Contes du soleil et de la pluie/23

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

MA FIANCÉE

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Il vint vers moi, la main tendue.

— Eh bien, quoi ! tu ne me reconnais pas ?

— Fougeraie !

Oui, Fougeraie, que je n’avais pas vu depuis trois années, Fougeraie, les cheveux tout blancs !

Je lui dis :

— Tu as un peu changé…

— Mes cheveux blancs, n’est-ce pas ? Eh bien, si je te disais qu’il a suffi de quelques heures… quelques heures, pas davantage.

Il murmura, la tête entre ses mains :

— Oh ! quel souvenir ! Comment ai-je pu passer par là sans devenir fou ?

Imagine tout ce qu’il y a de plus horrible… et de plus simple pourtant… D’ailleurs, écoute…

Il me prit le bras et, d’une voix saccadée, en petites phrases sèches, il me raconta ceci — et en vérité je comprends que ses cheveux soient blancs et le coin de ses lèvres creusé de ce pli d’amertume !

— Il y a vingt mois, je me suis fiancé en Bretagne, avec une jeune fille dont la mère, Mme Brial, habitait les environs de Vannes. J’adorais Madeleine, et elle m’aimait bien aussi, j’en suis sûr. Tous les jours, de Vannes où j’étais installé, j’allais la voir en tricycle — tu te rappelles, n’est-ce pas, que dès le début, j’ai été un fanatique d’automobile — Des semaines délicieuses s’écoulèrent. Mon Dieu ! comme je l’aimais !

Un mois avant la date fixée pour le mariage, j’obtins de Mme Brial qu’elle me confiât sa fille. J’avais un vif désir de lui montrer Guérande, la merveilleuse ville ceinturée de remparts. Il fut décidé que Mme Brial s’y rendrait par le chemin de fer et nous attendrait sur la route, en dehors des murailles. Madeleine et moi — à cet effet, j’achetai un avant-train pour mon tricycle — nous ferions le grand détour de la presque île de Rhuis.

C’est un trajet magnifique. Jamais je n’oublierai le silence de ces premières heures matinales, De temps à autre, Madeleine se retournait vers moi et souriait. Je tremblais de joie.

Mais devant les ruines formidables de Luccinio, notre enthousiasme éclata en cris d’admiration. Quand nous l’eûmes visité jusqu’en ses moindres détails, il était onze heures. Il nous restait à parcourir une vingtaine de lieues, et dans le pays le plus désert et le plus pauvre qui soit. Prévenu, j’avais emporté des provisions et nous nous réjouissions de cette halte prochaine au revers de quelque talus.

De petites montées, de petites descentes. Nous allions vite, mais prudemment ; j’étais si content du trésor dont j’avais pris la responsabilité.

Un moment, elle me demanda sans se retourner, et me tutoyant pour la première fois :

— Dis-moi que tu m’aimes, dis-moi que tu m’aimes plus que je ne t’aime.

À cette seconde précise, un chien passa devant nous. Je fis un écart trop brusque. La machine culbuta.

En réalité la chute fut si douce, et je me relevai si aisément, que j’eus presque envie de rire. Je m’approchai de Madeleine, lui disant :

— Nous en avons de la chance !

Pourtant elle ne bougeait point. Je m’inclinai et la soulevai. Un peu de sang coulait sur sa figure. Elle eut une convulsion. Un instant après, c’était fini, elle était morte !

Violemment, d’une main crispée, Fougeraie me saisit par l’épaule et, se plantant en face de moi, il bégayait :

— Comprends-tu ? Pressens-tu la chose atroce qu’il me fallut accomplir ? Non, je vois que non. Réfléchis pourtant… Une fiancée qui meurt, soit, c’est un chagrin immense, une épreuve douloureuse… Cependant cela arrive, cela se produit couramment… Mais là, rappelle-toi, j’étais seul… seul dans un pays perdu… Pas un Village à l’horizon, pas un être humain alentour. Que faire ?

Oui, que faire ? Car, enfin, il fallait agir. Je ne pouvais pas quitter Madeleine et m’en aller chercher du secours, une carriole… Non… Il fallait… Oui, c’est cela, tu as compris, c’est cela que j’ai fait…

Ah ! quelle abomination ! Tu te représentes la chose, n’est-ce pas ? Je prends la morte dans mes bras, je l’assois bien commodément sur son siège, je la sangle à l’aide de cordes et de courroies, bien solidement afin qu’elle ne risque pas de tomber, et en avant les doux fiancés ! bon voyage, les amoureux !

Il riait d’un rire de fou, qui me torturait. Puis il reprit, me montrant du doigt la vision :

— Tu vois ça d’ici, hein ? Je n’ai pas besoin de te faire des phrases. La chose est devant tes yeux. Tu te rends bien compte que, sur le moment, mon chagrin, mon désespoir, rien n’existe. Il n’y a que cela, la chose. Ce n’est pas de la souffrance, non, c’est de l’horreur.

Ah ! cette morte que je pousse devant moi, cette morte dont je respire la mort, cette morte dont la mort est mêlée à un exercice de joie et de plein air qui signifie la vie en ce qu’elle a d’exaltant, d’amusant, de libre et d’heureux… Quelle ironie ! quel sacrilège ! Je n’essaye pas, n’est-ce pas, de te décrire mes sensations : tu les devines, c’est facile. Il en est une, cependant, plus effrayante : la tête remue !

Le corps est immobile, lui, bien sanglé… Mais la tête ! elle évolue, elle se balance, elle va de droite à gauche, d’avant en arrière, elle salue cet arbre, salue cet oiseau, et salue avec une politesse obséquieuse… Et puis elle se relève et salue encore… et puis elle se renverse et paraît chercher mes lèvres…

Et puis… et puis… oh ! l’infamie ! ses cheveux se sont dénoués, et ils flottent vers moi. Le vent me les apporte en plein visage, ils m’aveuglent, ils m’entrent dans la bouche, ils s’enlassent à mon cou…

Et tant d’autres choses ! Celle-ci, tiens : je dois m’arrêter devant la forge d’un village, et les gamins font cercle autour de nous, regardant, ébahis, cette femme immobile et enchaînée, dont le visage est caché sous un châle de laine…

Plus loin, c’est l’embouchure de la Vilaine qu’il nous faut traverser sur un bac. Un fil de fer est jeté d’une rive à l’autre.

J’avertis le passeur. Tu t’imagines la scène : ce bateau funèbre qui glisse sur l’eau…

Et encore ceci, à deux kilomètres du but : l’essence qui manque… je suis obligé de pédaler. De pédaler avec ce fardeau devant moi ! Je n’ai pas fait un quart de lieue que mes forces me trahissent. Allons, il faut s’arrêter. Et c’est moi seul, moi tout seul, qui me restaure au revers d’un talus, tandis qu’elle, sur son siège…

Mais ce n’est rien. Une angoisse plus monstrueuse m’est réservée, et je le sais, chaque tour de roue m’en rapproche : la mère est là-bas qui nous attend ! Elle a quitté la ville et vient au-devant de nous ! Peut-être nous aperçoit-elle sur la route blanche, et elle se réjouit ! Oui, elle nous voit, car je distingue une ombrelle qui s’agite, je devine le nom que ses lèvres prononcent… Madeleine.

Madeleine, oui, la voici, voici ma fiancée…

Fougeraie se tut. Ses doigts de nouveau meurtrissaient mon épaule, ses yeux fixes évoquaient la chose. Il murmura :

— Elle est devenue folle, elle. Moi, mes cheveux sont blancs…

Maurice LEBLANC.