Contes du lit-clos/La Lettre du gabier
« Hier matin, notre commandant
Nous a dit que le bâtiment
S’en allait partir à la guerre :
Par la présente, votre fieu
S’en vient vous dire son adieu,
Bonne grand’mère !
J’aurais bien voulu, core un coup,
Mettre mes bras à votre cou
Tout comme au temps de mon enfance ;
Mais, l’un et l’autre, oublions pas
Qu’à présent votre petit gâs
Est à la France !
Les camarades du pays
À leurs parents, à leurs amis,
Font aussi leurs adieux bien vite,
Espérant que la lettre-ci
Vous trouvera vaillants, ainsi
Qu’elle nous quitte.
Parait qu’on va voir les Chinois ;
J’espère bien qu’avant un mois
Ils seront battus par les nôtres !
Si l’on débarque.. faudra voir ;
Je saurai faire mon Devoir
Comme les autres !
Je veux être le mieux noté
Pour m’en revenir Breveté,
Peut-être même quartier-maître
Avec mes galons frais cousus
Je rirais si vous n’alliez plus
Me reconnaître !
Si je meurs — dam ! faut tout prévoir !
Vous prierez pour moi chaque soir
Madame la Vierge Marie :
Dites-vous, dans votre chagrin,
Que je suis mort, en bon marin,
Pour la Patrie !
Voici qu’on sonne le départ :
Embrassez tout doux, de ma part,
Celle… à qui chaque jour je pense ;
Qu’elle me conserve son cœur :
Il sera, si je suis vainqueur,
Ma récompense !
Adieu ! pour de bon, cette fois,
D’autant que, vraiment, je ne vois
Plus rien autre chose à vous mettre ;
Votre Yvon,
Élève gabier,
Qui, sans finir de vous aimer,
Finit sa lettre. »