bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1126-129
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Le Gibier Défendu
C’était l’ouverture de la chasse au château.
À dix heures, selon la règle établie
par le comte, un grand déjeuner réunissait
ces messieurs ; à midi l’on partait,
Après quelques hésitations et, de la
part de la comtesse, une certaine opposition,
on avait invité le peintre Verdol,
esprit paradoxal et caustique, qui agaçait
fort les intimes de la maison, à Paris,
mais brillant causeur, personnalité
illustre, et dont le nom ferait bon effet
dans les comptes rendus que publieraient
les journaux.
On passait à table quand il arriva, le
train ayant eu du retard. Le repas fut
bruyant. Chacun des hôtes avait plusieurs
histoires de chasse à raconter, et
ce fut dès l’abord une salve de coups doubles,
un carnage de perdrix tuées à cent
pas, une mêlée tumultueuse où tombaient
foudroyés lièvres, lapins, faisans
et chevreuils. La comtesse, indifférente
comme toutes les femmes à ces récits,
regardait pensivement, dans une glace
accrochée au mur opposé, sa jolie tête
de blonde aux grands yeux bleus. Verdol
se taisait.
Le comte en fit la remarque.
— Eh bien ! quoi, Verdol, pas un seul
exploit cynégétique à nous mettre sous
la dent ?
— Je ne chasse pas, répondit-il.
On s’exclama. Le comte reprit :
— Comment ! vous ne chassez pas,
vous, un passionné de plein air, vous
qui pratiquez tous les sports ?
— Tous, en effet.
— Eh bien ?
— Vous n’allez pas jusqu’à prétendre,
je suppose, que la chasse est un sport ?
— Mais si, au contraire, et le plus noble,
le plus admirable. Vous n’êtes donc
pas de cet avis ?
Verdol garda un instant le silence,
puis, cédant au désir de discuter, il affirma :
— Mon avis est que la chasse est tout
simplement une distraction cruelle, qui
indique, chez celui qui s’y livre, la persistance
d’instincts primitifs et sanguinaires,
ce qui n’a rien de sportif. C’est
comme si vous me disiez que la guerre
est un sport, ou plus crûment que le fait
de tuer est un sport.
Le comte se récria :
— Mais il y a autre chose dans la
chasse et qui en est le caractère principal :
il y a la joie de l’exercice, de la marche
à travers plaines et bois, sous le soleil,
sous la pluie, contre le vent. Voilà
ce que nous aimons avant tout, et que
vous aimeriez si vous aviez chassé.
Tous les convives approuvèrent. Les
torses se dressèrent. Ils se sentaient
forts, puissants, infatigables. Mais Verdol
riposta :
— J’ai chassé. Je puis même dire que je
connais l’âme du chasseur, parce que
cette âme est en moi, âpre et violente.
J’avais seize ans. Mon père, nemrod
farouche, me mit un fusil entre les
mains. J’étais adroit, et du premier coup
presque autant que lui. Ce fut un massacre.
Je n’oublierai jamais cette journée.
J’étais ivre. Je tuais, je tuais comme
un fou aurait tué, comme on tue lorsque
l’on tue, avec rage, avec orgueil, avec
exaltation, avec démence. C’était délicieux.
Je prenais à pleins doigts la bête
encore chaude, encore vivante parfois,
et je l’étranglais, ou je lui cassais la tête
contre le tronc d’un arbre… eh oui,
Comme vous le faites, messieurs. Je suis
rentré le soir, honteux de moi. Je pleurais
de dégoût. Depuis, je n’ai jamais touché
un fusil.
On se tut, un peu gêné. À la fin, le
comte éclata de rire.
— Ma foi, je n’ai ni honte ni dégoût.
Quand je déboucle mes guêtres, je ne
songe pas que j’ai eu du plaisir à tuer,
mais que j’en ai eu, et infiniment, à poursuivre
une proie qui m’échappait, plus
agile, plus rusée que moi, supérieure à
moi par la vue, par l’ouïe, par le flair.
Tout le divertissement est là. Il y a lutte,
excitation, déploiement d’habileté, stratagème,
déduction. Il y a l’entente
exquise du chasseur et de son chien. Il
y a la sensation de l’adresse, du succès
ou de la défaite, et combien d’autres…
— Il y a la sensation du meurtre, interrompit
Verdol. Le reste n’est qu’illusion
volontaire pour masquer un passe-temps
dont on n’aimerait pas à voir le sens réel.
Ainsi les Espagnols raffineront sur la
beauté de leurs courses de taureaux, sur
le pittoresque de la foule, sur le courage
des picadores, la souplesse des banderilleros
et le sang-froid des toreros, alors
qu’en somme toute la volupté consiste
dans le spectacle des entrailles qui jaillissent
du ventre des chevaux et du beau
sang rouge qui ruisselle sur la robe des
taureaux. Tout cela dérive du même instinct.
On chasse pour tuer, et l’on tue
sans autre raison que pour le plaisir de
tuer. On tue de fonte son âme, avec les
sentiments les plus élémentaires et les
plus primitifs, des élans de sauvage qui
hait sa proie et qui lui en veut si elle se
dérobe ou si elle fait par trop languir son
impatience légitime.
Voilà la vérité. Analysez loyalement
votre passion, vous n’y trouverez en fin
de compte que l’instinct du meurtre.
Nous l’avons hérité de nos ancêtres, et
nous le gardons avec soin, le décorant et
l’honorant comme une relique précieuse
du passé. Hypocrisie ! Le plaisir de tuer
était excusable autrefois, quand il accompagnait
un besoin de manger ou la nécessité
de se défendre. Il ne l’est plus aujourd’hui,
où il n’est qu’un amusement
d’oisifs et de riches.
La tirade se termina dans un silence
profond. On se regardait avec embarras.
— Eh bien, mon cher ami, finit par
s’écrier le comte, je me demande comment
vous allez vivre pendant ces trois
jours en compagnie de sauvages de notre
espèce. Si j’avais su…
— Soyez sans inquiétude, répondit
Verdol, la campagne est grande, j’irai du
côté où vous n’exercerez pas vos ravages.
Le comte lui tourna le dos assez brusquement
et emmena ses invités. Quelques
minutes après, les aboiements des
chiens retentissaient devant le perron,
Les chasseurs se mirent en route.
Debout, à l’une des fenêtres, la comtesse
les regardait s’éloigner. Le vent secouait
les arbres. Des feuilles mortes
tourbillonnaient dans les allées.
Elle se retourna. Verdol était près
d’elle. Leurs yeux se croisèrent. Elle eut
un sourire imperceptible et prononça :
— Je ne vous savais pas contre la
chasse une haine si vigoureuse.
— Moi ? Je chasse tout comme un autre,
et sans me croire un assassin.
— Vous aviez l’air bien convaincu, cependant.
— Certes, convaincu qu’il fallait trouver
un moyen pour rester ici.
— Pour rester ici ?
— Oui, seul, auprès de vous.
— Vraiment ?
— J’ai tant de choses à vous dire !
Elle s’installa confortablement dans
un fauteuil, et soupira d’un petit air ironique
et las :
— Allons ! puisqu’il n’y a pas moyen
d’y échapper, résignons-nous. Parlez.
Il s’agit donc ?… Quelque histoire de
chasse sans doute… de gibier défendu ?…