Contes de tante Rose/04

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Éditions Édouard Garand (p. 25-31).

CHAPITRE IV

LE PETIT HOMME ROUGE

Un autre conte dit Jean, celui-là n’est pas assez long.

Et Tante Rose reprit tout aussitôt :

C’était, il y a bien longtemps, dans le pays de la Nouvelle-France, l’on commençait à jeter les fondations de petits villages primitifs, bien pauvres, et malgré la tâche ingrate du défrichement des grands bois, des premiers petits lopins de terre à ensemencer, malgré la crainte des sauvages habitants qui, sans cesse rôdaient aux alentours, toujours à l’affût de faire du mal, l’œuvre de l’établissement des magnifiques paroisses, qui, aujourd’hui échelonnent la rive Nord du grand fleuve Saint-Laurent, progressait avec un résultat assez satisfaisant.

Dans la vieille paroisse de Yamachiche, une des belles paroisses du Nord, les habitants se redisent encore aujourd’hui les durs labeurs livrés en ces lieux, par les premiers colons, l’on raconte les émotions ressenties au contact des grands bois silencieux, des murmures du vent les soirs d’automne dans les têtes des arbres, et les soirs d’hiver lorsque le vent mugit et que la poudrerie fait danser la neige, près d’un bon feu, à la veillée, souvent l’histoire du « Petit homme rouge » au pied de la petite montagne tout près de là, fait le sujet des conversations par les vieux de la famille assemblée. L’histoire du petit homme rouge ou l’antre du diable. D’aucun dans les premiers temps n’avait osé s’aventurer près de ce lieu durant le jour, encore moins la nuit, car les premiers qui en avaient fait la découverte, s’en étaient revenus terrifiés, effrayés à la mort.

Ils avaient rapporté les cris lamentables, les plaintes sinistres entendus. Plus tard les plus braves, les moins crédules avaient poussé une pointe à l’entrée de l’antre, ils en étaient revenus, convaincus à leur tour qu’il y avait là quelque chose d’infernal, hors de compréhension.

Une autre fois, les plus robustes d’entre les jeunes, étaient allés avec intention de boucher l’entrée de cet antre maudit. Ils avaient roulé et entassé d’énormes billots et pièces de gros bois sur l’ouverture béante du souterrain, mais l’on constata avec surprise et effroi, le lendemain que, billots et le reste avaient été soufflés comme des fétus de paille et gisaient éparpillés ici et là dans les champs y attenant. Il n’y avait plus de doute possible, c’était bien l’œuvre du méchant esprit, bientôt l’incertain se changea en certitude.

Un jour, un des colons qui demeurait près de cet endroit redouté, était occupé à faire du labour d’automne, fut très surpris de voir soudain apparaître un tout petit homme rouge, qui tout en s’avançant vers lui, se tenait la tête penchée vers le sol, semblait occupé à chercher quelque chose. Tenant toujours cette position de chercheur, s’avançant lentement, s’attendait-il d’être questionné ?

En effet, le colon comme cloué sur place, le regardant faire quelque temps, très intrigué de cette apparition soudaine et de ce manège étrange, se décida enfin à l’interroger :

« Oh ! là vous ! avez-vous perdu quelque chose dans ce champ qui vous tient à tant chercher ?

C’est ce qu’attendait le petit homme rouge, car il leva la tête, ricana et répondit :

« Je cherche à faire des sujets nouveaux, demain à pareille heure tu reviendras ici à ce même endroit et te ferai connaître tout ce que je veux de toi. Prends bien garde de me tromper, de ne pas venir, car malheur sur toi et à tous ceux de ta famille ! » Sur ces derniers mots, le diable, car ça ne pouvait être que le diable, s’en retourna et alla disparaître dans la gueule de l’antre du trou infernal.

Le brave colon laissa là son labeur commencé et s’en retourna à sa maison songeur, inquiet de ce qui venait d’arriver, surtout de ce qui pouvait survenir par la suite, la menace était évidente, et rempli de sombres pensées il entra chez lui et raconta à sa femme l’aventure du petit homme rouge sans rien omettre.

La femme alarmée à ce récit, dit : « Tu n’iras pas à ce rendez-vous avec l’esprit du mal, car je craindrais qu’il ne t’arrive un malheur. »

« Je n’aurais pas dû interroger ce vilain, dit le colon, mais trop tard à présent, il faut me rendre à ce rendez-vous, ou sinon je craindrais les pires malheurs, non seulement pour moi-même, mais encore, sur ceux qui me sont chers. »

Après avoir discuté longuement, ne pouvant avoir l’avis du prêtre missionnaire absent de la place en ce moment, on décida finalement, que le père se rendrait au rendez-vous à l’heure désignée tenant dans ses bras son dernier né. « Prends ton enfant, lui avait dit son épouse, je suis convaincue qu’avec ce petit ange pur, cet emblème d’innocence dans tes bras, jamais l’esprit infernal n’aura aucun pouvoir de te faire du mal. »

Le lendemain à l’heure convenue, le colon se rend, tenant dans ses bras son dernier né, à l’endroit redouté, tandis que sa femme se met en prière, implorant le secours du ciel sur ces êtres chers et aimés.

Le diable ne se fit pas attendre longtemps, il apparaît tout à coup dans un tourbillon de fumée âcre, accompagné d’un grand bruit assourdissant. Il n’avait pas sans doute prévu la décision du père, car en l’apercevant avec son enfant dans ses bras, il fut secoué par un frisson de rage et ce fut par des imprécations accompagnées de menaces qu’il aborda le hardi colon et lui dit :

« Pourquoi as-tu apporté cet enfant ? Dépose-le par terre à tes pieds et te ferai connaître la réponse à ton interrogation d’hier, de ce que je cherche sur la terre. Fais ce que je te dis, abandonne cet enfant et tu y trouveras grand profit, car je peux te procurer de grandes richesses, du bien-être et du plaisir de jouir plutôt que de te condamner à peiner et souffrir toute ta vie durant. Oui, abandonne cet enfant à son sort dans ce champ et je te dirai tout le secret pour parvenir. »

« Si c’est tout ce que tu as à me proposer, répondit le brave colon, rien à faire avec moi aujourd’hui. Cet enfant que le bon Dieu m’a donné, je le garde et rien au monde ne pourra me séduire pour me le faire abandonner. C’est le plus grand bien que je désire, ni les richesses, ni le bien-être, les plaisirs ou les grandeurs ne peuvent m’influencer. »

Devant cette décision arrêtée du bon père à l’égard de son enfant, le diable fit à nouveau une scène de colère outrée et ce fut encore en proférant et redoublant ses menaces et ses imprécations qu’il pirouetta sur ses talons et s’en retourna dans son séjour de réprouvé.

Parvenu à la maison, toujours pressant son cher enfant dans ses bras, le brave colon s’empresse de raconter à sa femme ce qui venait d’avoir lieu. Ces honnêtes gens étaient de braves chrétiens, ils adressèrent de suite une fervente prière de reconnaissance et de remerciement à Dieu pour sa visible protection, ils s’empressèrent de raconter l’événement aux amis et connaissances, la nouvelle se répandit partout dans les villages environnants et tous à l’unisson les braves colons décidèrent d’avoir beaucoup d’enfants, beaucoup de ces chers petits enfants roses, emblème de candeur et d’innocence, prière vivante et continuelle vers le ciel, pour se protéger contre les embûches et l’entraînement au mal.

Point n’est besoin d’ajouter que cette promesse et cet engagement furent exécutés à la lettre, et que depuis ce temps les petits enfants ne manquèrent pas dans nos foyers Canadiens. Espérons qu’il en sera toujours ainsi.

À quelques années de là, un prêtre missionnaire s’étant arrêté à la demeure du brave colon, le même soir avait conféré le sacrement de baptême au dernier né, le douzième de la famille. Vers le milieu de la cérémonie l’on entendit au dehors le bruit d’une explosion formidable. La cérémonie du baptême terminée, l’on s’empressa de sortir de la maison, afin de s’enquérir de la raison de ce bruit étrange.

Là-bas, au pied de la petite montagne, dans la direction de l’antre infernal, connu depuis sous le nom du « trou du diable » l’on vit une fumée noire frôlant la terre, se dirigeant vers le nord, elle semblait être entraînée dans le remous du passage précipité de quelqu’un en fuite.

Le démon furieux, perdant courage devant l’arrivée de tant de beaux petits enfants chrétiens qui, tous les ans arrivaient chez ces honnêtes et braves colons du Nord, avait décidé d’aller faire œuvre malfaisante en d’autres lieux plus propices à ces idées de réprouvé.

Vers le « trou du diable » l’on ne voit plus des petits hommes rouges rôder près de là, mais encore de nos jours, on entend quelquefois les hurlements sinistres, des gémissements et des lamentations, échos lointains de l’esprit du mal qu’avait habité ce lieu et qui en fut chassé par l’arrivée et la force de l’invocation de nos tout petits enfants, prière vivante d’innocence et de pureté.

C’est bien cela, termina tante Rose : ce soir avant de vous coucher, faites une prière au petit Jésus qu’il protège vos père et mère et par le fait même vous protégera contre les méchants petits diablotins et les fera se tenir loin de vous tous.

« Encore un, hasarda timidement une petite cousine.

— Non, c’est assez pour ce soir, mais vous reviendrez tous dimanche : c’est la fête à Jean, et je tâcherai de vous intéresser.