Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/Le Point d'orgue

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LE POINT D’ORGUE.


Le tableau riant et énergique de l’artiste Hummel, remarqué, sous le titre Société dans une auberge italienne, à l’exposition des artistes de Berlin, charmait à cette époque l’esprit et les yeux de la foule.

Le feuillage est charmant et épais, la table est garnie de vins et de fruits, et deux femmes italiennes y sont assises en face l’une de l’autre ; l’une chante et sa voisine joue de la guitare, tandis qu’un abbé se tenant debout en arrière entre les deux représente le directeur de musique. Le bâton de mesure levé, il attend le moment où la signora terminera par un long trillo la cadence qu’elle exécute les yeux tournés vers le ciel, pour reprendre le temps en l’abaissant, tandis que la guitariste a saisi l’accord de la dominante.

L’abbé est plein d’admiration, plein de jouissance, et toutefois il est préoccupé. Pour rien au monde il ne voudrait manquer la juste reprise de la mesure. À peine ose-t-il respirer. Il voudrait faire taire jusqu’à l’abeille, jusqu’au moindre moucheron, et pour cela même l’hôte qui lui apporte le vin demandé juste au moment le plus important va l’agacer au plus haut degré. Dans le fond est un berceau traversé par de brillants traits de lumière. Là s’est arrêté un cavalier auquel on apporte de l’auberge une boisson rafraîchissante.

Les deux amis Édouard et Théodore s’étaient arrêtés devant ce tableau.

— Plus je regarde, disait Édouard, cette cantatrice déjà un peu mûre mais douée de l’enthousiasme d’une véritable virtuose dans son costume bariolé, plus je trouve de plaisir à considérer le pur profil romain et la perfection des formes de la guitariste ; plus je m’amuse de l’excellent abbé, et plus l’ensemble me parait exister véritablement. C’est évidemment un tableau un peu chargé, mais plein de grâce et de gaieté. Je voudrais entrer sous ce bosquet et déboucher une de ces bouteilles entourées de tresses qui me sourient de cette table ; je m’imagine vraiment sentir déjà le bouquet de ce généreux vin. Non, ce désir ne doit pas s’exhaler dans l’air froid qui nous environne : pour rendre hommage au tableau magnifique, à l’art, à la séduisante Italie où brûle le plaisir de la vie, partons et allons boire une bouteille de vin d’Italie,

Théodore, pendant que son ami lui parlait ainsi à bâtons rompus, était resté là pensif.

— Oui, faisons cela, s’écria-t-il comme s’il se réveillait d’un rêve. Mais il ne pouvait s’éloigner du tableau ; et lorsque, suivant machinalement son ami, il se trouva près de la porte, il jeta encore sur la cantatrice et sur l’abbé un regard plein de désirs.

Il se laissa facilement séduire par la proposition d’Édouard. Ils traversèrent la rue, et bientôt, attablés dans la chambre bleue de Sala Tarone, ils avaient devant eux une bouteille tressée semblable en tout à celle du bosquet.

— Mais il me semble, dit Édouard après que plusieurs verres eurent été vidés, comme Théodore restait muet et concentré en lui-même, il me semble que le tableau n’a pas éveillé en toi des idées aussi joyeuses qu’en moi-même.

— Je t’assure, répondit Théodore, que j’ai goûté aussi bien que toi tout le charme et toute la gaieté de ce tableau, mais il a cela d’étonnant qu’il me retrace fidèlement, avec la ressemblance parfaite des personnages, une scène de ma vie. Tu conviendras avec moi que même les plus heureux souvenirs quand ils arrivent d’une manière imprévue, et pour ainsi dire comme par un coup de baguette, ne laissent pas d’impressionner vivement l’esprit. Et c’est justement là ce qui m’arrive.

— Une scène de ta vie ! interrompit Édouard étonné. J’ai regardé comme d’excellents portraits la tête de l’abbé et de la chanteuse ; mais que ce soit une aventure de ta vie, j’étais loin de le croire. Allons, raconte-moi de suite cette histoire ; nous sommes seuls, personne ne viendra probablement pendant ce temps-là,

— Je pourrais le faire, dit Théodore ; mais il faudrait, hélas ! retourner très-loin en arrière, jusqu’au temps de ma première jeunesse.

— Raconte, répondit Édouard ; je ne sais presque rien de toi à cette époque de ta vie. Si cela est long nous en serons quittes pour demander une autre bouteille, et personne ne s’en plaindra, pas même M. Tarone.

— On ne s’étonnera pas, dit enfin Théodore, que j’aie tout jeté de côté pour me livrer de corps et d’âme à la sainte musique ; car déjà lorsque j’étais enfant, je ne faisais guère autre chose que de frapper nuit et jour sur le vieux piano criard de mon oncle. Le petit pays où je me trouvais n’était pas très-heureusement organisé pour la musique. Je n’avais trouvé personne qui pût me donner des leçons, à l’exception d’un vieil entêté d’organiste, véritable âme incarnée d’un mathématicien, qui me tourmentait de ses sombres fugues et de son toucher discordant. Mais je tenais ferme et ne me laissais pas démonter. Quelquefois le vieillard me faisait d’amers reproches, mais il me suffisait de jouer un morceau dans sa forte manière, et j’étais aussitôt réconcilié avec l’art et avec lui. Alors j’éprouvais souvent des sensations étranges. Plusieurs thèmes, ceux surtout du vieux Sébastien Bach, avaient pour moi de l’analogie avec une histoire terrible de revenants, et j’étais alors saisi de ces frissons qu’on aime à éprouver dans le temps fantastique de la jeunesse. Mais un véritable Éden s’ouvrait tout entier devant moi, lorsque, comme c’était l’usage dans l’hiver, le hautbois de la ville, soutenu de quelques faibles amateurs, donnait un concert où j’étais chargé de jouer des timbales à cause de ma justesse dans la mesure. J’ai vu plus tard combien ces symphonies étaient souvent ridicules.

Ordinairement mon professeur exécutait sur le piano deux morceaux de Wolf, ou d’Emmanuel Bach, un second hautbois l’accompagnait, et le percepteur des contributions soufflait si terriblement dans sa flûte, qu’il en éteignait les lumières. Il n’y avait pas à penser au chant, et c’était là ce qui faisait beaucoup murmurer mon oncle, grand amateur d’harmonie. Il se rappelait avec enthousiasme le temps où les quatre chantres des quatre églises de la ville se réunissaient pour exécuter Charlotte à la cour dans la salle des concerts. Ces réunions plaisaient beaucoup moins à mon organiste, qui était avant tout un contempteur de la vocalise ; et lorsque je tombais sur ce point d’accord avec lui, il prisait fort mon génie musical.

Mon professeur mettait surtout le plus grand zèle à m’enseigner le contre-point, et bientôt j’exécutai les plus savantes fugues. Je jouais un morceau de ce genre devant mon oncle, le jour de mon anniversaire (j’étais alors âgé de dix-neuf ans), lorsque le garçon principal de notre premier hôtel entra dans la chambre, servant d’introducteur à deux dames étrangères.

Avant même que mon oncle eût jeté sa robe de chambre a ramages, les deux personnes annoncées entraient déjà.

Tu sais l’effet électrique qu’opère sur chaque personne élevée dans la mesquinerie des petites villes toute apparition étrangère. Celle-ci, qui se présentait si inopinément dans ma vie, eut pour moi l’effet d’un coup de baguette magique. Représente-toi deux Italiennes sveltes, habillées à la dernière mode, mais d’une manière un peu fantastique, s’avançant vers mon oncle avec la liberté d’allure des artistes, et cependant infiniment gracieuses, et lui adressant la parole d’une voix forte et sonore. Quel langage singulier parlaient-elles ? De temps en temps on distinguait comme quelques mots d’allemand. Mon oncle ne comprend pas un mot.

Embarrassé, faisant une légère retraite en arrière, il leur montre le sofa avec une pantomime muette. Elles prennent place, elles parlent entre elles, et leur langage résonne comme un chant. Enfin elles finissent par faire comprendre à l’oncle qu’elles sont des Italiennes en passage et qu’elles désirent donner un concert dans l’endroit ; elles viennent s’adresser à lui, qui seul est capable de l’organiser.

Pendant qu’elles parlaient entre elles, j’avais entendu leurs prénoms, et il me semblait que, bien que leur double apparition m’eût d’abord complètement fait perdre la tête, je pouvais maintenant les étudier assez bien. Lauretta, qui paraissait la plus âgée tout en jetant autour d’elle des regards pleins d’éclat, parlait avec force gestes et une vivacité étourdissante pour mon oncle déjà décontenancé.

Sans être trop grande, elle était voluptueusement faite, et mon œil s’égarait sur des charmes qui m’étaient encore inconnus.

Teresina, plus grande, plus élancée, avait une figure un peu longue et sérieuse ; elle parlait peu, mais d’une manière plus intelligible que sa compagne. De temps en temps il lui échappait un singulier sourire. On aurait pu croire qu’elle s’amusait beaucoup de mon oncle, qui, enfermé dans sa robe de chambre comme dans un étui, s’efforçait en vain de cacher un traître de ruban jaune qui maintenait son caleçon et qui s’élançait continuellement de son sein dans les proportions d’une aune.

Enfin elles se levèrent ; mon oncle promit d’organiser le concert pour trois jours après, et fut poliment invité par les sœurs à un ciocolata, où je fus aussi convié en ma qualité de jeune virtuose : titre dont mon oncle m’avait paré devant elles.

Nous montâmes solennellement leur escalier, il nous semblait que chez elles une aventure imprévue nous attendait. Après que l’oncle, préparé convenablement d’avance, eut dit sur l’art beaucoup de belles choses que personne ne comprit, pas plus lui que les autres, après que nous nous fûmes brûlé deux fois la langue avec le chocolat bouillant, en souriant toujours avec l’héroïsme de Scévola, Lauretta dit qu’elle voulait nous chanter quelque chose.

Teresina prit la guitare, l’accorda, et pinça quelques accords. Je n’avais jamais entendu cet instrument. Ce son mystérieux et sourd qui sortait en tremblant des cordes m’impressionna singulièrement.

Lauretta commença d’abord à chanter d’une voix douce et basse et elle s’éleva jusqu’au fortissimo et parcourut une octave et demie dans une hardie fioriture. Je me rappelle encore les mots du commencement : Sento l’amica speme. Ma poitrine se serrait, jamais je n’avait entendu rien de pareil. Mais en même temps que Lauretta déployait les ailes toujours de plus en plus libres, de plus en plus hardies de son chant, en même temps aussi, ma musique intérieure si longtemps morte et engourdie, s’allumait et se dressait en admirables et puissantes flammes.

Ah ! pour la première fois de ma vie j’avais entendu de la musique !

Alors les deux sœurs chantèrent ensemble ces profonds et sérieux duos de l’abbé Stefani. La voix puissante et leste de Teresina m’allait à l’âme. Je ne pus maîtriser mon émotion et je me mis à pleurer. L’oncle avait beau froncer les sourcils et me jeter des regards de mauvaise humeur, tout était inutile, j’étais hors de moi. Mes transports parurent plaire aux cantatrices, et elles s’informèrent de mes études musicales. J’eus honte de ce que j’avais appris ; et enhardi par l’enthousiasme, je m’écriai franchement :

— C’est aujourd’hui que j’entends de la musique pour la première fois !

Il buon fanciullo, murmura Lauretta d’une voix aimable et douce.

De retour chez moi, je fus saisi d’une sorte de fureur ; je saisis toutes les fugues que j’avais péniblement élaborées, oui ! quarante-cinq variations sur un thème de la composition même de l’organiste et que j’avais honorées de ma plus belle écriture, je jetai tout dans le feu et me mis à sourire malicieusement lorsque je vis le double contre-point craquant et fumant au milieu des flammes. Puis je m’assis à l’instrument, et je cherchai à imiter le son de la guitare, et à y chercher les mélodies des sœurs, et j’en arrivai même à les chanter.

— Ne criez pas ainsi effroyablement, et mettez-vous sur une oreille ! me cria enfin mon oncle, à minuit, en éteignant mes deux lumières et en retournant dans la chambre qu’il avait quittée.

Je dus obéir. Un rêve m’apporta le secret du chant ; je le croyais, car je chantais admirablement Sento l’amica speme. Le matin suivant, mon oncle avait préparé, pour me mettre en lumière, tout ce qui pouvait jouer du violon et souffler dans une flûte. Il voulait montrer superbement où nous en étions en musique, mais ses efforts ne furent pas couronnés de succès. Lauretta commença une grande scène, mais dès le récitatif tous se mirent à partir avec furie l’un après l’autre. Aucun d’eux n’avait l’idée d’un accompagnement. Lauretta criait, tempêtait, pleurait d’impatience et de colère. L’organiste était au piano, il reçut toute la bordée de ses amères récriminations, et il s’en alla dans son obstination, sans répondre un mot. Le hautbois de la ville, auquel Lauretta avait jeté à la tête Orsino maledetto ! avait pris son instrument sous son bras et mis fièrement son chapeau sur sa tête. Tout l’orchestre se mit en mouvement vers la porte les archets passés dans les cordes, les becs de clarinette dévissés. Les amateurs seulement regardaient tristement de tous côtés, et le receveur des contributions s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! quel effet terrible me fait cela !

Toute ma timidité s’était envolée, je me jetai devant le hautbois de la ville, j’implorai, je suppliai, je promis même dans mon anxiété six nouveaux menuets et un double trio pour le bal de la ville. Je vins à bout de l’apaiser. Il retourna à son pupitre, les autres à leurs places, et l’orchestre fut réinstallé ; l’organiste seul manquait. Il se promenait lentement sur la place du Marché ; mais on ne lui faisait pas le moindre signe, pas la moindre invitation pour revenir.

Teresina avait tout regardé avec un rire contenu. Lauretta était aussi gaie qu’elle avait été d’abord furieuse. Elle loua mon oncle outre mesure ; elle me demanda si je jouais du piano, et déjà sans m’en douter j’étais assis a la place de l’organiste devant la partition. Jamais je n’avais accompagné de chant ou dirigé un orchestre.

Teresina s’assit au piano auprès de moi, et me donna chaque temps, chaque mesure, Lauretta me disait une foule de bravos l’un sur l’autre, et cela allait de mieux en mieux. Dans la seconde épreuve, tout alla sans faute, et l’effet du chant des sœurs fut indéfinissable ! Il devait y avoir à la résidence une quantité de fêtes pour célébrer le retour du prince, et les sœurs y furent appelées pour chanter au théâtre de la cour. Elles résolurent, en attendant que leur présence y fût nécessaire, de se fixer dans notre petite ville, et elles y donnèrent encore quelques concerts. L’admiration du public dégénéra en une sorte de frénésie ; mon organiste ne se montrait plus, et je me passais très-bien de lui. J’étais le plus heureux des hommes ! Toute la journée j’étais auprès des sœurs, les accompagnant et leur écrivant les voix des partitions en vogue dans la présidence. Lauretta était mon idéal, je supportais patiemment tous ses caprices, la turbulence de sa nature fougueuse, ses intolérables exigences au piano. Elle seule m’avait fait comprendre la musique. Je commençai à étudier l’italien et à essayer des chansonnettes. J’étais dans le septième ciel quand Lauretta chantait mes compositions et leur accordait des éloges ; souvent il me semblait que je n’avais rien inventé, mais que la pensée m’arrivait d’elle-même lorsque Lauretta chantait. J’avais peine à m’habituer à Teresina ; elle chantait rarement, paraissait peu se soucier de ma compagnie, et quelquefois il me semblait qu’elle se moquait de moi en arrière.

Enfin arriva l’instant du départ. Alors seulement je m’aperçus, à l’impossibilité de m’en séparer, ce que Lauretta était devenue pour moi. Souvent, lorsqu’elle avait été très-smorfiosa, elle me caressait, mais sans y attacher d’importance ; tout mon sang s’allumait alors, et seulement le calme qu’elle m’opposait pouvait m’empêcher de l’entourer de mes bras dans ma fureur amoureuse. J’avais une voix de ténor passable que je n’avais jamais exercée, mais qui se développait rapidement. Je chantais souvent avec Lauretta ces tendres duettini italiens qui sont innombrables.

Nous chantions justement à l’approche du départ un duo de ce genre :

Senza di te, ben mio, vivere non poss’ io.

Qui aurait pu y résister ? Je me jetai aux pieds de Lauretta dans un violent désespoir ; elle me releva en disant :

— Mais, mon ami, pourquoi nous séparerions-nous ?

J’écoutais dans la stupéfaction. Elle me proposa de l’accompagner avec sa sœur à la résidence, car si je voulais m’adonner a la musique, il me fallait absolument quitter la ville.

Figure-toi un homme qui tombe dans un noir et profond abime, et qui, au moment où, désespérant de sa vie, il s’attend au choc qui doit le briser, se trouve assis sous un berceau de roses, tandis que des milliers de petites lumières dansent autour de lui en disant :

— Cher ami, vous vivez encore !

Je ne veux pas te fatiguer de ce qu’il me fallut employer de moyens pour prouver à mon oncle qu’il était indispensable pour moi d’aller a la résidence, d’ailleurs peu éloignée de la ville. Il céda enfin, et me promit de m’accompagner. Cela ne faisait pas tout à fait mon compte, car je ne pouvais lui confier mon dessein de voyager avec la cantatrice.

Un catarrhe qui arriva à mon oncle me tira d’embarras.

Je partis avec la poste, mais jusqu’à la première station seulement, où je m’arrêtai pour attendre mes déesses. Je voulus les accompagner à cheval comme un paladin ; je parvins à m’en procurer un, sinon beau, du moins très-doux, d’après les assurances du vendeur, et je m’élançai à la rencontre de ces dames. Bientôt arriva leur petite voiture à deux places. Les sœurs en occupaient le fond ; sur un petit siège du devant était assise la petite et épaisse Gianna, une brune Napolitaine. La voiture était en outre remplie de toutes sortes de caisses, de boîtes, de corbeilles, choses dont les dames ne se séparent jamais. Deux petits chiens se mirent à aboyer après moi des genoux de Gianna, lorsque je saluai plein de joie les belles arrivantes.

Tout allait le mieux du monde, et nous étions déjà à la dernière station, lorsqu’il prît à mon cheval la singulière idée de retourner au pays qui l’avait vu naître. Un sentiment d’intérêt personnel me conseillait de ne pas employer en pareil cas une trop grande rigueur, et d’essayer de tous les moyens pacifiques ; mais l’animal ne tînt nullement compte de mes exhortations. Je voulais aller en avant et lui en arrière ; tout ce que je pus obtenir de lui fut de tourner en rond sur lui-même. Teresina, pliée en deux hors de la voiture, riait tant qu’elle pouvait rire, tandis que Lauretta, les mains devant les yeux, criait de toutes ses forces, comme si ma vie eût été en danger. Cela me donna le courage du désespoir, j’enfonçai les deux éperons dans le ventre du cheval, et je me trouvai au même instant par terre, où j’avais été assez rudement lancé. Le cheval resta tranquille et me regarda en allongeant son grand cou, comme pour se moquer de moi. Il me fut impossible de me relever ; le cocher vint à mon aide, Lauretta était déjà en bas de la voiture avec des cris et des larmes ; Teresina riait sans pouvoir s’arrêter.

Je m’étais foulé le pied, et il m’était impossible de remonter à cheval. Comment faire ? Le cheval fut lié derrière la voiture, dans laquelle il fallut me hisser. Représente-toi deux femmes assez robustes, une domestique très-corpulente, deux chiens, une douzaine de caisses, des cartons, des corbeilles, et moi par-dessus le marché, dans une petite voiture à deux places. Lauretta se plaignait d’être assise trop à l’étroit, les chiens hurlaient, la Napolitaine babillait, Teresina faisait la moue, mon pied me causait d’affreuses douleurs. Tu comprends le charme de ma position. Teresina prétendit qu’elle ne pouvait y résister plus longtemps. On arrêta ; d’un bond elle était hors de la voiture, elle détacha mon cheval, se mit en travers sur la selle, et vint trotter et faire des courbettes devant nous. J’avouerai qu’elle était charmante. Toute la grâce de sa tournure et de ses formes était encore plus remarquable à cheval. Elle se fit présenter sa guitare, et les brides passées dans le bras elle chanta de fières romances espagnoles en les accompagnant d’accords. Sa robe de soie claire volait au vent en faisant resplendir ses plis toujours en mouvement, et les plumes blanches de son chapeau s’agitaient comme des esprits de l’air qui parlaient dans les sons. C’était une apparition romantique, je ne pouvais détacher d’elle mes yeux bien que Lauretta l’appelât folle, en lui disant que sa hardiesse pouvait lui coûter cher. Tout cependant alla le mieux du monde, le cheval avait renoncé à ses entêtements, Peut-être préférait-il la chanteuse au paladin ! Seulement devant les portes de la résidence Teresina remonta dans la voiture.

J’étais de tous les opéras, de tous les concerts ; je nageais dans toutes les musiques possibles ; j’étais, en qualité de corépétiteur, toujours au piano pour étudier des ariettes, des duos et mille autres choses encore. Entraîné par une irrésistible impulsion, j’avais changé tout mon être ; ma grande timidité provinciale avait disparu ; je prenais place au piano comme un maestro devant la partition, dirigeant les scènes de ces dames. Tout mon sentiment, toutes mes pensées n’étaient plus que mélodie. Sans m’inquiéter de l’art du contre-point, j’écrivais une foule d’ariettes que Lauretta chantait dans la chambre. Mais je ne comprenais pas pourquoi elle ne voulait jamais rien chanter de moi dans un concert. Lauretta, il est vrai, jouait avec les sons comme la reine capricieuse des fées. Tout ce qu’elle osa lui réussit. Teresina ne faisait aucune roulade ; son exposition était simple, mais ses sons longtemps ténus brillaient à travers les obscures profondeurs ; d’étranges esprits s’éveillaient, et de leurs yeux sévères venaient regarder au plus secret du cœur. Je ne comprends pas comment j’ai ignoré cela si longtemps.

Lorsque arriva le concert à bénéfice des deux sœurs, Lauretta chanta avec moi une grande scène d’Anfossi. J’étais comme à l’ordinaire au piano. Le dernier point d’orgue se présenta. Lauretta déploya tout son art ; des sons de rossignol roulaient de toutes parts ; c’étaient des notes ténues, puis des roulades de toutes sortes, tout un solfège. La chose me parut dans le fait un peu longue, je sentis un léger souffle ; Teresina était derrière moi. Dans le même moment Lauretta reprit sa respiration pour exécuter un trille harmonique de sons éclatants, au moyen duquel elle voulait revenir dans le a tempo. Le démon me poussa, j’abattis les mains et donnai l’accord, l’orchestre suivit. Adieu le trille de Lauretta dans l’instant même où il allait jeter toute la salle dans l’admiration ! Lauretta, jetant sur moi un regard de fureur, déchira la partition, m’en jeta à la tête les morceaux, qui m’entourèrent d’un nuage, et se précipita comme une furieuse de l’orchestre dans la chambre voisine.

Aussitôt que le tutti fut terminé, je m’y précipitai à mon tour : elle pleurait, elle tempêtait !

— Sortez de devant moi ! s’écria-t-elle, démon qui m’avez tout fait perdre, ma réputation, ma gloire et mon trille ! allez-vous-en, fils de l’enfer !

Elle se jeta sur moi, et je m’échappai aussitôt. Pendant le morceau de concert conduit par un autre, Teresina et le maître de chapelle parvinrent à la calmer, si bien qu’elle consentit à reparaître ; mais je ne m’approchai pas du piano. Dans le dernier duo qu’elle chanta avec sa sœur, Lauretta parvint à placer le trille harmonique, fut applaudie à toute outrance et reprit toute sa bonne humeur.

Je ne pouvais pardonner la manière indigne dont j’avais été traité par Lauretta devant tant de personnes, et je résolus le jour suivant de retourner dans ma ville.

J’étais en train de mettre ma malle en ordre, lorsque Teresina entra dans ma chambre : elle resta stupéfaite en voyant ce que je faisais.

— Tu veux nous quitter ? dit-elle.

— Après l’affront de Lauretta, lui dis-je, je ne peux plus rester.

— Ainsi la sotte conduite d’une folle qui est la première à s’en repentir te chasse ? Mais trouveras-tu nulle part ailleurs une vie d’artiste comme auprès de nous ? c’est à toi d’empêcher Lauretta de revenir à de pareils emportements ; tu es trop soumis, trop doux ; tu places aussi trop haut son talent. Elle a une voix belle et très-étendue, mais toutes ces roulades étranges, toutes ces variations sans fin, tous ces trilles éternels, que sont-ils autre chose que de brillants escamotages qui étonnent comme peuvent étonner les gambades hardies d’un danseur de corde ? Cela peut-il toucher et aller jusqu’au cœur ? Le trille harmonique que tu lui as gâté m’est insupportable, il me fait mal et m’attriste. Et cette ascension continuelle dans les régions des trois traits n’est-elle pas une exagération de la portée de la voix humaine, qui ne touche que lorsqu’elle est dans la vérité ? Je préfère de beaucoup les tons bas et les tons du milieu ; un accent qui va au cœur, un véritable portamento di voce, me paraît préférable à tout le reste. Pas de fioritures inutiles, un ton fort et soutenu, l’expression juste qui saisit l’âme et les sens, c’est là le chant véritable, et c’est ainsi que je veux chanter.

Si tu ne veux plus de Lauretta, pense à Teresina, qui te voit avec plaisir, parce qu’en suivant ta propre nature tu es le compositeur que j’aime. Ne t’en fâche pas, toutes tes jolies chansonnettes et ariettes ne valent pas grand’chose en comparaison de ceci. Et Teresina chanta avec sa voix pleine et sonore une chanson en style d’église, que j’avais composée quelques jours auparavant. Je n’avais jamais soupçonné que mon œuvre pût avoir autant d’effet, les sons me pénétraient avec une singulière puissance, des larmes de plaisir et de ravissement emplissaient mes paupières. Je saisis la main de Teresina et la pressai mille fois sur mes lèvres en lui jurant de rester toujours auprès d’elle.

Lauretta vit avec un chagrin jaloux ma liaison avec Teresina, elle avait encore besoin de moi ; car, malgré son art, elle n’était pas capable d’apprendre sans aide de nouveaux morceaux, elle lisait mal et n’était pas irréprochable quant à la mesure. Teresina lisait à livre ouvert et avec un sentiment parfait de la mesure. C’était surtout dans l’accompagnement que Lauretta laissait voir son entêtement et sa violence : jamais elle n’était bien accompagnée, elle regardait cela comme un mal nécessaire. Il ne fallait pas entendre le piano, fallait se faire entendre à peine, la suivre, et toujours la suivre, en tenant chaque mesure différente selon ce qui lui passait dans la tête. Je m’opposai dès lors fermement à ses volontés, je signalai ses inexpériences, je lui prouvai que sans énergie un accompagnement n’a pas de sens, et qu’il fallait faire une distinction entre le chant et les écarts de voix sans mesure. Teresina me secondait fidèlement ; je ne composais plus que des motifs d’église avec les soli pour voix de basse. Teresina me reprenait souvent aussi, et je la laissais faire, car elle était plus savante, et, je le croyais, elle comprenait mieux que Lauretta le sérieux de la musique allemande.

Nous partîmes pour le sud de l’Allemagne.

Dans une petite ville nous rencontrâmes un ténor qui s’en allait de Milan à Berlin. Nos dames furent enthousiasmées de leur compatriote ; il ne les quittait plus et s’occupait plus spécialement de Teresina. Je ne jouais plus, à mon grand chagrin, qu’un rôle secondaire.

Un jour j’allais entrer dans la chambre avec une partition sous le bras, lorsque j’entendis une conversation animée entre ces dames et le ténor. On me nommait, je m’arrêtai et prêtai l’oreille. Je comprenais déjà assez d’italien pour ne pas perdre un seul mot. Lauretta racontait notre tragique aventure du concert, et comment je lui avais coupé un trille en abattant mes mains sur le piano.

Asino tedesco ! reprit le ténor.

Je me sentis sur le point d’entrer tout à coup et d’envoyer le héros de théâtre par la fenêtre. Je me contins. Lauretta raconta alors qu’elle avait voulu me renvoyer, mais qu’elle s’était laissé émouvoir par mes instantes prières, et m’avait permis de continuer auprès d’elle l’étude de la musique. Teresina, à mon grand étouffement, vint confirmer ce que disait sa sœur.

— C’est un bon enfant, ajoutait-elle, maintenant amoureux de moi, et préférant à tout la haute-contre. Il y a chez lui du talent, mais à la condition de mettre de côté toute la roideur et la gaucherie allemande. J’espère m’en faire un compositeur à mon usage, qui me fera, puisqu’on écrit rarement pour la haute-contre, quelques grands morceaux pour ma voix, et après je le planterai là. Il m’ennuie très-fort avec sa langueur amoureuse, et me tourmente aussi par trop de ses propres compositions, qui sont presque toujours pitoyables.

— Pour moi, reprit Lauretta, j’en suis tout à fait débarrassée ; tu sais, Teresina, combien cet homme m’a persécutée de ses ariettes et de ses duos !

Et alors elle se mit à entamer un duo que j’avais composé dans le temps, et dont elle m’avait fait jadis le plus grand éloge. Teresina fit le second dessus, et toutes deux, de la voix et du geste, me ridiculisèrent à qui mieux mieux. Le ténor riait à faire trembler la chambre, et je me sentais un frisson glacé dans tous les membres. Ma détermination fut prise irrévocablement.

Je me glissai sans bruit dans ma chambre, dont la fenêtre donnait sur les rues latérales. La poste était en face, et le courrier de Bamberg allait partir : on le chargeait en ce moment. Les voyageurs se tenaient debout devant la grande porte ; j’avais encore une heure devant moi.

Je ramassai rapidement tous mes effets en paquet, je payai grassement mon aubergiste, et je me rendis à la poste en grande hâte.

Lorsque je traversai la large rue en voiture, j’aperçus mes dames à la fenêtre en compagnie du ténor ; elles se penchèrent en avant en entendant le cor du postillon. Je me tins dans le fond riant en moi-même du terrible effet du billet peu aimable que j’avais laissé à l’hôtel pour leur être remis.

Théodore but avec plaisir le fond de la bouteille du brûlant eleatico qu’Édouard versa dans son verre.

— Teresina, dit celui-ci en débouchant un nouveau flacon et secouant adroitement la goutte d’huile qui nageait à la surface, s’est montrée plus fausse et plus hypocrite que je ne l’aurais jamais supposé. La gracieuse figure qu’elle avait à cheval lorsqu’elle voltigeait dans ses courbettes et le chant de ses romances espagnoles ne peuvent me sortir de la mémoire.

C’était un moment de triomphe. Je me rappelle encore la singulière impression que cette scène fit sur moi, j’oubliais mes douleurs ; Teresina me semblait dans le moment un être supérieur. De tels moments marquent dans la vie et prennent tout à coup une forme que le temps ne peut effacer ; cela n’est que trop vrai.

— Pourtant, dit Édouard, n’oublions pas non plus l’artiste Lauretta, et de suite, toute rancune oubliée, trinquons aux deux sœurs. Et ils trinquèrent.

— Ah ! dit Théodore, les doux parfums d’Italie volent de ce vin vers moi, une vie nouvelle pénètre mes nerfs et mes veines. Ah ! pourquoi m’a-t-il fallu quitter sitôt ce beau pays ?

— Mais, dit Édouard, je ne vois encore dans tout ce que tu m’as raconté aucune analogie avec le charmant tableau, et, je le pense, tu as encore quelque chose à nous dire des sœurs ; car je suis certain que les dames peintes sur cette délicieuse toile sont Lauretta et Teresina.

– Tu as raison en effet, reprit Théodore, et les soupirs pleins de désirs langoureux que j’adresse à ce pays admirable s’adaptent parfaitement à ce qu’il me reste à raconter.

Peu de temps avant qu’il me vînt dans l’idée de quitter Rome, il y a de cela deux ans, je voulais faire une petite promenade à cheval. J’aperçus devant la porte d’une locanda une charmante jeune fille, et il me parut agréable de me faire verser par cette délicieuse enfant un coup de bon vin. Je m’arrêtai devant la porte de la maison, dans un bosquet égayé par de brillants traits de lumière ; j’entendis dans l’éloignement un chant accompagné d’une guitare ; j’écoutai, car les deux voix de femme qui m’arrivaient avaient fait sur moi une étrange impression. Je sentais s’agiter en moi des souvenirs qui refusaient de prendre une forme. Je descendis de cheval et m’approchai lentement, en saisissant chaque son éclos sous un berceau de feuillage d’où les accords semblaient partir. Les deux voix se turent. La première chanta seule une chansonnette. Plus je m’approchais, plus mes souvenirs, qui m’avaient d’abord tant tourmenté, devenaient plus distincts. La cantatrice était lancée dans un point d’orgue plein de fioritures, la voix allait du haut en bas, du bas en haut, enfin elle se perdit dans un ton prolongé ; mais tout à coup une voix de femme se leva avec l’accent de la dispute, c’étaient des malédictions, des jurements, des injures : un homme s’excusait, un autre éclatait de rire.

J’aperçut devant moi à peu de distance une homme en robe brune.


Une seconde voix de femme se mêlait de la dispute, qui allait en s’allumant toujours davantage avec la rabbia italienne. Enfin lorsque j’étais tout près du bosquet, un abbé s’en élance et se jette presque sur moi ; et lorsqu’il se retourne, je reconnais en lui le bon signor Ludovico, mon colporteur de nouveautés musicales à Rome.

— Qu’est-ce donc, au nom du ciel ? lui criai-je.

— Ah ! signor maestro, signor maestro ! me dit-il, sauvez-moi, défendez-moi contre cette enragée, ce crocodile, ce tigre, cette hyène, ce démon sous la forme d’une demoiselle ! C’est vrai, c’est vrai ! je battais la mesure dans la canzonette d’Anfossi, et j’ai juste au milieu du point d’orgue abaissé la main, et je lui ai coupé son trille. Mais pourquoi aussi étais-je occupé à la regarder dans les yeux ? Le diable emporte les points d’orgue !

Plein d’une émotion singulière, j’entrai aussitôt avec l’abbé dans le bosquet, et je reconnus au premier coup d’œil les deux sœurs Teresina et Lauretta. Lauretta criait et tempêtait encore ; Teresina lui répondait assez vivement, tandis que l’hôte, les bras croisés l’un sur l’autre, les regardait en souriant. Une jeune servante couvrait la table de nouveaux flacons.

Aussitôt que les chanteuses m’aperçurent, elles s’élancèrent vers moi en s’écriant :

— Ah ! signor Teodoro !

Et elles m’accablèrent de caresses. Toute la dispute s’envola au même instant.

— Vous voyez, disait Lauretta à l’abbé, c’est un compositeur gracieux comme un Italien, fort comme un Allemand !

Les deux sœurs s’interrompant l’une l’autre à chaque instant, parlèrent des heureux jours de notre vie commune, de mes grandes connaissances musicales lorsque j’étais déjà si jeune, elles parlèrent de mes essais, de l’excellence de mes compositions ; elles n’avaient, disaient-elles, jamais pu chanter autre chose.

Teresina m’annonça enfin qu’elle était engagée par un impresario comme cantatrice tragique pour l’époque du prochain carnaval, et elle s’efforça de me persuader qu’elle ne chanterait qu’à la condition que l’on me confierait au moins un opéra tragique à composer.

Lauretta, engagée comme première chanteuse pour les opera buffa, déplorait que je n’eusse pas de tendances pour ce genre de musique, car personne autre n’eût certainement composé l’opéra de ses débuts.

— Tu vois que la société où je me trouvais est la même qu’Hummel a peinte, et justement à l’instant où l’abbé est sur le point d’interrompre le point d’orgue.

— Mais, dit Édouard, avaient-elles donc oublié la cause de la séparation et ton rude billet d’adieu ?

— Elles n’en ont pas dit un seul mot, et j’en ai fait autant, répondit Teodoro, car toute rancune s’était envolée, et mon aventure avec les sœurs me paraissait alors seulement très-comique. La seule chose que je me permis fut de raconter à l’abbé que dans un air d’Anfossi il m’était arrivé plusieurs années auparavant la même chose qu’à lui. J’arrangeai en scène tragi-comique mon existence à cette époque entre les deux sœurs, et je leur dis, sans ménager les allusions, combien j’avais été redevable à leur société dans les plus belles années de la vie et de l’étude de l’art. Et cependant, ajoutai-je, ce fut pour moi un bonheur de frapper à faux dans le point d’orgue, car autrement j’en aurais eu pour toujours, et je crois que par amour pour les chanteuses je serais encore assis devant le piano.

— Toutefois, répondit l’abbé, votre faute dans une salle de concert était beaucoup plus grave que la mienne dans ce bosquet, et si le regard doux de ces yeux célestes ne m’avait pas troublé je ne me serais pas montré absurde à ce point.

Ces dernières paroles arrivèrent à propos, car Lauretta, qui pendant que l’abbé parlait avait commencé à faire briller ses yeux de colère, fut complètement apaisée.

Nous restâmes ensemble toute la soirée. Il y avait quatorze ans que j’avais quitté ces dames. Lauretta un peu vieillie ne manquait pas cependant de charmes ; Teresina s’était mieux conservée, et elle avait gardé sa jolie taille. Toutes deux étaient assez excentriquement habillées et leur tournure était restée la même, c’est-à-dire de quatorze ans plus jeune qu’elles. Teresina à ma prière chanta plusieurs des morceaux sérieux qui autrefois m’avaient si profondément impressionné, mais il me sembla qu’ils ne vibraient plus comme autrefois dans mon âme. La voix de Lauretta avait aussi perdu de sa force et de son étendue, en la comparant du moins à celle que je conservais dans mon souvenir.

Cette comparaison de la réalité avec l’ancienne idole qui s’imposait à mon esprit, comparaison peu avantageuse pour le présent, me disposait plus mal encore à l’égard des deux sœurs que ne l’avaient fait tout d’abord leur conduite actuelle avec moi, leurs extases hypocrites et leur admiration maladroite.

Cependant l’humeur joviale de l’abbé, qui faisait avec une langueur toute mondaine la cour aux deux sœurs, et le bon vin dont je bus une large part, me rendirent toute ma gaieté, de sorte que la soirée se passa de la plus charmante manière. Les sœurs m’invitèrent de la manière la plus pressante à venir les voir pour m’entendre avec elles sur les rôles que je devais composer pour elles.

Je quittai Rome sans aller leur rendre visite.

— Et cependant, dit Édouard, tu leur es redevable de l’éveil de la voix de ton cœur.

— C’est évident ! répondit Théodore, et tu peux ajouter d’une foule de bonnes mélodies ; mais c’est pour cela même que je résolus de ne plus les voir.

Chaque compositeur a le souvenir d’une impression puissante que le temps ne peut effacer. L’esprit vivant en lui parla sous cette influence, et ce fut l’œuvre de création qui fit jaillir tout à coup de son âme sa manière de sentir personnelle qui s’y tenait en repos. Elle en sortit pleine de lumières pour ne plus jamais retomber.

Il est certain que dans cette disposition, toutes les mélodies que l’artiste invente paraissent appartenir à la cantatrice seule qui lui jette la première étincelle. Nous l’écoutons et nous écrivons ce qu’elle chante. Mais nous sommes ainsi faits, que dans notre faiblesse, attachés à la glèbe, nous cherchons toujours à attirer les choses surhumaines dans l’espace circonscrit de notre nature terrestre. La chanteuse devient notre maîtresse, peut-être même notre femme. Le charme s’envole, et cette mélodie intérieure qui chantait autrefois d’admirables choses, se perd dans une plainte sur une soupière cassée ou sur une tache d’encre qui a souillé notre linge.

Il faut regarder comme heureux le compositeur qui a pour toujours quitté des yeux celle qui a su illuminer sa musique intérieure d’une mystérieuse énergie.

Si ce jeune homme est violemment tourmenté des désespoirs et des douleurs de l’amour parce que sa bien-aimée s’est éloignée, son souvenir devient un trésor céleste, il vit dans tout l’éclat de la jeunesse éternelle et de la beauté, et il produit des mélodies qui sont elle-même, toujours elle !

Et qu’est-elle donc autre chose que le plus haut idéal qui s’élançant de notre âme va se refléter dans une figure étrangère !


Le solitaire, les mains jointes, etait etendu sur une natte de jonc.


— Cela est singulier mais très-plausible ! dit Édouard tandis que les amis les bras entrelacés sortaient de la boutique de Tarone.