Contes du soleil et de la pluie/18

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Sur la Corniche d’Or

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J’ai demandé à mon ami Gerfeuil de me raconter dans ses détails l’extraordinaire, l’incroyable aventure qui lui est arrivée et dont nous fûmes tous les témoins épouvantés, le jour de l’inauguration, sur la route de l’Estérel. Et voici le récit qu’il m’a fait :

— « Vous vous rappelez, n’est-ce pas, la manière dont on a procédé à Saint-Raphaël ce jour-la : les automobiles s’arrêtant une à une devant le groupe des officiels, recueillant, selon le nombre de places disponibles, deux ou trois invités, virant et s’enfuyant vers la Corniche d’Or.

J’attendais mon tour.

L’un des derniers sur la liste que suivait le délégué, je vis partir près de deux cents voitures de toutes formes, de toutes dimensions, de toutes couleurs, et qui toutes s’élançaient avec une joie de délivrance. Il y avait vraiment un air de fête, dû au soleil éclatant, aux drapeaux déployés, à la poussière, au bruit des troupes, et dans l’ivresse générale, je devenais impatient, avide de mouvement et d’espace.

Enfin on appela mon nom. Je m’avançai rapidement, mais une surprise m’arrêta.

En face de moi stationnait une énorme voiture, une sorte de bête couleur d’acier, qui haletait et tressautait, et dont l’aspect avait quelque chose de redoutable. Deux sièges trouaient la carapace du monstre. La main sur le volant, le visage invisible sous ses voiles, une femme occupait l’un de ces sièges.

On me pressa.

— Eh bien quoi, monsieur, vous ne partez pas ?

Je montai. À l’instant même, j’entendis quelqu’un, dans la foule, qui disait :

— Est-ce possible ? La princesse !

Nous étions loin déjà.

J’éprouvai tout d’abord une gêne assez compréhensible. La situation était bizarre. Je ne connaissais point cette femme, elle ne me connaissait pas davantage, et nous nous trouvions l’un près de l’autre dans de telles conditions et d’une façon si imprévue pour moi, que j’en restais, je l’avoue, quelque peu interdit.

Avant tout, cependant, ne devais-je pas me présenter ? Je le fis, ajoutant quelques mots de politesse et de remerciement, et une phrase aussi spirituelle que possible sur l’originalité de notre rencontre. Mais je ne reçus aucune réponse, ce qui n’était pas pour me mettre à l’aise.

Alors je me tus et regardai le joli spectacle des bois de sapins et des golfes paisibles entre lesquels la route serpente — où du moins j’essayai de regarder, car, à tout moment, une sensation désagréable me ramenait à la réalité. C’était celle de la vitesse excessive à laquelle nous marchions, dépassant toutes les minutes quelqu’une des voitures qui nous précédaient, et cela contrairement aux instructions reçues avant le départ.

Ces exploits nous valaient souvent les imprécations des autres chauffeurs ; un peu lâchement, moi, je ricanais :

— Ils sont vexés.

Elle, demeurait impassible.

Agay, Antéor… les villas, les arbres, les rochers rouges défilaient de plus en plus rapidement autour de nous, et beaucoup de voitures aussi, dont on eût dit qu’elles ne bougeaient pas, tellement notre élan les laissait sur place. Mais un cortège de cris furieux nous accompagnait.

Énervé à la longue, je ne pus me retenir d’insinuer :

— Je vous admire, madame, vous conduisez avec une assurance… Ne croyez-vous pas cependant ?…

Je n’osai achever, honteux de mon inquiétude.

Mais vraiment je commençais à pester contre l’imprudente qui gâtait ma joie de touriste. N’avait-elle donc pas conscience du danger qu’elle nous faisait courir ? Du coin de l’œil, je l’observais. Elle avait les mains nues, des mains infiniment petites, chargées de bagues énormes et d’un prix inestimable. Oh ! ces petites mains, si mon inexpérience ne me l’avait pas défendu, comme j’aurais voulu les écarter du volant mystérieux et de toutes ces manettes compliquées : dont elles jouaient si adroitement !

Le Trayas, un hôtel, une gare… je vis tout cela dans un songe… Nous allions comme des fous. À chaque voiture dépassée je poussais un soupir de soulagement. Une longue côte à lacets innombrables me fit espérer un peu de répit. Il n’en fut rien. Nous l’escaladâmes à toute allure, par bonds exaspérés.

Je me mis à parler autant pour m’étourdir que pour distraire l’attention de ma compagne et l’obliger à tourner la tête et à ralentir.

— Est-ce beau ! Regardez… cette mer… cet horizon… et, derrière nous, tout le long de la côte, ces automobiles qui montent, comme de petites bêtes patientes et laborieuses, à la conquête du ciel. On dirait une théorie de petites fourmis… Regardez…

Elle ne regardait rien, et nous allions, nous allions…

— Mais arrêtez… il n’y a pas de place !

Ce cri m’avait échappé : il était impossible de passer entre ce rocher et cette voiture ! C’était de la démence ! Nous passâmes cependant.

Mais enfin, que voulait-elle ? Éprouver mon courage, m’étonner ? Avait-elle fait le pari absurde, partie la dernière, d’arriver en tête à Cannes ?

Soudain un frisson me secoua. Nous étions parvenus au haut de la côte, et devant nous la route, descendant l’autre versant, semblait plonger dans l’abîme.

Épouvanté, je m’écriai :

— Je suppose que vous ne serez pas assez…

Ma voix s’étrangla. Un tournant brusque, et dans ce tournant, une voiture… Nous passâmes.

J’aurais voulu l’injurier, ou bien la supplier, ou la battre… À quoi bon ! Je sentais auprès de moi une force invincible, quelque chose de fatal et d’inéluctable contre quoi j’étais impuissant, contre quoi le monde entier eût été impuissant.

Ma tête bourdonnait, j’avais peur, effroyablement peur. À tout instant c’était la mort que nous frôlions. La route devenait de plus en plus étroite. Aucun parapet… des tournants imprévus… Oh ! comme j’avais peur, mais peur au point de trembler réellement… Cette voiture au milieu du chemin, et ce landau égaré dans la course, allions-nous les passer ? Nous passions, quel miracle ! Mathématiquement, il n’y avait pas la place nécessaire, c’était le choc inévitable, la chute dans le gouffre… nous passions.

Et je ne vois plus. Le vertige m’avait pris. Mes yeux se fermaient. L’abominable femme !

Un moment la route est libre, sans obstacles, et toute droite devant nous. Nous devons être maintenant en tête du cortège et dans la plaine qui précède Cannes. Et puis voilà des pavés, des rails, des tramways qui nous croisent, le danger qui se multiplie sous toutes les formes et à tous les coins de rue…

Tout à coup un virage, entre deux piliers qui soutiennent une grille ouverte à deux battants. Nous entrons dans un parc. Au fond, à gauche, s’ouvre une grande cour entourée de communs. Des gens sont là qui agitent les bras. J’ai l’impression que nous allons nous briser contre les murs…

Un geste rapide, puis un effort de toute la machine, et nous arrêtons net.

Aussitôt deux messieurs bondissent auprès de nous. Ma compagne est saisie, arrachée de son siège, emportée dans leurs bras.

Un troisième me tend la main et m’aide à descendre. Et je l’entends qui m’interroge :

— Eh bien, il n’est rien arrivé ? Ah ! depuis ce matin, le prince est dans un état ! C’est lui, vous savez, qui devait aller là-bas, à Saint-Raphaël… L’automobile attendait devant le perron, et voilà soudain que la princesse s’échappe de la chambre où elle vit enfermée, saute dans la voiture et disparaît… Mon Dieu, quelle histoire !

Je ne comprenais point.

— Elle vit enfermée ?… Comment cela ?

— Ah ! vous ne savez donc pas ? Mais elle est folle… oui, depuis un an, depuis la mort de ses deux fils… absolument folle. En vérité, vous avez de la chance !

Maurice LEBLANC.