brilloit dans ce cercle toujours nouveau, toujours composé de riches étrangers, de savants illustres, de voyageuses coquettes et spirituelles ; elle brilloit parmi toutes les femmes, et de cet attrait de la parole, qui est, pour nous infortunés, la physionomie de l’âme, et de mille autres attraits que je ne lui connoissois pas. Quel incroyable mélange d’orgueil et de douleur soulevoit ma poitrine jusqu’à la faire éclater, quand on vantoit près de moi le feu de ses regards, ou quand un jeune homme, niaisement cruel, nous complimentoit sur la couleur de ses cheveux !… Ceux qui étoient venus pour voir la vallée y prolongeoient volontiers leur séjour pour voir Eulalie. Je comprenois cela. Je n’avois pas à regretter son affection, qui sembloit, ne pouvoir s’altérer jamais, et cependant j’éprouvois qu’elle vivoit de plus en plus hors de moi, de nous, de cette intimité de malheur qu’on n’ose pas réclamer, et qui coûte le bonheur quand on la perd. Je souhaitois l’hiver plus impatiemment que je n’avois jamais souhaité le souffle tiède et les petites ondées du printemps. L’hiver désiré arriva, et M. Robert m’apprit, non sans quelques précautions, non sans m’assurer qu’on se séparoit de moi pour quelques jours tout au plus, et qu’on ne mettroit à m’appeler que le temps nécessaire pour se faire à Genève un établissement commode ; il m’apprit qu’il partoit avec elle, qu’ils alloient passer l’hiver à Genève, — l’hiver si vite passé !… l’hiver passé si près !…

Vous entendez bien : — si vite !… un hiver des Alpes !… — si près !… à Genève, à l’extrémité des montagnes maudites ! — une route que le chamois n’oseroit tenter en hiver ; — et j’étois aveugle !

Je restai muet de stupeur. Les bras d’Eulalie s’enlacèrent autour de mon cou. Je les trouvai presque froids, presque lourds. Elle m’adressa quelques paroles tendres et émues, si ma mémoire ne me trompe pas, mais ce bruit passa comme un rêve. Je ne revins complètement à moi qu’au bout de quelques heures. Ma mère me dit : Ils sont partis, Gervais, mais nous resterons au château !

Damnation ! m’écriai-je, notre cabane a donc disparu sous une autre avalanche ! — Non, Gervais, la cabane est là, et les bienfaits de M. Robert m’ont permis de l’embellir. — Eh bien ! lui répondis-je en me jetant tout en pleurs dans ses bras, jouissez des bienfaits de M. Robert ! je n’ai pas le droit de les refuser pour vous… mais, au nom du ciel, allons-nous-en !

J’avois eu le temps de réfléchir à notre position. Je savois qu’elle n’épouseroit pas un aveugle, et je me serois refusé à l’épouser moi-même depuis qu’elle avoit cessé d’être aveugle sans cesser d’être riche. C’étoit le malheur qui nous rendoit égaux ; et, du moment où cette sympathie s’étoit rompue, je perdois tous les droits que le malheur m’a donnés. Qui pourroit remplir l’intervalle immense que Dieu a jeté entre la merveille de la création, un ange ou une femme, et le dernier de ses rebuts, un orphelin aveugle ? Mais, que le ciel me pardonne ce jugement s’il est téméraire ! je croyais qu’elle ne m’abandonneroit pas tout à fait, et qu’elle me réserveroit, près d’elle, le bonheur d’entendre, dans un endroit où elle passeroit quelquefois, ou flotter sa robe de bal, ou crier le satin de ses souliers, ou tomber de sa bouche ces mots plus doux au moins qu’un éternel adieu : Bonsoir, Gervais !

Depuis ce temps-là, je n’ai plus rien à raconter, presque plus rien.

Au mois d’octobre elle m’envoya un ruban, à caractères imprimés en relief, et qui portait : ce ruban est le ruban vert que j’avois sur mes yeux. — Je ne l’ai pas quitté. Le voilà.

Au mois de novembre le temps étoit encore assez beau. Un des gens de la maison m’apporta quelques présents de son père. Je ne m’en suis pas informé.

Au mois de décembre les neiges recommencèrent. Dieu ! que cet hiver fut long ! Janvier, février, mars, avril, des siècles de désastres et de tempêtes ! et au mois de mai les avalanches qui tomboient partout, excepté sur moi !

Quand deux ou trois rayons du soleil eurent adouci l’air et égayé la contrée, je me fis conduire sur la route des Bossons, à la rencontre des muletiers ; mais ils ne venoient pas encore. Je supposai que l’Arve se débordoit, qu’une autre montagne menaçoit la vallée de Servoz, que le Nant-Noir n’avoit jamais été si large et si terrible, que le pont de Saint-Martin s’étoit rompu, que tous les rochers de Maglan couvroient les bosquets de leurs ruines suspendues depuis tant de siècles, que l’enceinte formidable de Cluse se fermoit enfin à jamais, car j’avois entendu parler de ces périls par les voyageurs et par les poètes. Cependant il arriva un muletier, il en arriva deux. Quand le troisième fut venu je n’attendis plus rien. Je pensai que toute ma destinée étoit accomplie. Huit jours après on me lut une lettre d’Eulalie ; elle avoit passé l’hiver à Genève ; elle alloit passer l’été à Milan !

Ma mère trembloit pour moi. Je ris. Je m’y étois attendu, et c’est une grande satisfaction que de savoir jusqu’à quel point on peut porter la douleur.

Maintenant, monsieur, vous connoissez toute ma vie. C’est cela. Je me suis cru aimé d’une femme, et j’ai été aimé d’un chien. Pauvre Puck !

Puck s’élança sur l’aveugle. — Ce n’est pas toi, lui dit-il, mais je t’aime puisque tu m’aimes.

— Cher enfant, m’écriai-je, il en viendra une aussi qui ne sera pas elle, et que tu aimeras parce que tu en seras aimé !

— Vous connoissez une jeune fille aveugle et incurable ? reprit Gervais.

— Pourquoi pas une femme qui te verra et qui t’aimera ?

— Vous a-t-on dit qu’Eulalie reviendroit ?

— J’espère qu’elle reviendra ; mais tu aimes Puck parce qu’il t’aime. Tu aimeras une femme qui te dira qu’elle t’aime.

— C’est bien autre chose. Puck ne m’a pas trahi. Puck ne m’auroit pas quitté. Puck est mort.

— Écoute, Gervais, il faut que je m’en aille. J’irai à Milan — je la verrai — je lui parlerai, je le jure — et puis, je reviendrai — mais j’ai aussi des douleurs à distraire, des blessures à cicatriser — tu ne le croirois pas, et cependant, cela est vrai ! pour échanger contre ton cœur qui souffre, mon cœur avec toutes ses angoisses, je voudrois pouvoir te donner mes yeux !…

Gervais chercha ma main et la pressa fortement. Les sympathies du malheur sont si rapides !

— Au moins, continuai-je, il ne te manque rien de ce qui contribue à l’aisance. Les soins de ton protecteur ont fait fructifier ton petit bien. Les bons Chamouniers regardent ta prospérité comme leur plus douce richesse. Ta beauté te fera une maîtresse ; ton cœur te fera un ami !

— Et un chien !… dit Gervais.

— Ah ! je ne donnerois pas le mien pour ta vallée et pour tes montagnes, s’il ne t’avoit pas aimé ! — Je te donne mon chien…

— Votre chien ! s’écria-t-il, votre chien !… Non ! non !… monsieur, cela ne se donne pas !

Voyez comme Puck m’avoit entendu ! il vint me combler de douces caresses mêlées d’amour, et de regret et de joie. C’étoit la tendresse la plus vive, mais une tendresse d’adieu ; et quand d’un signe qu’il attendoit je lui montrai l’aveugle, il s’élança fièrement sur ses genoux, et, une patte appuyée sur le bras de Gervais, me regarda de l’air assuré d’un affranchi.

— Adieu, Gervais ! — Je ne nommai pas Puck, il m’auroit suivi. Quand je fus au détour de l’esplanade je l’aperçus, honteux, sur la lisière de la forêt. Je m’approchai doucement, il recula d’un seul pas, et puis étendit sur ses deux pattes une tête humiliée. Je passai ma main sur les ondes flottantes de sa longue soie, et, avec un serrement du cœur, mais d’une voix sans colère, je lui dis : Va…

Il partit comme un trait, se retourna encore une fois pour me regarder et rejoignit Gervais.

Du moins il ne sera plus seul.


Quelques jours après, j’étois à Milan.

J’étois à Milan sans dessein. Il arrive une époque de la vie où l’on cesse d’user de ses jours. On les use.

Le récit même de Gervais ne m’avoit laissé qu’une impression touchante et triste, mais vague et légère comme celle d’un songe dont je ne sais quelle inexplicable liaison d’idées réveille de temps en temps le souvenir.

J’étois bien loin de rechercher la fréquentation du grand monde. Qu’y aurois-je fait ? mais je ne l’évitois pas. C’est aussi une solitude, — à moins toutefois, et alors malheur à vous, que vous n’y fassiez la rencontre d’un de ces brillants et hardis touristes que vous avez aperçus du boulevard sur le perron de Tortoni, ou près desquels vous avez bâillé une heure à Favart, — poupées apprêtées par un goût frivole pour l’étalage du tailleur, — à la cravate fashionable, aux cheveux en coup de vent, au claque rond doublé de satin cerise, au gilet mandarin de Valencia, aux bas gris de perle brodés de coins à jour, au lorgnon scrutateur, à l’imperturbable assurance, à la voix haute.

— C’est toi ! s’écria Roberville.

— C’est vous ! répondis-je…

Et il n’avoit pas cessé de parler ; mais pendant que ses phrases venoient mourir à mon oreille, comme le bourdonnement confus d’un insecte importun, mes yeux s’étoient arrêtés sur une jeune femme de la plus rare beauté et de la parure la plus éclatante, qui étoit là, seule, rêveuse, mélancolique, appuyée contre un des attiques de la colonnade.

— Ah ! je comprends, me dit-il ; c’est par là que tu veux commencer ; mais cela n’est réellement pas mal ! je reconnois ce goût exercé qui te distinguoit parmi tous les amateurs ; c’est une affaire à essayer. Dans sa position on est au premier venu, et un homme qui arrive avec tes avantages !… J’y avois pensé, mais j’ai été pris plus haut.

— En vérité, repartis-je en le mesurant. C’est possible !

— Allons ! Le cœur est occupé ! Tu n’as d’attentions que pour elle ! Conviens qu’il seroit fâcheux que ces beaux yeux noirs ne se fussent jamais ouverts à la lumière ?…

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux te dire ? C’est qu’elle est née aveugle. C’est la fille d’un riche négociant d’Anvers qui n’avoit eu que cet enfant d’une femme qu’il perdit jeune et qui lui laissa de profonds regrets.

— Vous croyez ?

— Il le faut bien, puisqu’il quitta sa maison qui étoit, dit-on, plus florissante que jamais, et s’éloigna d’Anvers, après avoir distribué de magnifiques présents à ses employés et des pensions à ses domestiques.

— Et puis, que devint-il ? repris-je avec l’impatience d’une curiosité qui s’accroissoit par degrés ?

— Oh ! c’est un roman… qui t’ennuieroit… Et puis, que sais-je, moi ? Ce bonhomme alla où nous allons tous une fois, pour dire que nous y sommes allés ; dans cette froide vallée de Chamouny dont je n’ai jamais compris les tristes merveilles, et, chose étonnante ! il s’y fixa pendant quelques années. N’as-tu pas entendu parler de lui ? Un nom bourgeois… M. Robert… C’est cela.

— Enfin ? repris-je…

— Enfin, continua-t-il, un oculiste rendit la vue à cette petite fille. Son père la conduisit à Genève… et à Genève elle devint amoureuse d’un aventurier qui l’enleva, parce que son père le refusa pour gendre.

— Son père avoit jugé ce misérable.

— Il l’avoit d’autant mieux jugé qu’à peine arrivé à Milan l’aventurier disparut avec tout l’or et tous les diamants qu’il étoit parvenu à soustraire. On assure que ce galant homme étoit déjà marié à Naples, et qu’il avoit encouru une condamnation capitale à Padoue. La justice le réclamoit.

— Et M. Robert ?

— M. Robert mourut de chagrin, mais cet événement ne fit pas grande impression. C’étoit une espèce de visionnaire, un homme à idées bizarres, qui, entre autres extravagances, avoit conçu pour sa fille l’établissement le plus ridicule. Croirois-tu qu’il vouloit la marier à un aveugle ?

— La malheureuse !

— Pas si malheureuse, mon cher ! Peu considérée à la vérité ; c’est la conséquence nécessaire d’une faute chez ces pauvres créatures : mais la considération, cela ne sert qu’aux pauvres.

— Est-il vrai !

— Comme je te le dis. Regarde plutôt ! Ah ! mon ami ! On a bien des privilèges avec deux cent mille francs de rentes, et des yeux comme ceux-là !

— Des yeux ! des yeux ! malédiction sur ses yeux ! ce sont eux qui l’ont donnée à l’enfer !

Il y a dans mon cœur un levain horrible de cruauté.

Je voudrois que ceux qui ont fait souffrir les autres souffrissent une fois tout ce qu’ils ont fait souffrir…

Je voudrois que cette impression fût déchirante, et profonde, et atroce, et irrésistible ; je voudrois qu’elle saisît l’âme comme un fer ardent ; je voudrois qu’elle pénétrât dans la moelle des os comme un plomb fondu ; je voudrois qu’elle enveloppât tous les organes de la vie comme la robe dévorante du centaure.

Je voudrois cependant qu’elle durât peu, et qu’elle finît avec un rêve.

J’avois fixé sur Eulalie un de ces regards arrêtés qui font mal aux femmes quand ils ne les flattent pas. — Je ne sais plus où je l’avois appris. — Elle se releva du socle qu’elle embrassoit si tristement, et se tint devant moi, immobile et presque effrayée.

Je m’approchai lentement : — Et Gervais ! lui dis-je…

— Qui ?

— Gervais !

— Ah ! Gervais ! reprit-elle, en appuyant sa main sur ses yeux.

Cette scène avoit quelque chose d’étrange qui étonneroit l’âme la plus assurée. J’apparoissois là comme un intermédiaire inconnu, la pénitence, ou le remords.

— Gervais ! repris-je avec véhémence en la saisissant par le bras, qu’en as-tu fait ?

Elle tomba… Je ne me suis pas informé de ce qu’elle devint depuis.


Je rentrai en Savoie par le mont Saint-Bernard. Je traversai la Tête-Noire. Je revis la vallée.

C’étoit l’heure — c’étoit la place — et c’étoit le rocher. Seulement Gervais n’y étoit pas.

Le soleil y donnoit en plein, et toutes les pâquerettes étoient fleuries, et toutes les violettes parfumoient l’air. Il n’y avoit pas jusqu’à la rose des Alpes qui n’eût repoussé.

Mais Gervais n’y étoit pas.

Je m’approchai de son banc. Il y avoit oublié son long bâton de cytise recourbé, noué d’un ruban vert avec des caractères imprimés en relief. Cette circonstance m’inquiéta.

J’appelai Gervais. — Une voix répéta : Gervais. Je crus que c’étoit l’écho.

Je me tournai de ce côté, et je vis venir Marguerite qui menoit un chien en laisse. Ils s’arrêtèrent. Je reconnus Puck, et Puck ne parut pas me reconnoître ; il étoit tourmenté d’une autre idée, d’une idée indéfinissable. Il avoit le nez en l’air, les oreilles soulevées, les pattes immobiles, mais tendues, pour se préparer à la course.

— Hélas ! monsieur, me dit Marguerite, auriez-vous vu Gervais ?

— Gervais ? répondis-je. Où est-il ?

Puck se tourna de mon côté comme pour me regarder, parce qu’il m’avoit entendu. Il s’approcha de moi de toute la longueur de sa laisse. Je le flattai de la main, il la lécha — et puis il reprit sa station.

— Monsieur, me dit-elle, je vous remets bien maintenant ; c’est vous qui lui avez donné cet épagneul qu’il aime tant, pour le consoler de la perte de son barbet qu’il avoit tant aimé. Le pauvre animal n’a pas été huit jours dans la vallée qu’il a été frappé d’une goutte sereine comme son maître. Il est aveugle.

Je relevai les soies du front de Puck ; il étoit aveugle. — Puck détourna la tête, lécha encore ma main, et puis hurla.

— C’est pour cela, continua dame Marguerite, que Gervais ne l’avoit pas amené hier.

— Hier, Marguerite ! il n’est pas rentré depuis hier !

— Ah ! monsieur ! c’est une chose incompréhensible, et qui étonne tout le monde. Imaginez-vous que nous eûmes dimanche un grand orage, et qu’il arriva chez nous un seigneur, je jurerois que c’étoit un mylord anglois, qui descendoit du Buet avec un chapeau de paille tout enrubané, et un bâton à glacier, embecqué de corne de chamois, mais mouillé, mouillé, mouillé !…

— Qu’importe cela ?

— Pendant que j’étois allé chercher des fagots pour la sécher, M. de Roberville resta seul avec Gervais.

— M. de Roberville !…

— C’est son nom ; et je ne sais ce qu’il lui dit ; mais hier Gervais étoit si triste ! Cependant il paroissoit plus pressé que jamais de venir à l’esplanade, si pressé que j’eus à peine le temps de jeter sa mante bleue sur ses épaules, parce qu’il avoit beaucoup plu la veille, comme je vous ai dit, et que le temps étoit encore froid et humide. « Mère, me dit-il quand nous sortîmes, je vous prie de retenir Puck et d’en avoir soin. Sa pétulance m’incommode un peu, et si la laisse m’échappoit, nous ne pourrions pas nous retrouver l’un l’autre. » Je l’amenai ici, et quand je vins le rechercher, je ne le trouvai pas.

— Gervais ! m’écriai-je, mon bon Gervais !

— Ô Gervais ! mon fils Gervais ! mon petit Gervais ! disoit cette pauvre femme.

Et Puck ! il mordoit sa laisse, et il bondissoit d’impatience autour de nous.

Si vous lâchiez Puck, lui dis-je, il retrouveroit peut-être Gervais ?

Je ne sais si j’avois réfléchi à ce moyen ; mais la laisse étoit coupée.

J’eus à peine le temps de m’en apercevoir. Puck prit son élan, fit quatre bonds, et j’entendis un bruit comme celui d’un corps qui tombe, dans le gouffre de l’Arveyron.

— Puck ! Puck !

Quand je fus là, le petit chien avoit disparu, et je ne vis surnager qu’un manteau bleu sur le gouffre qui tourbillonnoit.