Contes du soleil et de la pluie/07

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Lucienne et Clotilde

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— Certes, nous dit à propos de son premier divorce ce modeste et grand savant qu’on appelle André Sauverny, certes ma femme était une haute intelligence et les derniers romans philosophiques qu’elle a signés de son nom de jeune fille, Lucienne Bréhan, attestent un noble esprit et un curieux effort d’originalité. Mais vraiment ces sortes de femmes, chez qui le cerveau a pris, au détriment de l’équilibre physique, une place trop prépondérante, ne sont pas faites pour la vie conjugale, du moins telle que nous l’entendons. Lucienne était bizarre, fantasque, difficile, indifférente aux soins du ménage, désordonnée. Nos natures se choquaient. L’existence devint bientôt impossible. Et puis, je l’avoue à ma grande honte, j’étais humilié, oui, profondément humilié. À valeur égale, la femme est supérieure à l’homme, et cette supériorité m’était insupportable. Je la sentais préoccupée d’idées plus graves que les miennes, en quête d’un idéal plus beau que le mien. Elle pensait mieux que moi. Elle était plus sensible, plus inquiète, plus enthousiaste, plus consciente. Bref, j’étais jaloux de son cerveau. Le divorce, auquel elle m’obligea par ses défauts de caractère, me fut donc un soulagement.

Libre, j’allai chercher le repos et l’oubli à la campagne, et c’est là que je connus celle qui devint ma seconde femme.

Clotilde d’Orsère habitait le château voisin. Veuve et indépendante, elle vivait à sa guise, montait à cheval et à bicyclette, faisait de l’automobile, s’adonnait enfin passionnément à tous les sports. Elle m’attira sans doute par l’absolu contraste qu’elle formait avec celle que je venais de quitter. Aussi grande et aussi forte que Lucienne était mignonne et faible, c’était une créature de plein air et d’effervescence physique. Je l’aimai et l’épousai.

Je n’insisterai pas sur notre bonheur durant les premiers mois. Clotilde se montra la femme charmante et docile, la ménagère attentive, la maîtresse de maison entendue que nous rêvons tous. D’ailleurs, n’avions-nous pas les mêmes goûts ? Moi aussi j’aime les sports, et les ayant pratiqués tous avec plus ou moins de ferveur, je puis dire que je me suis maintenu en bon état de souplesse et d’entraînement. Jours délicieux où nous errions à l’aventure par les champs et par les bois, mangeant au hasard des auberges, nous endormant sur le revers des fossés ! Oh ? comme tout cela était loin des heures fiévreuses et solitaires où Lucienne et moi pensions l’un en face de l’autre avec une sorte d’antagonisme pénible !

Ma première sensation désagréable — d’autres évidemment avaient dû déjà m’égratigner sans que j’y prisse garde — je l’éprouvai un matin que nous allions à bicyclette vers la ville voisine. Yves Lessart et son frère le romancier, Georges Valoise, d’Estrieux, nous accompagnaient, lorsque l’un d’eux, apercevant la vieille porte qui marque l’entrée de la villa, s’écria :

— Une course, voulez-vous, pour nous ouvrir l’appétit ? Au premier qui atteindra la vieille porte…

— J’accepte, ripostai-je, me courbant sur mon guidon et brutalisant mes pédales.

Et je partis, suivi des autres.

Ma victoire était certaine, sur cinq cents mètres surtout. Les deux frères ne comptaient pas. Valoise manquait de souffle, et d’Estrieux, qui avait du fond, était lent au démarrage. Et déjà je ressentais cette joie particulière que donne la supériorité, si insignifiante qu’elle soit et de quelque manière qu’elle se manifeste. Cependant, à cinquante pas du but, ayant tourné à demi la tête, je distinguai derrière moi, dans mon sillage, une forme…

Je redoublai, apportant à mon effort l’excitation d’un lutteur qui veut vaincre à tout prix. À trente mètres, mon rival parvint à ma hauteur. À quinze mètres il me dépassa. J’étouffai un cri. C’était ma femme.

Cette petite défaite inattendue qui, soyons franc, me vexa plus que de raison, fut suivie le lendemain d’une autre blessure d’amour-propre. Il pleuvait. On fit des armes dans la grande salle. Je me défendis facilement contre Yves Lessart qui passe pour un bon amateur ; mais Clotilde ayant pris le fleuret, me domina nettement. Trois fois de suite je fus touché.

Le jour suivant, à cheval tous deux, il me fallut constater mon infériorité devant un obstacle que ma femme sauta, et que je n’osai pas, non, que je n’osai pas affronter.

Et je me rendis compte ainsi, soit par des expériences réitérées, soit en me remémorant certains faits, que Clotilde l’emportait sur moi dans tous les exercices du corps, dans ceux mêmes où je pouvais prétendre à quelque mérite. Comme chauffeuse, elle montrait certes plus d’adresse, de décision et d’audace. Dans nos excursions à bicyclette, c’était toujours elle la plus vaillante et la plus infatigable. À Luchon où nous primes les eaux, je dus prétexter la défense du docteur, une nuit que nous partions avec des guides pour notre sixième ascension : j’étais fourbu. Au tennis, elle me refait deux sets. Je renonçai à chasser avec elle : corrigeant mon tir, sans viser presque, elle tirait les perdreaux et les lièvres que je venais de manquer.

De retour à Paris, l’ayant conduite au Palais de Glace afin de l’éblouir par mon habileté de patineur, je subis l’échec le plus mortifiant : Clotilde était la grâce même. On fit cercle autour d’elle.

J’affectai d’abord de rire à chacune de ces petites épreuves, ou même de n’y point prêter attention. Mais leur répétition commença bientôt à m’énerver, et je ne pus toujours cacher mon amertume. Clotilde s’en amusa, sans penser à mal. Irrité, je fis quelques scènes. Dès lors, par taquinerie, elle chercha les occasions de m’humilier, ce qui lui fut facile. Il y eut des querelles. L’accord était rompu.

Et c’est ainsi que moi, qui me pique d’une certaine élévation morale, j’en arrivai à souffrir auprès de ma seconde femme parce qu’elle me dominait physiquement, de même que j’avais souffert auprès de la première par jalousie cérébrale. Et pourtant, je vous assure que je ne suis pas un enfant, que j’ai l’habitude d’étouffer en moi toute pensée vilaine et que je ne me laisse pas envahir, sans combattre courageusement, par des sentiments. que je juge indignes. Mais que voulez-vous ! l’homme ne peut vivre auprès d’une femme qu’il reconnait supérieure à lui. Et cette fois, ma souffrance était peut-être plus aiguë, car elle provenait d’une infériorité physique. Et cela c’est la blessure la plus cruelle. Sous peine de déchéance, nous devons être les plus forts.

Je répéterai ce que j’ai dit pour Lucienne : la vie n’était plus supportable dans de telles conditions. Un peu de mépris se mêlait aux façons de Clotilde avec moi. Je la détestais. Chaque manifestation de vigueur, d’agilité, de résistance, m’était odieuse chez elle. Je regardais cela comme une injure volontaire, comme une provocation, et, chaque fois, je rêvais de l’humilier à mon tour et de prendre ma revanche par quelque moyen que ce fût. Ah ! la vaincre, la réduire, la briser comme une esclave, devenir son maître enfin, quelle joie !

Et un jour — vraiment je ne puis m’expliquer mon geste que par un coup de folie — un jour, malgré moi, après une scène plus violente, perdant la tête, je levai la main sur elle. Elle me regarda d’un air étrange que je n’oublierai jamais, avec une expression d’étonnement un peu dédaigneux, et très lentement elle vint à moi et m’empoigna à bras le corps, Et ce fut entre nous une lutte silencieuse, âpre, haineuse de ma part, implacable et grave de la sienne.

Tâtez mes muscles. Ils sont solides, n’est-ce pas ? Je suis dans la force de l’âge, robuste, nerveux, large de poitrine, carré sur ma base, hein, qu’en dites-vous ? Et, de plus, je vous jure que l’orgueil et la rage décuplaient mon énergie. Eh bien, elle me ploya en deux, me renversa, et avec un flegme de vieil athlète rompu aux assauts, sans à-coup, sans brusquerie, par le seul effort de ses muscles, elle me fit toucher les deux épaules…

Une heure après, je partais. Nous avons divorcé…

Maurice LEBLANC.