Contes du soleil et de la pluie/06

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Les Deux Monstres

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Ce fut, certes, le match le plus étrange, le plus macabre et le plus passionnant…

Au bas de la grand’route qui descend de la ville de Saint-Jores à la rivière, il y a une vieille église romane, Notre-Dame-sur-l’Eau, célèbre dans le pays comme lieu de pèlerinage. Criquioche, cul-de-jatte, était mendiant attitré à la porte de cette église.

Chaque matin, Criquioche arrivait bruyamment dans un superbe sans-ressort attelé en poste de deux magnifiques lévriers russes mâtinés de roquet. Il conduisait à double corde et d’une main, l’autre tenant par prudence un frein automatique composé d’un sabot à garniture de clous. Tout cela était de bonne tenue et sentait l’aisance, le bien-être du monsieur dont le lendemain, tout au moins, est assuré. De fait, la place était excellente, tous les fidèles devant passer par là. Il leur souriait et les saluait du buste, les sous pleuvaient.

Or, il advint un beau jour qu’à trois mètres de Criquioche, sur la marche inférieure du parvis, un concurrent s’installa, et qui plus est, un cul-de-jatte. Il est vrai que l’intrus ne jouissait, pour tout attelage, que d’une boîte à roues de fer traînée par un misérable caniche. Mais, outre que cela lui donnait un air bien propre à inspirer la pitié, n’avait-il pas choisi sa place de manière à ce que l’on passât d’abord devant lui ! Criquioche en fit la dure expérience : sa recette du matin diminua des trois quarts,

Furieux, il apostropha le nouveau venu. Vitcoq — c’était son nom — exhiba, sans mot dire, une autorisation signée de l’archevêché.

Le lendemain Criquioche, au lieu de venir à sept heures, selon son habitude, vint une heure plus tôt et prit la place de Vitcoq. La recette fut bonne, mais, le surlendemain, quand il arriva, Vitcoq était là. La récolte fut dérisoire.

Dès lors, ce fut un duel de chaque jour. Qui arriverait le premier ? Cinq heures et demie, cinq heures, quatre Heures et demie, quatre heures… il n’y eut pas de limites. Et, il faut bien le dire, dans cette lutte acharnée, c’était Vitcoq, plus matinal et plus résolu, qui remportait les avantages les plus fréquents.

Criquioche enrageait. Il n’y avait point 1à qu’une question de gros sous, et Dieu sait cependant si les conditions matérielles de sa vie avaient changé — on le voyait assez à sa tenue moins soignée, à ses chiens moins gras — il y avait aussi une question d’amour-propre. Il lui semblait qu’on l’avait délogé d’un poste en quelque sorte officiel. Il n’était plus rien. Vitcoq prenait sa place et le narguait.

Situation intolérable qui provoquait des querelles incessantes et un duel d’injures presque ininterrompu. Cela ne pouvait durer. Les deux hommes en seraient tombés malades. D’un commun accord, ils prirent comme arbitre Malatiré, le manchot qui exerçait en face, à la porte du marchand de cierges.

Malatiré conseilla, un match (il prononçait metch, comme les Anglais, disait-il).

— Oui, un metch. Vous habitez tous deux au haut de Saint-Jores. Eh bien, une supposition : demain matin, à cinq heures, vous vous alignez sur la place, et le premier museau de chien qui s’amène ici décidera du gagnant. Moi, je serai juge à l’arrivée, ça vous va-t-il ?

Criquioche accepta d’emblée. Il avait dépassé bien souvent Vitcoq dont le lamentable caniche s’arrêtait tous les cent mètres, exténué, et se couchait à terre. Pourtant Vitcoq accepta aussi, en riant.

Et le lendemain, à six heures, les deux culs-de-jatte s’alignaient sur la place de Saint-Jores.

Une, deux, trois !… Sur cent mètres, Criquioche en prit vingt à Vitcoq. Cinq minutes après, il gagnait le haut de la côte et l’attaquait hardiment. Ce fut vraiment beau de le voir descendre à fond de train, sans aucun souci de prudence. Dressé sur la pointe extrême de son derrière, il avait l’air d’un Romain sur son char de course.

Le premier tournant s’effectua à merveille, le second aussi ; au troisième, il aperçut les clochetons de l’église, distingua le porche, Malatiré. De Vitcoq il n’était plus question. Heureusement, car ses chiens commençaient à faiblir… Et, tout à coup, ayant tourné la tête, il le vit à ses côtés !

Vitcoq près de lui ! Une seconde, il voulut douter. Pourtant, c’était bien Vitcoq, mais un Vitcoq incroyable, courbé en deux, les mains armées de pointes de fer, et les agitant à tours de bras, et si vite qu’on aurait dit deux mécaniques d’une agilité et d’une adresse miraculeuses.

Un grand coup de fouet à ses lévriers russes, et Criquioche, dépassé, le rejoignit. Et ce fut le dernier effort, les foulées suprêmes. Déjà on entendait la voix de Malatiré qui excitait les concurrents. Vitcoq passa, puis Criquioche, puis Vitcoq. Tous deux hurlaient. Encore cent mètres… Criquioche en tête… puis Vitcoq… puis tous deux nez à nez… Et soudain un effondrement, les roues qui se sont accrochées, les voitures, les chiens, les hommes pêle-mêle, des cris de rage, des aboiements, deux êtres qui se prennent à bras-le-corps, des bêtes furieuses qui se mordent… Et puis, de ce tourbillon de poussière, voici qu’il sort deux choses étranges, informes, innomables, deux moitiés d’hommes qui se mettent à rouler vers l’église. Et cela se démène, se traîne, rampe, gesticule, s’efforce, sautille, dégringole, tombe, se relève et repart avec des airs de monstres inachevés et qui ne savent pas se mouvoir, d’oiseaux sans ailes, d’animaux sans pattes, de poissons sortis de l’eau, de larves…

— Criquioche !… Vitcoq !… vocifère Malatiré, hors de lui. Criquioche dans un fauteuil… non, Vitcoq sur un sofa… Hourrah pour Vitcoq !… Bravo, Criquioche… Criquioche comme il veut… Criquioche tout seul… je prends Criquioche !…

Et de fait Criquioche, dont la course au début avait été moins pénible, semblait sur le point de gagner. Il touchait au but. Mais un chien lui sauta à la gorge, le caniche de Vitcoq, l’arrêta un instant. Vitcoq passa, gagna.

Il y eut contestation. Les deux choses humaines furent près de s’empoigner à nouveau. Mais Malatiré s’interposa. Il exultait :

— Un metch splendide, comme il n’y en a jamais eu !… Ah ! mes enfants, à la bonne heure ! Quels gaillards vous faites ! En voilà des lapins ! de vrais pur-sang… ce que vous détallez !… Un vainqueur ? un vaincu ? Allons donc ! Dead-heat, oui, je vous proclame dead-heat. C’est mon droit, je suis juge. Vous entendez, chacun son tour aura la bonne place, un jour l’un, un jour l’autre… Ah ! mes fistons, quel beau metch !…

Maurice LEBLANC.