bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/175-78
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
La Force de l’homme
— Vous aimez les sports, mademoiselle ?
— À la folie, monsieur.
Ils jouaient au ping-pong tous deux,
elle, Raymonde, mince, souple, adroite
et désireuse de plaire, — lui, Maxime,
grand, solide, de figure expressive, un
de ces êtres qui apportent à tout ce
qu’ils font la même ardeur et la même
foi, un cérébral passionné d’exercice.
La petite balle rebondissait d’un camp
à l’autre, légère et preste, avec un petit
bruit amusant, un petit tapotement monotone
qui rappelait ces rythmes exotiques
entendus aux villages de l’Exposition.
Entre les parties, tout en ramassant
les balles, ils causaient, Maxime
surtout.
— Et vous avez bien raison d’aimer
le sport. C’est la plus jolie distraction.
Que dis-je, une distraction ! Mais c’est la
joie elle-même. Au fond tous les plaisirs
que nous prenons ne sont que des manifestations
sportives qui fortifient tel muscle,
tel organe et perfectionnent tel de
nos gestes et telle de nos attitudes.
Croyez-vous qu’une femme qui sait danser
n’ait pas plus de grâce, même immobile,
que celle qui ne sait point, et qu’elle
n’ait une idée plus nette de la beauté
d’une ligne ou de la noblesse d’une pli
de robe ? Ainsi également, celle qui
chantera se tiendra mieux, s’épanouira
davantage et respirera plus aisément.
N’est-ce pas votre avis, mademoiselle ?
— Évidemment. Je danse et je chante,
et pas trop mal, dit-on.
— Mais le sport n’est autre chose que
la vie, que la vie qui s’affirme et qui se
développe ! L’enfant qui crie, qui tend les
bras, qui esquisse d’une chaise à l’autre
ses premiers pas incertains, l’écolier qui
joue aux barres, l’adolescent qui marche
en rêvant, sont des apprentis qui s’entraînent.
Seulement, je le reconnais, tout
cela n’est que préparation et balbutiement.
Ce qui constitue le sport, c’est
l’acte volontaire et conscient.
— Volontaire et conscient, répéta distraitement
Raymonde.
— Je trouve d’ailleurs que cette volonté
et cette conscience commencent à
s’éveiller un peu partout. Et savez-vous
ce que je vois dans cet éveil indiscutable ?
— Non.
— J’y vois, prononça Maxime, interrompant
la partie, j’y vois un indice de
transformation sociale, oui, un symptôme
très clair des temps qui s’approchent.
— Vraiment ?
— Je m’explique. L’homme a toujours
travaillé, n’est-ce-pas, et de rude façon.
Jamais, depuis le commencement des
siècles, il n’a cessé de mettre en jeu sa
force musculaire, peinant comme laboureur,
comme boulanger, comme fondeur, charpentier,
pâtre ou bûcheron. Sur cent
individus, la statistique vous dira que
quatre-vingt-dix-neuf vivaient de leurs bras
et de leurs jambes. Jusqu’à nos jours la
presque totalité du capital humain résidait,
en dernière analyse, dans le biceps
et dans le jarret de l’homme. C’était l’unique
valeur, l’étalon-type. Or, remarquez
comme tout cela change peu à peu, et
combien depuis le développement et le
perfectionnement des machines, la force
brutale a perdu de son omnipotence,
remplacée insensiblement par la force
mécanique et dominée de plus en plus
par la force cérébrale. Chaque jour, on
peut l’affirmer, produit une petite invention,
une bielle, un ressort, la connaissance
d’un courant magnétique, la domestication
d’un élément, quelque chose
enfin qui rend inutile la puissance future
de tel enfant qui naît à la même heure.
Or il arrivera ceci… Vous suivez mon
raisonnement ?
— Très bien, fit Raymonde, prête à
bâiller.
— Il arrivera ceci, c’est que tout se fera
mécaniquement, c’est que la nature asservie
travaillera pour nous. Le vent sera
recueilli et mis en grange, le soleil emmagasiné
comme une marchandise. Il
suffira de tourner un robinet pour que
vous arrivent à flots la chaleur, la lumière,
le mouvement. D’année en année
la part de l’effort diminuera. Les huit
heures que réclame l’ouvrier se réduiront
à six, à quatre, à deux, jusqu’au
moment où chaque individu n’aura plus
à exercer par jour qu’une surveillance de
quelques minutes peut-être pour que s’accomplissent
toutes les besognes, tous les
ouvrages, toutes les constructions, tous
les rêves les plus compliqués que son
cerveau aura conçus. Quel sera le rôle de
la force humaine dans cette société idéale
que nous expose la théorie socialiste et
qui est celle évidemment vers laquelle
nous évoluons ? Absolument nul. Ce qui
l’entretient, c’est la nécessité. Le monde
puise ses qualités physiques dans ce
grand réservoir d’énergie et d’endurance
qu’est le peuple. Du jour où le peuple ne
sera plus obligé de travailler, la somme
de ces qualités diminuera et s’abolira.
Sans même respirer il reprit :
— C’est alors que le sport rétablira
l’équilibre, et c’est en prévision de cet
avenir plus ou moins proche que l’homme,
averti par son instinct et aussi par ce
qui se passe déjà, accordera une place
de plus en plus importante au perfectionnement
de ses muscles. Le sport ne
sera plus regardé comme un amusement
et un hors-d’œuvre, mais comme le principe
essentiel de la conservation de la
race. À ce titre, il gagnera en honneur
et en considération. N’avons-nous pas
l’exemple de la Grèce, où toutes les besognes pénibles étant effectuées par des
esclaves, les libres citoyens, affranchis
du travail, s’adonnaient aux exercices
du corps et furent les grands amoureux
de la forme et du geste ? Il en sera de
même. Le noble culte ne comptera plus
que des fidèles. Autant par nécessité que
par goût, il y aura la religion de la force,
c’est-à-dire, n’est-ce pas, de la beauté.
Maxime s’arrêta. Il avait l’intuition
soudaine que son enthousiasme était
quelque peu déplacé et que la jeune fille
ne s’intéressait peut-être pas beaucoup à
ses dissertations, cela l’irrita. Comme
ils s’étaient remis à jouer, il eut quelques
balles nerveuses. Et il dit encore :
— Au fond, l’obstacle, c’est la femme.
Je ne parle pas pour vous, mademoiselle,
qui m’avez fait en deux mots votre
profession de foi, mais, en général, la
femme n’a pas l’instinct du sport. Elle
ne l’aime que par exception, et toujours
pour des motifs secondaires, et à côté…
Elle ne répondit pas, de peur qu’il ne
se jetât dans de nouveaux discours. Ce
silence le gêna. Il comprit combien il
avait dû lui sembler ridicule. Et en même
temps ce pi jeu de ping-pong lui parut
absurde. Cela, du sport, ce petit clapotement
de goutte d’eau ! Oui, du sport pour
enfants qui se soufflent au visage des
bulles de savon, du sport pour femme
assise, du sport à l’image de flirt, mesquin,
hypocrite, chuchoté, prudent, sournois,
le seul dont cette jolie poupée fût
capable.
Il fut exaspéré contre elle et contre lui.
Quel couple stupide ils formaient à eux
deux ! Il éprouva un besoin irrésistible
d’action et de détente. Et comme elle lui
envoyait une balle un peu dure, il se soulagea
en la lui renvoyant d’un coup
brusque, tout droit, en plein sur le nez
— argument décisif qui pénétra la jeune
fille d’un certain respect pour la force de
l’homme.