bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1136-139
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LA VIE EST BONNE
J’étais fort ce jour-là, de cette force invincible
et légère qui nous anime à certaines
heures, et dont on goûte l’ivresse
comme la chose la plus délicieuse, la
plus divine qui soit.
Il me semblait que c’était la volonté
mystérieuse des pédales qui entraînait
mes jambes et non mes jambes qui pesaient
sur les pédales. Sans secousses
nerveuses, sans à-coups d’énergie, je
glissais dans le somptueux paysage
d’automne, entre les flammes jumelles
des grands peupliers d’or. Je respirais,
avec le souffle tiède de l’air, tout ce qu’il
y avait dans la nature de parfums épars,
de langueur, de grâce et de beauté. Des
hymnes d’amour et d’allégresse chantaient
en moi.
C’était la sensation de la vie qui montait
à mes lèvres et perfectionnait mon
regard, gonflait ma poitrine, surexcitait
ma chair et grisait mon cerveau.
Et je pensais que l’unique bonheur
est là, dans cette sensation adorable. La
vie ne vaut que par les minutes où l’on
a la conscience physique que l’on vit. Et
peut-on l’avoir, hélas ! en dehors de ces
minutes brèves et rares où la jeunesse,
la santé, l’inconscience, la force, l’amitié
de la nature, la volupté du mouvement,
paraissent s’unir, comme des fées
bienfaisantes, pour nous enrichir et
nous exalter ?
À pesées égales et lentes, aisément et
gravement, je montai la longue côte qui
enlace la colline d’Avranches. Je pénétrai
dans l’adorable jardin qui la domine.
Ma récompense fut le spectacle
merveilleux où s’érige le miracle du
Mont-Saint-Michel.
⁂
Or, au bout d’un moment, je vis venir,
de l’extrémité de la terrasse vers le banc
de bois où j’étais assis ; un vieillard qui
marchait, courbé en deux, à l’aide d’une
béquille et d’une canne. Il lui fallut bien
un quart d’heure pour franchir cet
espace de quarante ou cinquante mères.
Chaque pas était un effort que l’on
devinait infini, et, tous les dix pas, il
s’arrêtait, toussait, crachait et tremblait
de tous ses membres.
Enfin il atteignit le but inaccessible,
ce banc où chaque jour, sans doute, il
chauffait au soleil sa lamentable carcasse,
il l’atteignit et s’écroula à mes
côtés. Nouvelle quinte de toux, nouveau
tremblement. Puis le silence, l’immobilité :
le vieillard dormait, et si profondément
que j’avais l’impression d’un sommeil
de mort.
La mer cependant étincelait dans le
cadre harmonieux où l’enfermaient les
rives du golfe, et mon rêve, errant sur la
crête lumineuse des petites vagues où
sur la voile lointaine des barques, revenait
toujours se poser sur le roc prodigieux
de l’Abbaye.
— C’est beau, n’est-ce pas ?
C’était mon voisin qui s’était réveillé
et avait prononcé ces mots à mi-voix. Un
instant, je vis, levés sur moi, ses yeux.
Dans la face osseuse, couleur de terre,
et crevassée de mille rides, ils me frappèrent
par leur expression de vive intelligence.
Puis il baissa la tête, du bout de
sa canne essaya quelques raies sur le
sable, et murmura :
— Oui, c’est très beau. Je n’y vois pas
jusque-là, à peine si je distingue le parapet
de la terrasse, mais je me souviens…
C’est magnifique.
Il garda un long silence, puis reprit :
— On se souvient de tant de choses
quand on est vieux et que le cerveau ne
s’est pas trop abîmé !… Alors, pour peu
qu’on soit habile, il suffit de faire un
choix parmi tous ces souvenirs et de
n’évoquer que les meilleurs, ceux dont
on peut encore tirer une bonne impression.
Ainsi, moi qui ne suis plus qu’une
vieille loque, j’ai réuni comme un
bouquet toutes les jolies émotions de
mon passé, et je les respire. C’est exquis.
Ce sont les parfums du temps où
j’étais jeune, vigoureux et bien portant,
et où j’allais, j’allais sans lassitude le
long des grand’routes. Eh bien, avec
ces souvenirs…
Il se tut de nouveau. Et il me sembla
qu’il dormait. Mais il continua, comme
s’il avait rattaché le fil interrompu de
ses idées :
— Eh bien ! avec ces souvenirs, je suis
heureux. Ça vous étonne ? Oh ! certes, il
n’y a pas que cela. Il y a aussi les bonnes
sensations présentes qui viennent ranimer
les anciennes. Ainsi, tenez, quand
je traverse cette terrasse, chaque pas est
un effort, n’est-ce pas ? Mais chaque pas
est une victoire aussi, et j’avance,
j’avance entre des arbres dont je me souviens,
parmi des odeurs que je retrouve.
Et je m’assieds là, devant cette baie que
j’ai tant aimée, et dont tous les détails
me sont familiers. Et alors, c’est la joie
suprême, le soleil, le soleil béni qui me
baigne dans sa chaleur. Ah ! le soleil,
monsieur, on ne le connaît bien que
quand on est très vieux. C’est le grand
ami, c’est le sourire du bon Dieu. Il remplace
tout, il efface tout, il promet tout.
Ah ! comme il me caresse et comme il
m’enveloppe en ce moment ! Je m’imagine
que ce n’est pas du pauvre sang qui
coule dans mes veines, mais du sang à
lui, du sang de soleil !
Il se souleva un peu sur ses maigres
poignets, regarda avidement l’horizon
invisible pour lui, aspira les senteurs de
l’air, puis chantonna quelques paroles d’une petite voix chevrotante et pitoyable.
⁂
Et je pensais :
— C’est la sensation de la vie. Lui
aussi, il en est animé à certaines minutes,
comme le plus jeune et le plus ardent
de ses semblables.
C’est que la vie, en vérité, est inépuisable.
Il suffit qu’il en reste au fond du
corps le plus délabré une infime parcelle
pour qu’on frémisse encore des pieds à
la tête, du grand frisson sacré. Il n’est
pas besoin de spectacles magnifiques,
de mouvement, de lèvres fraîches, de
poumons résistants, de muscles solides,
enfin de secours d’aucune sorte. Non.
Un peu de soleil, quelques jolis souvenirs,
et, avec cela, jusqu’à la veille
même de sa mort, on peut se faire du
bonheur.
Alors, pourquoi s’attacher désespérément
à la minute présente, pourquoi
craindre les années, l’âge qui flétrit, la
vieillesse déprimante… si un vieillard
courbé en deux, les yeux couverts d’un
voile, le souffle rauque, la marche vacillante,
connaît encore, par le fait d’un
rayon de soleil, les seules minutes qui
valent que l’on vive, ces minutes d’éternité
où l’on a la conscience physique que
l’on vit ?
C’était l’heure de partir. L’espace m’attirait,
et j’avais hâte de m’exalter encore,
avant la fin du jour, au jeu de mes muscles,
à l’aisance de mes gestes, au frôlement
de la brise et à tous les délices de
la nature. Je dis à mon voisin :
— La vie est bonne, n’est-ce pas ?
Il eut un accès de toux à rendre l’âme,
puis, après un silence, répondit d’une
voix convaincue :