Contes de tante Rose/05

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Éditions Édouard Garand (p. 33-43).

CHAPITRE V

LE DIABLE ET SON VIOLON

L’heure du rendez-vous de tante Rose pour le dimanche était arrivé. Toute la gente enfantine des réunions précédentes était réunie et suivait avec une fébrile impatience tous les mouvements de va et vient de tante Rose qui en ce moment était à ranger en ordre après le souper du soir.

Les membres de la famille avec quelques voisins étaient dans la grande salle à faire la partie de cartes.

Dehors, une petite pluie douce et rafraîchissante venait mettre un terme à la chaleur accablante qui avait régné sur le haut du jour.

Les petits enfants chuchotaient à demi haut toutes sortes de propos sur les contes déjà entendus et sur ce que pouvait leur conter de nouveau tante Rose.

« Un conte de petit diable, disait l’un.

— Je n’aime pas le conte du sorcier, ajoutait un autre.

Tante Rose s’essuya les mains avec un grand tablier de ménage, alla le mettre en place, puis, prenant place dans un large fauteuil, les enfants l’entourèrent et le régal attendu commença.

« Mes petits enfants vous allez voir quand l’on prie bien le bon Dieu, qu’il sait nous protéger contre les perversités du méchant esprit. » Écoutez :

C’était une humble famille composée du père, de la mère et d’un jeune garçon de dix à onze ans. Le père cultivait une terre située à l’entrée du village, il était bon, travaillant, sobre, rempli de déférences et de respect pour son épouse. La mère aussi était bonne, dévotieuse, propre en sa demeure, empressée et prévenante envers son mari. Les deux étaient tout orgueil pour leur jeune garçon, qui, au physique, ressemblait plus au père, et possédait toutes les bonnes qualités qui promettaient d’en faire un petit homme sage, au cœur noble et généreux.

Les deux avaient raison d’être fiers de leur enfant, car il était beau comme un cœur, avec ses grands yeux bleus couleur d’azur, ses lèvres et ses joues rosées d’un sang jeune et vigoureux. Sur tous les traits de sa figure sereine régnait la tranquillité de l’âme en paix avec sa conscience, un petit air sérieux, émaillé de fins sourires ; le tout encadré dans une abondante chevelure blonde et ondulée, lui allait à ravir.

Qu’il était beau, surtout, lorsqu’en prière, il levait ses beaux yeux remplis d’amour vers le ciel, il donnait l’impression d’une figure de saint entrevu dans une extase.

Tous les matins, l’enfant allait servir la messe du curé de la paroisse.

Souvent le prêtre le retenait près de lui quand ses occupations le permettaient, lui donnait des leçons de lecture et de catéchisme. Le reste de la journée, il partageait son temps à garder les moutons, les oies ou au soin du jardin avec sa mère.

Le soir, souvent il jouait des airs pieux sur un violon, vieille relique du père, qui le tenait lui même de son grand père.

***

Depuis quelque temps était arrivé au village un parent de l’enfant, un oncle, parti depuis des années et qui, en peu de temps avait donné une piètre idée de sa personne. Il avait parcouru mers et mondes avec de monstrueux forbans et il n’y avait pas d’acte de pirateries dont il n’avait pas été partie. Il avait tout perdu dans ces pérégrinations, foi, honneur, fierté, et n’avait conservé que les desseins de faire le mal inspiré par les démons de l’enfer. Il eut bientôt fait de se faire connaître et par ses propos impurs et blasphématoires et dévoilé la laideur de son âme basse et perfide. Les habitants du village le fuyaient comme une peste contagieuse et les parents de l’enfant lui avaient interdit l’entrée de leur maison.

Cependant, usurpant l’ordre signifié, il se rendait de temps à autre faire de courtes visites chez les seuls parents qu’il possédait et souvent, à la dérobée, il fixait ses yeux de forban sur l’enfant et semblait ruminer des desseins pervers et diaboliques. Tout dans les gestes et les agissements de l’enfant était trop beau dans l’âme qui s’élève pour ne pas irriter celle qui est descendue dans les derniers plis de la bassesse humaine.

Un soir, étant dans sa chambre, et qu’il cherchait à combiner des plans pour approcher et pervertir l’âme du jeune enfant, assoiffé de haine, il lève le poing dans la direction où demeuraient ses parents et s’écria : « Avec l’aide du démon de l’enfer, je ferai de cet enfant un homme intrépide et audacieux, je l’enlèverai d’ici, loin de la tutelle du prêtre et de parents bigots et serviles ! »

***

À peine a-t-il proféré ces menaces insensées, que la porte s’ouvre avec fracas, poussée par une bouffée d’air chaud et puant. Un petit personnage grotesque y fait son apparition. Tout est étrange dans cet être repoussant de laideur, son corps fait en ballon repose sur deux pattes fines et courtes qui finissent en serres d’oiseaux de proie ; des bras et une tête hideuse est reliée au corps par un fil, sur cette tête deux petites pointes en corne encadre une houppe ébouriffée, toute la figure grimace et ricane sinistrement. Eh ! dit-il :


« Je suis le prince Sacripan
Je fais la grêle et le vent,
La pluie, les éclairs et le tonnerre
M’accompagnent sur la terre ! »


C’était vrai qu’il pleuvait dehors ; la pluie, les éclairs et le tonnerre faisaient un tintamarre infernal. L’onde avait tressailli à cette apparition fantastique, mais il se remit bientôt et apostrophe l’intrus dans une suite de blasphèmes et d’imprécations épouvantables : « Que me veux-tu ? dit-il !

Le démon ricana : « Ah ! je te reconnais bien ! Tu es le forban féroce et cruel que j’ai vu à l’œuvre ; tes tueries et les exploits sanguinaires sont connus par toute l’engeance qui habite les ténèbres infernales. Tous, nous sommes contents de toi, et lorsque, tout à l’heure, tu as exprimé le désir d’avoir notre secours pour que ton petit neveu devienne un jour l’un des nôtres, le premier, je me suis offert pour venir t’apporter les conseils et l’aide voulus dans l’accomplissement de ton désir. Car ce n’est pas tâche facile ! car ton petit neveu est toute pureté et de ses lèvres enfantines voltigent les prières qui plaisent au grand Dieu des chrétiens et à sa mère Marie.»



— Que doit-on faire ? dit l’oncle, imitant le rictus remarqué sur la figure de Satan.

— J’ai mon idée. J’ai remarqué les talents de l’enfant pour l’art musical, donne-moi l’argent nécessaire pour lui procurer un violon, avec cet instrument renommé, qui soulève les gens dans des fariboles dansantes, je pourrai avec le temps entraîner le jeune homme à prendre part aux veillées de nuit, toutes de plaisirs et de perditions. Si dans trois jours, je réussis à le faire jouer, j’aurai gagné la partie et le temps fera le reste. »

***

Le lendemain, l’oncle partit en ville pour acheter un violon qu’il choisit dans ce qu’il y avait de mieux. Comme la ville était à une assez longue distance, il fallut trois jours à l’oncle pour faire le trajet aller et retour. Le soir, le diable fit son apparition, comme la première fois, dans un coup de vent et par les mêmes paroles :


Je suis le prince Sacripan
Je fais la grêle et le vent,
La pluie, les éclairs et le tonnerre
M’accompagnent sur la terre.


L’oncle lui répondit d’un ton bourru et avec des imprécations : Tiens ! voici le violon demandé qui me coûte les yeux de la tête ! Tâche de réussir au plus tôt possible. »

Le diable fit promettre à l’oncle qu’il ne se montrerait pas en public tant qu’il n’aurait pas eu d’autres nouvelles, et s’emparant du violon, il disparut dans une bouffée de fumée noire.

Le lendemain matin, à bonne heure, le diable sous la figure de l’oncle, le violon sous le bras, se présenta chez les parents de l’enfant. Le père et la mère étaient occupés au jardin, l’occasion était propice et le diable enfila dans la chambre à coucher où l’enfant, s’éveillant en ce moment, ouvrait les yeux. Grande fut sa surprise en voyant cet être qu’il croyait être son oncle près de lui.

***

« Bonjour petit ! je t’emporte, ce matin, un beau petit bijou de violon. Dépêche-toi de te lever pour venir l’essayer ? »

L’enfant regarda son oncle avec défiance, averti qu’il était par ses parents. Il répondit : « Mon oncle, veuillez passer m’attendre dans la grande chambre en avant. Je vais faire ma prière du matin et j’irai vous rejoindre. »

Le diable en entendant parler de prière, pensa qu’il serait préférable pour lui de sortir de cette maison et d’attendre la sortie de l’enfant. Il alla donc se tapir dans une « talle » d’aulnes, non loin de la demeure.

L’enfant s’habilla, fit une longue prière, alla déjeuner sans oublier de réciter son bénédicité et ses grâces, puis se rendit à l’église servir la messe. C’était une messe de mariage qui prit un peu plus de temps et finalement le curé emmena l’enfant au presbytère pour lui donner ses leçons de lecture et de catéchisme, de sorte que le reste de l’avant-midi y passa tout entier. Lorsque le diable qui avait guetté l’occasion de revoir l’enfant le vit revenir, il s’empressa d’aller à sa rencontre et d’un air engageant lui présente le violon et lui demande de jouer un air. À ce moment, la cloche de l’église se met à sonner l’angelus. À l’instant, l’enfant enleva son chapeau, joint les mains et baissant les yeux vers la terre, il commence à adresser à Marie, Mère de Dieu, les belles invocations connues.

Le diable, voyant l’enfant prier, saisit son violon avec frénésie et s’enfuit à toute jambe vers le bois le plus rapproché. Là il se roula par terre, de rage, d’avoir été joué par un tout jeune enfant qui ne faisait que prier à tout propos.


***


Fourbu par la guigne qui s’était acharnée à contrecarrer ses desseins, le diable résolut de se reprendre le lendemain, mais seulement durant l’après-midi, vu que tout l’avant-midi l’enfant employait son temps au travail et à la prière.

Donc, le lendemain, vers les deux heures, il s’emmena chez les parents de l’enfant. Il prit autant que possible un air avenant, cherchant à dissimuler son état d’âme toute de rage. Comme la veille, les parents étaient occupés au jardin. Il s’avance et présente son violon à l’enfant, le priant de lui jouer un morceau, des plus gais. Mais voilà que les cloches de l’église se mettent à sonner et l’enfant regarde dehors ; c’est une voiture qui passe, on porte un enfant à l’église pour le faire baptiser. « Pardonnez, mon oncle ! il faut que j’aille à l’église voir si Monsieur le curé requiert mes services. L’enfant parti, le diable alla se blottir dans la talle d’aulnes, près de la maison, maugréant et pestant il attendit le retour de celui-ci. Bientôt l’enfant revint et le diable sortant de sa cachette, lui présente le violon avec force cajoleries empressées. L’enfant prend le violon et commence un air de cantique, mais le diable l’arrête de suite et dit : « Non, pas cela, joue mais quelque chose de gai, de soulevant. »

— Impossible, répond le jeune garçon, ayant communié ce matin, je ne peux qu’élever mon âme vers Dieu par des prières et des chants pieux.

Devant cet aveu et la ferme décision de l’enfant, le diable frémit de colère, prit son violon et s’enfuit.


***


Le lendemain, dans l’après-midi, le diable se présente de nouveau à la demeure de l’enfant, comme les jours précédents. Les parents étaient occupés au dehors et l’enfant était seul à la maison, repassant les leçons de lecture données par le curé.

Le diable, prenant ses airs les plus engageants, s’approche et dit : « Tiens petit ! voilà trois jours que je veux te donner ce violon ! Joue-moi un air gai, soulevant et il est à toi. »

Le jeune garçon prend le violon et s’apprête à jouer, mais il était écrit que le diable n’aurait pas encore de satisfaction ce jour-là, car à peine l’enfant avait-il mis la main sur l’instrument maléfique que le tintement d’une petite clochette se fait entendre au dehors et presque aussitôt la porte s’ouvre, les parents entrent et le père sans faire beaucoup attention au prétendu parent dit à l’enfant : « Sortons, allons nous mettre à genoux sur le pas de la porte : c’est le bon Dieu qui passe. On porte le saint viatique à un mourant dans le bas du rang ! »

Le diable n’était pas prêt à se rendre à cette invitation et prévoyant une scène après le passage du prêtre portant force et espérance au malheureux malade, il sortit précipitamment par la porte de derrière, oubliant d’apporter son violon. Le père lui jeta un regard de mépris et crut à cet instant apercevoir dans les yeux de ce dernier des tisons roulants dans le feu. Il s’empressa néanmoins sur le passage du prêtre qui, à cet instant, étend sa divine protection à ceux qui savent le prier dévotement.

Le diable, découragé cette fois, ne devait plus revenir.

***

Assez tard, le même soir, le diable devait faire face à une scène de faquin. Arrivant chez l’oncle, il s’introduit avec sa phrase ordinaire et la voix très peu rassurée :


« Je suis le prince Sacripan
Je fais la grêle et le vent
La pluie, les éclairs, le tonnerre
M’accompagnent jusqu’aux enfers. »


« Te voilà revenu ? » dit l’onde d’un air hébété. Car depuis la première entrevue et selon la promesse donnée de ne pas se montrer, l’oncle était resté dans sa chambre et s’était mis à boire des liqueurs enivrantes qui lui mettaient la tête en feu. « C’est chanceux, quelle nouvelle ? Le diable alors lui raconte son peu de réussite auprès de l’enfant et la faillite dans la tâche entreprise.

« Ah ! tu n’as pas réussi, vociféra l’oncle en vomissant des imprécations, irrité, agité qu’il était par l’abus des boissons alcooliques. « Eh ! mon argent que j’ai dépensé pour mon voyage et le violon ! Attends ! » et s’emparant d’une canne plombée, il se jette sur le diable et frappe à coups redoublés. Celui-ci cherche à se défendre du mieux qu’il peut. Il y eut prise de corps terrible et lorsqu’ils se dégagèrent, le diable s’enfuit avec une petite pointe de corne enfoncée dans la tête, sa houppe à demie arrachée et en plus il lui manquait deux griffes aux pattes de devant.

L’oncle se releva avec un œil au beurre noir et une éraflure dans le creux de l’estomac qui le brûlait d’un feu comme en éprouvent les damnés. Il mourut peu de temps après, dans de terribles souffrances, causées par ce feu dévorant.

Quant à l’enfant, orgueil de ses parents, beau comme un cœur, avec ses grands yeux bleus et sa chevelure blonde ondulée, il continua à cultiver les belles qualités de respect et d’amour pour ses parents, d’empressement à se mettre au service de l’église, à prier toujours et partout : suprême moyen d’éloigner le démon et les hommes tarés qui lui ressemblent. Pour le violon oublié, il le relégua dans un coin obscur, chaque fois qu’il avait voulu jouer un cantique ou une prière chantée, les derniers sons finissaient toujours comme dans un air de lamentations, écho malin de son attouchement par l’esprit du mal.