Contes du soleil et de la pluie/27

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE DERNIER RÊVE

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Brunette mourut. Et la mort de Brumette, ce fut pour Mlle de Robec — pour Mademoiselle, comme on l’appelait familièrement à Thibermont où sa vieille maison à tourelles s’élevait en face même de l’église — ce fut un gros chagrin et une perte irréparable.

Depuis vingt ans — elle en avait maintenant quarante-cinq — Mlle de Robec, sise en son vis-à-vis et conduisant elle-même la nonchalante Brunette, sortait régulièrement le mercredi et le samedi de la petite ville de Thibermont par la rue principale, et se rendait quatre lieues plus loin à ses fermes de Brumesnil, d’où elle revenait le soir même. L’habitude était si ancienne, et si grande l’affection qui réunissait la pauvre bête à sa maîtresse que Mademoiselle jura sur le cadavre de son amie qu’elle n’essaierait même point de la remplacer.

Serment précipité dont elle eut à se repentir ! Que d’embarras en résultèrent ! Elle dut prendre la diligence — on y était affreusement cahoté — ou le train — mais on changeait deux fois en route !

C’est ainsi que Mademoiselle fut amenée à concevoir un projet extraordinaire, extravagant, vraiment fou, et qui ne fut approuvé des gens de Thibermont qu’avec une certaine réserve : avoir une automobile.

Un accident de diligence où elle faillit rester la décida subitement. Comme elle n’avait pas trop besoin d’y regarder, elle fit acheter à la ville voisine par un de ses vieux amis, une petite six-chevaux à deux places, de couleur discrète et munie d’un dais. Elle en fut ravie. Mais ce n’était pas suffisant : il fallait un mécanicien. On écrivit à Paris pour demander un garçon de seize à dix-sept ans, capable et de bonne conduite. Huit jours après, dans une lettre fort bien tournée, Paul Varin annonçait son arrivée pour le lendemain.

Il arriva à l’heure dite. La bonne l’introduisit auprès de sa maîtresse. Mademoiselle, qui était penchée sur son métier à tapisserie, leva la tête. Elle demeura bouche bée. Une vive rougeur colora l’ivoire jauni de sa peau ; Paul Varin était un homme de vingt-huit à trente ans, grand, solide, aux cheveux noirs, aux yeux doux et francs, bien pris en ses vêtements d’ouvrier, superbe.

Durant les premiers temps le nouveau venu dut être assez étonné du genre de service que comportait la place qu’il avait acceptée à défaut d’autre occupation : il ne fut même pas question de l’automobile. De sa propre initiative, il l’essaya, la nettoya soigneusement, puis la remisa et attendit les ordres.

Des ordres ? Comment la pauvre demoiselle eût-elle osé en donner à cet inconnu merveilleux, si étrangement entré dans sa vie ? Elle en attendait de lui bien plutôt ! Installé dans la voiture, la main sur le volant, il eût fait retentir la trompe que peut-être elle eût eu le courage de descendre et de s’asseoir à ses côtés. Mais de commander, elle ?

Et les jours passèrent. Elle le voyait à peine. Il mangeait à part et couchait tout au bout de la maison. C’était bien assez déjà qu’un jeune homme vécût sous son toit. Qu’en devait-on dire à Thibermont ? Cela l’occupait beaucoup et n’était point de nature à hâler sa première sortie. Était-il admissible qu’on vit ainsi Mlle de Robec, personne respectable, présidente de plusieurs œuvres charitables, s’en aller avec un étranger courir les routes, rentrer à des heures indues ? Non. Il y a des choses…

Mais plus encore que le souci de l’opinion, une invincible timidité la retenait. L’idée de se trouver seule avec Paul dans espace restreint d’une petite voiture, en pleine campagne, lui semblait terrifiante. Il fallait s’y résoudre, pourtant, ou le congédier. Cruelle alternative. Ne plus voir Paul ! Ne plus entendre résonner sur le pavé de la cour son pas martial | Ne plus jamais soulever le rideau de la fenêtre pour regarder, à travers la place, s’éloigner cette charmante silhouette ! Cela ne se pouvait pas davantage. Alors, que faire ? Les fermages ne rentraient pas cependant. Tout allait à la dérive au domaine de Brumesnil. Vraiment, Mademoiselle n’était pas heureuse.

Et un jour il se passa ceci de bizarre : une trompe retentit dans la cour de Mlle de Robec. Elle entr’ouvrit sa croisée. Paul était là, une main sur le volant. L’appelait-il réellement ? Ou bien, lassé d’attendre, avait-il décidé de faire, de son côté, une promenade ? Elle ne se le demanda point. Coiffée et vêtue en un tour de main, elle descendit en hâte, franchit la cour, et vint s’asseoir auprès de Paul, si essoufflée qu’elle ne put prononcer un seul mot.

Ils partirent.

Ah ! cette première journée ! Allégresse divine ! Jeunesse ressuscitée ! Exaltation de tout l’être ! Mademoiselle retrouvait ses émotions de la vingtième année. Cela lui arrivait du dehors en ondes fraiches, en parfums, en couleurs, en harmonies exquises. Cela montait du fond de son âme en rêves inexprimés et en vagues espoirs. Elle était là, près de lui ! Depuis combien d’années attendait-elle cette minute bénie ?

Elle l’observait timidement. Comme il était adroit et fort ! Quelle énergie en son immobilité sereine ! Un geste, de temps à autre, et, sur l’ordre de sa volonté, tout changeait, le sens du vent et des nuages, la place du soleil et la ligne de l’horizon. Heures vraiment inoubliables ! Elles effacent les jours sans fin que passent dans l’attente douloureuse du fiancé qui ne vient pas les pauvres vieilles filles de province.

Et il y en eut d’autres, et chaque fois qu’elle le voulut. Elle lui disait au déjeuner — car il mangeait à table maintenant — « M. Paul, si cela ne vous ennuie pas trop aujourd’hui de me conduire… ». C’étaient à peu près les seules paroles que sa gorge serrée lui permit d’exhaler. En promenade, elle ne soufflait mot. Elle se faisait toute petite à ses côtés. Mais comme son âme s’agrandissait ! Comme elle sentait l’infini des choses !

Elle le trouvait plus beau que tout, et si grave ! Elle le devinait aussi très doux et très honnête, et sa tendresse pour lui avait quelque chose de maternel.

Et le soir on rentrait en ville, entre le double regard des fenêtres malveillantes. Mademoiselle ne doutait pas des méchancetés que l’on débitait sur son compte. Quelques-unes revinrent à ses oreilles. Que lui importait !

Mais un jour, comme ils s’étaient aventurés à plus de douze lieues de Thibermont, il y eut une panne. Durant six heures Paul travailla, démonta, rajusta, tâtonna. En vain. La nuit arrivait. Il fallut, avec l’aide de deux chemineaux, pousser la voiture jusqu’au village voisin. Misérable village, dont l’unique auberge n’offrait que deux chambres séparées par une mince cloison ! Mademoiselle s’installa sur un fauteuil sans se dévêtir, et attendit que l’aube se levât.

Ainsi donc, pour la première fois depuis la mort de sa pauvre mère. Mlle de Robec passait une nuit en dehors de chez elle, et dans quelles conditions, mon Dieu !

De toute la matinée elle ne descendit point, et pas davantage au déjeuner. Ce n’est qu’à une heure, quand l’automobile fut réparée, qu’elle apparut, confuse, rougissante, et les yeux baissés, comme si un événement extraordinaire s’était produit.

Et de fait quelque chose s’était produit, elle y songeait dans le roulement sourd de l’automobile. Ce quelque chose, c’était la révélation brusque de son amour, et en même temps la vision très nette des effroyables conséquences qu’entraînait cet amour. Elle aimait Paul ! et Paul avait vingt ans de moins qu’elle et Paul était un ouvrier ! Elle, elle eût encore bien bravé le ridicule, et forte de son amour, surmonté les obstacles les plus terribles. Mais lui… lui… Paul ? Ce qui n’eût été que mésalliance pour elle — car dès l’abord elle n’envisagea que cette solution : le mariage — était pour lui une action équivoque, un marché… À moins cependant qu’il ne l’aimât ?… Être aimée de lui ! Était-ce possible ?

Pensées cruelles ! Doutes torturants ! Que faire ?…

Et tout à coup elle s’aperçut qu’on arrivait aux portes de la ville.

— Arrêtez, arrêtez, s’écria-t-elle.

Non, non, elle ne consentirait jamais à rentrer en compagnie du jeune homme, après une nuit d’absence. Toute la ville devait en parler. Elle devait être déjà la fable et la risée de tous. Quel scandale ! Sa pudeur de vieille fille se révoltait. Non, elle ne rentrerait pas ainsi.

Alors, acculée à la nécessité d’une décision immédiate, elle balbutia :

— Écoutez, Paul, si vous vouliez… on pourrait… Vous êtes orphelin… moi aussi… la maison est grande… vous seriez le maître…

Elle ne put achever. Il y avait dans les beaux yeux francs de Paul un tel étonnement ! Elle descendit et s’écroula sur un tas de cailloux en sanglotant.

Il vint près d’elle et lui dit doucement :

— Qu’avez-vous, mademoiselle, pourquoi pleurez-vous ?

— Allez-vous en, Paul, murmura-t-elle d’une voix brisée, allez-vous-en…

— Pourquoi ?

Elle ne répondit pas. Il lui demanda :

— Dois-je retourner en ville ?

— Non, Paul, retournez chez vous, à Paris.

— Je n’ai pas de chez moi.

— N’importe, allez-vous-en, je vous en prie… je vous renverrai vos affaires…

— Mais… la voiture ?

Elle se releva et lui prit les deux mains :

— Paul, faites-moi un grand plaisir, acceptez-la, cette voiture… Je vous la donne… moi, je ne pourrais plus m’en servir. Je ne voudrais plus… Acceptez-la en souvenir…

Il la regarda. Elle avait un pauvre visage ridé, convulsé, sillonné de larmes, ridicule, mais si tendre et si bon ! Il sentit qu’il eût été mal de refuser. Une émotion dont il ne comprenait pas bien la cause l’étreignit. Il porta la main de Mademoiselle à ses lèvres et la baisa respectueusement.

Puis, sans un mot, il partit.

Longtemps, longtemps, Mlle de Robec resta les yeux fixés sur la voiture qui s’éloignait, sur son dernier rêve qui disparaissait à l’horizon…

Maurice LEBLANC.