Contes des landes et des grèves/Les deux soldats

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Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 183-191).

XVIII

LES DEUX SOLDATS


Il était une fois deux soldats qui revenaient du service ; ils n’avaient ni argent ni pain, et ne savaient aucun métier. Ils étaient bien embarrassés ; l’un d’eux eut une idée :

— Si tu veux, dit-il à son compagnon, nous allons tirer à la courte-paille pour savoir qui de nous aura les yeux crevés. L’autre le conduira et ira de porte en porte demander la charité pour un pauvre soldat qui a perdu les yeux à la guerre.

L’autre accepta ; on tira à la courte-paille, et celui que le sort désigna eut les yeux crevés. Ils allaient mendier par les villages ; tout le monde leur donnait du pain, et même de l’argent, si bien qu’au bout de quelque temps ils avaient ramassé une bonne boursée.

Alors celui qui avait ses deux yeux se lassa de conduire son camarade, et il l’abandonna au milieu d’une forêt, sans un morceau de pain et sans un sou. L’aveugle fut bien désolé d’être seul, et, quand il sentit que la nuit allait venir, il grimpa sur un arbre et s’installa du mieux qu’il put, parmi les branches.

Il n’y avait pas longtemps qu’il y était, lorsqu’un loup, un lion et un ours s’arrêtèrent juste au pied et se mirent à causer. C’étaient des sorciers déguisés, qui parlaient le langage des hommes et non celui des bêtes, de sorte que le soldat comprenait ce qu’ils disaient.

Le loup dit au lion :

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ton pays compère le lion ?

— Ah ! répondit-il, dans mon pays presque tout le monde est aveugle ; mais si on savait qu’il suffit, pour y voir, de se frotter les yeux avec les feuilles de l’arbre sous lequel nous sommes, tout le monde y verrait.

Le soldat se hâta de prendre des feuilles, et de s’en frotter les yeux ; aussitôt la vue lui revint, et il continua à écouter.

— Et toi, compère le loup, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ton pays ?

— Dans mon pays, il n’y a pas d’eau : c’est un gros arbre planté au milieu d’un champ qui la boit toute ; si on frappait dessus trois ou quatre coups de hache, il y aurait de l’eau en abondance.

— Et toi, compère l’ours, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ton pays ?

— La fille du roi est malade : on est allé à tous les médecins, à tous les reboutous, à tous les rémégeux, et aucun ne sait quelle maladie elle a. Moi, je le sais. C’est un crapaud caché sous son oreiller qui la fait souffrir ; il faudrait que quatre hommes forts viennent le prendre avec des pinces de forge et le brûler. Aussitôt la princesse serait délivrée de son mal. Le roi a promis de la donner en mariage à celui qui pourrait la guérir.

Les trois animaux s’en allèrent, chacun de son côté, après s’être donné rendez-vous pour l’année suivante au pied du même arbre.

Le soldat, bien content, remplit son mouchoir de feuilles de l’arbre, et se mit en route pour aller dans les différents pays dont les sorciers avaient parlé. Il arriva dans celui où tant de gens ne voyaient pas ; il entra dans une maison et dit :

— On m’a assuré que dans ce pays-ci la plupart des hommes ne voyaient pas ; est-ce vrai ?

— C’est bien vrai, mon jeune homme, lui répondit-on.

— Eh bien ! moi j’ai des feuilles qui font voir.

Dès qu’on sut que le soldat avait de ces feuilles, chacun les lui acheta bien cher, et dans ce pays tout le monde voyait.

Il se mit en route pour le pays où il n’y avait point d’eau. Quand il y fut arrivé, il entra dans une auberge, et demanda une chopine de cidre. Quand il l’eut bue, il vit l’aubergiste qui lavait avec du cidre l’écuelle dont il s’était servi.

— Pourquoi, demanda-t-il, ne la lavez-vous pas avec de l’eau ?

— Ah ! mon pauvre homme ; c’est qu’ici l’eau est chère : elle vaut plus de trois cents francs la barrique.

— Que donneriez-vous à celui qui vous procurerait de l’eau en abondance ?

— Je pense, répondit l’aubergiste, qu’on lui donnerait au moins cent mille francs.

— Donnez-les moi, dit le soldat, et je me charge de vous faire avoir de l’eau.

Toute la ville se cotisa pour faire la somme ; alors le soldat demanda une hache, et arriva près de l’arbre qui buvait toute l’eau. Au premier coup qu’il frappa, il vint un peu d’eau, au second il vint un peu plus ; au troisième, elle se répandit partout sur la terre. Les gens se hâtèrent de remplir les tonneaux, les barriques, les cruches, croyant que l’eau n’aurait pas toujours coulé. Mais depuis il y en eut toujours dans le pays, et les gens, bien contents, donnèrent cent mille francs au soldat.

Il partit pour le pays où la fille du roi était malade. Il se fit conduire au palais, et dit au roi :

— Sire, j’ai entendu parler de votre fille, qui est malade depuis dix ans, et que personne ne peut soulager, et l’on m’a dit que vous la donneriez en mariage à celui qui la guérirait.

— C’est vrai, répondit le roi.

— Faites-moi venir les quatre hommes les plus forts de votre royaume, et que chacun d’eux ait une grosse pince de forge.

Quand ils furent venus, il leur commanda de soulever l’oreiller de la princesse, de prendre le crapaud avec leurs pinces de forge, puis de le maintenir sur le feu jusqu’à ce qu’il fût brûlé. Ils s’en saisirent, et se hâtèrent de le mettre sur un grand feu ; mais le crapaud était si fort, qu’ils avaient peine à le tenir et ils suaient à grosses gouttes. À mesure que le crapaud brûlait, la fille du roi éprouvait du soulagement, et, quand il fut en cendres, elle se leva, aussi bien portante que si elle n’avait jamais été malade.

Alors le roi embrassa le soldat et lui dit :

— Je vais tenir ma promesse ; c’est vous que ma fille épousera.

Ils firent de belles noces, et quelque temps après le soldat voulut aller voir ses vieux parents et leur dire qu’il était le gendre du roi. Sur sa route il rencontra son camarade, qui lui dit :

— Tiens, te voilà ! comment se fait-il que tu y voies ?

— Ah ! répondit-il, quand tu m’as abandonné, je suis monté dans un arbre, et j’ai entendu venir au pied un ours, un lion et un loup. J’ai écouté ce qu’ils disaient, et ce sont eux qui m’ont enseigné les feuilles qui font voir, la manière de guérir la fille du roi et d’empêcher l’arbre d’absorber toute l’eau.

Il lui raconta tout au long ses aventures, puis lui dit qu’il y avait un an que les bêtes n’étaient venues dans la forêt, et que cette nuit même elles devaient se trouver au pied de l’arbre.

Le soldat s’y rendit et grimpa dans l’arbre, pensant apprendre d’aussi beaux secrets que son camarade ; à la nuit il vit venir les trois bêtes.

— Qu’y a-t-il de nouveau dans ton pays, compère le lion ? demanda le loup.

— Je t’avais dit l’an dernier que beaucoup de gens n’y voyaient pas, et à présent tout le monde voit. Et dans le tien, compère le loup, qu’y a-t-il de nouveau ?

— L’an dernier, il n’y avait pas d’eau, et maintenant il y en a en abondance. Et qu’y a-t-il de nouveau dans ton pays, compère l’ours ?

— La fille du roi qui était malade depuis dix mois est guérie ; comment cela s’est-il fait ?

— Ah ! répondit compère le loup ; c’est qu’on nous aura écoutés.

Ils regardèrent en l’air et virent l’ancien soldat.

— Ah ! s’écria l’ours, c’est ce beau geai-là qui a tout entendu ; attends, je vais te dénicher !

Il grimpa dans l’arbre, et se mit à déchirer l’homme menu, menu, comme chair à pâté, et il en jetait les morceaux à compère le lion et à compère le loup qui étaient au-dessous de l’arbre.


(Conté en 1886 par Jeanne Daniel, de Penguily, Côtes-du-Nord.)