bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/197-101
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
L’ITINÉRAIRE BALZAC
C’est sur la route de Redon à Guérande
que je fis la connaissance de ce touriste
original, et c’est en traversant la Vilaine,
à la Roche-Bernard, qu’il s’écria, répondant
à l’une de mes questions :
— Moi, monsieur, j’ai deux passions,
toutes deux exclusives et violentes, la
lecture et les voyages, et je suis heureux
parce que j’ai trouvé le moyen de les
accorder et de les fondre si bien l’une
avec l’autre qu’en réalité je n’en ai plus
qu’une. Mes voyages sont les conséquences
de mes lectures, et mes lectures
dérivent de mes voyages.
Pour parler plus clairement, je ne visite
un pays qu’après avoir lu tout ce
qui a été écrit sur lui par les grands
écrivains de tous les temps. En Grèce,
mon Baedecker à moi, c’est Homère et
son Odyssée, c’est Châteaubriand, c’est
Renan. J’ai parcouru l’Espagne avec
Théophile Gautier, Dumas et Mérimée,
l’Italie avec Mme de Staël, Stendhal et
Taine, le nord de l’Afrique avec Flaubert,
le monde avec Pierre Loti.
Mais c’est en France que j’ai goûté
mes plus grandes joies, et non point tant
dans les livres de ceux qui l’ont décrite,
que dans les romans mêmes de nos romanciers.
Ils la connaissent si bien, eux, ils la
sentent si profondément, ils l’aiment si
sincèrement, et ils savent si bien vous la
faire aimer ! La « douce France » vit en
leurs livres d’amour, elle y respire, elle
y chante, elle y est heureuse et triste, et
triste, et amicale, et grandiose et belle
toujours, incomparablement belle.
Chacune de ses provinces a eu son
poète enthousiaste et son peintre fervent,
et le souvenir de certaines pages s’associe
malgré nous au nom de tel vieux
pays français : Montpassant et le pays de
Caux, Barbey d’Aurevilly et le Cottentin,
George Sand et le Berry, Ferdinand
Fabre et les Cévennes, Daudet et la Provence,
Barrès et la Lorraine… Géographie
idéale, Atlas merveilleux qui nous
inspire le désir irrésistible d’aller en ces
endroits et d’y goûter sous les mêmes
cieux les mêmes sensations et les mêmes
voluptés.
Et les villes aussi s’évoquent à la voix
des magiciens, nos chères villes de France
où il en est de si curieuses et de si charmantes.
N’êtes-vous pas tenté de connaître
Thiers et Boussac après avoir lu la
« Ville noire » et « Jeanne » de Sand, Rouen
après la « Bovary » de Flaubert, Chartres
après la « Cathédrale » de Huysmans ?
Et qui nous enseignerait mieux
Versailles que Henri Régnier, Tours que
René Boylesve, Saint-Malo ou Moret que
que notre délicieux Marcel Boulenger ?
Mais le maître, le guide inévitable auquel
il nous faut à tout instant nous
adresser, celui dont la silhouette colossale
se dresse aux quatre coins de la France,
c’est le grand, c’est le prodigieux Balzac.
Il a tout vu lui, on le rencontre au détour
de tous les chemins, à l’horizon de toutes
les campagnes et au seuil des villes les
plus mystérieuses. Dans sa vie si courte et
si formidablement remplie, il a eu le temps,
à l’époque des diligences, d’aller d’une
frontière à l’autre, de s’arrêter partout où
il vaut la peine que l’on s’arrête, et de
s’imprégner à tel point des beautés, de
la physionomie et des mœurs de chaque
endroit, qu’on le croirait habitant de la
cité, paysan du pays qu’il décrit.
Grâce à lui j’ai vu des choses que je
n’aurais point vues, et à travers lui je les
ai comprises. Mais cette fois-ci, j’ai
voulu faire mieux, et je réalise en ce moment un
projet qui me sollicitait depuis longtemps.
Mon compagnon descendit de machine
et, d’une grosse sacoche fixée à
son guidon, il tira, outre quelques exemplaires
de Balzac à couverture orange,
une carte entoilée qu’il déploya sous mes
yeux. C’était une carte de la France.
— Tenez, me dit-il, voici marqués au
crayon bleu toutes les villes et tous les
villages par où il a passé. Et cette ligne
au crayon rouge qui va du Nord au Sud
et de l’Est à l’Ouest, c’est l’itinéraire qui
permet de passer par toutes ces villes et
par tous ces villages, c’est l’itinéraire
Balzac.
Paris, bien entendu, est le point de départ
et le point d’arrivée — et quelles
explorations également passionnantes
on y pourrait faire avec l’auteur des
« Scènes de la Vie Parisienne » ! — Donc,
en compagnie du comte de Sérisy de
Schinner, de Mitigris, nous sortons de
Paris et nous gagnons par Saint-Brice, la
jolie vallée de l’Isle-Adam (Un Début dans la Vie),
nous allons vers le Nord,
Jusqu’à Douai, qui fut témoin de la grandeur
et de la ruine de Balthazar Claës
(La Recherche de l’Absolu). De là, un
coude brusque nous ramène du côté du
Havre, où l’adorable Modeste Mignon
connut les tristesses et les joies de
l’amour. Par Bayeux (La Femme Abandonnée),
nous descendons vers Fougères
et l’âpre campagne où se cachait
Marche-à-Terre (Les Chouans). Puis Alençon
décor de ces deux livres magnifiques :
la Vieille Fille et le Cabinet des Antiques.
Puis Guérande, l’incomparable,
que nous ne tarderons pas à découvrir
(Béatrix).
Par Saumur et les bords de la Loire
(Eugénie Grandet), nous arrivons à la
Touraine que Balzac aima par-dessus
tout (La Grenadière, le Lys dans la Vallée,
le Curé de Tours). De là Issoudun
(Un Ménage de Garçon, d’où fut
tirée par Émile Fabre cette très belle
pièce, la Rabouilleuse, Limoges (Le Curé de Village),
Angoulème, berceau de Lucien
de Rubempré (Les Illusionsperdues), Bordeaux (Le Contrat de Mariage).
Un saut, et nous voici aux environs de
Grenoble et de la Grande-Chartreuse avec
ce chef-d’œuvre qui a nom le Médecin de campagne,
Besançon constitue la prochaine
étape (Albert Navarin) ; Sancerre,
la suivante (La Muse du Département).
À Nemours et à Provins, nous rencontrons
deux autres de ces exquises figures
de jeune fille où excelle le génie, pourtant
si rude, de Balzac (Ursule Mirouet
et Pierrette). Enfin, un long séjour en
Bourgogne avec les Paysans,
Une ténébreuse Affaire et le Député d’Arcis, et le
circuit se referme à Paris.
Voilà le pieux pèlerinage qu’il m’a
semblé intéressant d’accomplir. J’ai
voulu faire ce qu’il avait fait et vivre
quelques heures où quelques jours aux
lieux mêmes où il à vécu, parmi les
spectacles qu’il admira le long des rivières
où il rêva, en face des châteaux
dont la noblesse l’exalta.
Vous dire ma tentation, c’est vous dire
les émotions profondes que j’y trouve.
Ma vision se double de la vision de ce
grand homme. Ma sensibilité participe à
la sienne. Je pense ce qu’il pense. Je tressaille
des mêmes frissons que lui. Il
chante pour moi, il décrit pour moi. Et
quel poète, Monsieur, quel génie sublime !
Tenez, là-bas — et la main de mon
compagnon se tendait vers l’horizon —
tenez, c’est Guéronde que vous apercevez
Guéronde, où souffrit Béatrix… Guérande
reine du passé… Guérande… Ah !
comme il l’a chantée… Souvenez-vous
de ses paroles…
« Guérande, ce magnifique joyau de
féodalité, si fièrement posé pour commander
les relais de la mer et les dunes,
et qui est comme le sommet d’un triangle
aux coins duquel se trouvent deux autres
bijoux non moins vieux, le Croisic et le
bourg de Batz. Encore aujourd’hui Guérande
est enceinte de ses puissantes murailles,
de larges douves sont pleines
d’eau, ses créneaux sont entiers…
« Tout artiste, tout bourgeois même,
qui passent à Guérande, y éprouvent,
comme ceux qui séjournent à Venise, un
désir bientôt oublié d’y finir leurs jours
dans la paix, dans le silence, en se promenant
par les beaux temps sur le mail
qui enveloppe la ville du côté de la mer,
d’une porte à l’autre. Parfois l’image de
cette ville revient frapper au temple du
souvenir : elle entre coiffée de ses tours,
parée de sa ceinture ; elle déploie sa robe
semée de belles fleurs, secoue le manteau
d’or de ses dunes, exhale les senteurs
enivrantes de ses jolis chemins épineux
et pleins de bouquets noués au hasard ;
elle vous occupe et vous appelle comme
une femme divine que vous avez entrevue
dans un pays étrange, et qui s’est
logée dans un coin du cœur… »