Contes du lit-clos/La Main maudite

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Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 121-126).


LA MAIN MAUDITE





« Tes père et mère honoreras,
« Si tu veux très longuement vivre ! »
Nous dit le Seigneur dans un Livre
Que jamais trop tu ne liras…


Voilà ce que disait souvent
A son petit gâs Jean-Marie
Le maître de la métairie
De Coat-dû, Job le Morvan.

Et Job-le-métayer, vraiment,
Des bons fils était le modèle :
À la Loi du bon Dieu fidèle,
Il aimait sa vieille maman ;

Et, pour être sûr que son gâs
Ferait douce aussi sa Vieillesse,
Il allait répétant sans cesse :
« Dieu punit les enfants ingrats ! »

« Tes père et mère honoreras ! »
Répétait le fermier sans trêve,
Et l’enfant murmurait en rêve :
« Dieu… punit… les enfants… ingrats !… »




Or, un soir, à la trouble-nuit,
Job le Morvan qui, sur sa route,
Avait trop « bonjouré » la goutte,
S’en revint soûl-perdu chez lui.

« Ho ! la vieille ! dit-il, tu dors ?
« Donne-moi la soupe et ben vite ! »
— « Mon gâs, à sec est la marmite :
« N’as-tu donc point soupé dehors ? »

Mais, jurant le nom du bon Dieu,
L’ivrogne agonisa la vieille
De tous les mots qu’à son oreille
Vint lui murmurer l’Eau-de-Feu !

Et, comme la pauvre maman
Lui mettait sa main sur la bouche,
Il leva la sienne et, farouche,
La laissa tomber durement !

« Tes père et mère honoreras ! »
Gémit l’Aïeule sans colère,
Et Yannik dit : « Prends garde, père :
« Dieu punit les enfants ingrats ! »

Et Job n’en hurle que plus fort :
Il s’insulte, se frappe et grogne ;
Et puis, enfin, comme un ivrogne
Et comme une bête… il s’endort !

Mais, au réveil, l’esprit plus sain,
Quand son Yannik fît sa prière,
Pour la première fois son père
Ne lut pas le Précepte saint !


Ai-je dit qu’on était rendus
Dans le mois-de-la-paille-blanche
Où les blés mûrs que la faulx tranche
Dans l’aire neuve sont battus ?

Ce jour-là, donc, précisément,
Job-le-Morvan fit, quatre à quatre,
Installer sa machine à battre
Afin de battre son froment.

Rrroû ! la Batteuse va bon train,
Rrroû ! Rrroû ! Rrroû ! elle ronfle et gronde
On fane, on enmeule à la ronde
Et l’on ramasse le bon grain ;

Et Job, le fermier diligent,
Pousse lui-même en la machine
Les gerbes de blé que s’échine
À lui passer le petit Jean.

Mais, sous les sourcils blonds, froncés,
Les regards que son fils lui lance
Lui semblent chargés d’insolence,
Veufs du Respect des jours passés…

Et le fermier pleure tout bas :
Il pressent, hélas ! que, la veille,
En insultant la bonne vieille,
Il s’est aliéné son gâs…

Et que sera-ce alors, Demain,
Si son fils un jour lui ressemble ?
Pour sa propre Vieillesse il tremble :
« Las ! Ma Doué/ ma pauvre main !!! »

Il a poussé trop loin le Blé,
Et la Batteuse, vite, vite,
A dévoré la Main maudite…
… Et voici l’homme mutilé !

Lui-même il retire son bras
Du monstre de fer qui le garde
Et dit à son Yannik : « Regarde !
« Dieu punit les enfants ingrats ! »

Et son fils hurle à cet aspect…
Mais Job rit à sa chair meurtrie,
Car les yeux de son Jean-Marie
Sont, maintenant, pleins de Respect !




Cette poésie est éditée séparément. — G. Ondet, éditeur.