Contes du soleil et de la pluie/29

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE RAVISSEUR

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Leur fille Suzanne montrait un tel penchant pour Lucien Briois que le comte et la comtesse résolurent de couper court à un état de choses qui devenait inquiétant. Lucien était le fils de l’instituteur du village, et on ne l’avait reçu au château qu’en faveur de ses bonnes manières et de sa jolie tournure. Mais du moment qu’il compromettait Suzanne, il n’y avait pas à hésiter. Sans plus de façons on le pria de rester dorénavant chez lui.

Or, Lucien avait onze ans, Suzanne en avait dix, et à cet âge certains enfants sont d’une sensibilité très douloureuse. Ils eurent gros cœur. Mais que faire ? Les premiers jours Suzanne se révolta, cria et pleura. Mauvais système : on redoubla de rigueur jusqu’à lui interdire toute promenade en dehors du parc. Cela fut décisif. Elle parut se résigner.

La vérité est qu’un matin, par la fenêtre, elle avait aperçu, de l’autre côté de l’étang qui croupit au pied des murs du vieux château, vers le nord, Lucien caché parmi des touffes de roseaux. Dès lors la vie était possible.

Durant des semaines, cela continua de la sorte, sans qu’elle se lassât de contempler l’étang mélancolique, ni, lui, de lever les yeux vers la petite fenêtre où s’encadrait dans le lierre la fine silhouette de son amie. C’était la fin de l’hiver. Il neigeait, il gelait, il pleuvait, Lucien n’en restait pas moins de longues heures dans la brume et dans le froid, et, pas plus que lui, Suzanne ne songeait que ce fut là un acte d’héroïsme. Tout semble naturel à ceux qui aiment.

Mais, un jour, quelque chose siffla aux oreilles de Suzanne et roula dans sa chambre. C’était une pierre, Une lettre s’y trouvait attachée. Elle lut :

« Je ne peux plus vivre ainsi. Il faut que nos existences soient unies à jamais. Êtes-vous prête à me suivre ? »

Elle répondit par la même voie :

« Je suis prête à tout. »

Et il lui écrivit :

« Faîtes-vous donner une bicyclette. Dès que vous saurez y monter, entraînez-vous dans les allées du parc. Vous ne me verrez plus que le dimanche. Il faut que je travaille pour acheter, moi aussi, une bicyclette. »

Suzanne eut une machine de la meilleure marque. Très vite elle sut s’en servir. Scrupuleusement elle s’entraîna le long des allées.

Six dimanches passèrent. Chaque fois elle vit Lucien. Le septième elle lui écrivit :

« Qu’attendons-nous ? »

Il répondit :

« Je n’ai encore gagné que trente francs, il m’en faut soixante-dix en tout. Patientez. »

Suzanne admira fort cet amoureux qui trouvait à si bas prix un objet que son père avait payé pour elle plus de cinq fois autant. Le dimanche suivant, elle lui envoya, dans une enveloppe, trois louis d’or, toutes ses économies. Quinze jours après il écrivait :

« Tout est prêt. Mardi soir, à dix heures, je vous attendrai à la petite porte du potager, La clef est toujours à la serrure. Emportez sur votre bicyclette des vêtements de rechange, un bon manteau, du linge, des chaussures, enfin le nécessaire. Moi, je me charge des provisions pour plusieurs jours. »

Suzanne jugea très suffisant d’emporter ses bijoux — c’est-à-dire un collier de faux corail, une gourmette en cuivre doré et deux bagues en imitation de perles fines — une pochette de couture, des rubans de diverses couleurs et une boîte de bonbons.

— C’est vous, Lucien ?

— Oui.

— Ah ! vite, j’ai peur, Si l’on se doutait !…

— Ne craignez rien, Suzanne, je suis là.

En une seconde elle fut sur sa bicyclette et fila légèrement par le chemin vicinal qui contourne les vieux murs.

Il ne la rejoignit que quelques minutes plus tard.

— Je vous en prie, allons plus doucement. L’étape est longue, et au départ la vitesse coupe les jambes.

Us roulèrent en silence, ou plutôt dans un silence relatif, car la bicyclette de Lucien imitait, à s’y méprendre, le bruit de deux cerceaux de fer rouillés bondissant sur des pavés inégaux,

— Ce sont des caoutchoucs pleins que vous avez ? demanda-t-elle.

Il répondit fièrement :

— Ce sont des pneumatiques.

Soudain la lune se dégagea des nuages qui la voilaient jusqu’ici. Suzanne s’exclama, stupéfaite :

— Qu’y a-t-il sur votre guidon ? Cet échafaudage ?

— Des provisions. Pensez donc ! Nous ne pouvons entrer dans les auberges, ce serait trop dangereux — du moins pendant les premiers jours.

— Mais où coucherons-nous ?

— Dans les granges, ou bien dans les abris naturels que nous offrira le hasard.

L’idée des abris naturels n’enthousiasma point Suzanne.

— Et si nous sommes attaqués ?

À ce moment ils montaient à pied une côte assez rude. Lucien s’arrêta et, d’un mouvement significatif, ouvrit son veston. Les crosses de deux pistolets émergeaient de sa ceinture, flanquées d’un poignard et d’un casse-tête, Suzanne se tut, rassurée.

Ils repartirent et, durant une heure, glissèrent à travers les bois et les champs, assez lentement d’ailleurs, car la fougue de Suzanne s’était ralentie, et les bagages de Lucien n’étaient pas pour accélérer son allure.

— Mon but, disait-il, est de quitter la grand’route après le lac de Gordes. Jusque-là nous risquons d’être rejoints.

De chaque côté d’eux les lignes des peupliers défilaient, alternant leurs ombres élancées. Souvent ils tressaillaient de peur. Une fois Lucien, le poignard aux dents, dut braquer ses deux pistolets contre une monstrueuse forme blanche qui leur barrait le chemin. C’était une vache échappée.

Alerte délicieuse ! Ils en rirent beaucoup. Et ils allaient, insouciants et gais, sans penser à la fatigue, sans s’occuper du gîte, grange ou abri naturel où leur nuit s’achèverait. Encore quelques coups de pédale et ils arrivaient au lac. C’était le salut.

Et soudain une détonation retentit. Lucien roula à terre. Suzanne fit quelques embardées, puis s’en fut tomber tout de son long sur l’herbe.

Un silence solennel suivit cette double chute. La lune et les étoiles brillaient au ciel impassible.

Au bout d’un instant la voix de Lucien s’exhala de la poussière :

— Je n’ai rien.

Et la voix de Suzanne gémit dans l’herbe :

— Moi non plus.

— Alors ?

— J’ai perdu la tête en vous voyant tomber.

Un silence encore, puis elle ajouta :

— La balle ne vous à pas atteint ?

— Non, je ne crois pas.

Ils se relevèrent, étourdis par le choc, et assez inquiets sur les dispositions de leur ennemi invisible. Allait-on les attaquer de nouveau ? Lucien tremblait si fort que ses jambes vacillaient sous lui.

— Là, là, regardez ! s’écria-t-elle, d’une voix étranglée par l’émotion… là… vous voyez autre chose ?

— Mais où ?

— Là… regardez… votre bicyclette.

Par un effort suprême, Lucien tira un de ses pistolets et marcha vers la chose, le bras tendu, prêt aux pires éventualités.

Il s’arrêta, stupéfait. À la clarté de la lune, il apercevait, entre la roue d’arrière de sa bicyclette et la chaîne, sortant de la jante, une énorme vessie, un vallon formidable et luisant, pareil aux ballons des enfants.

— An ! murmura-t-il, comprenant tout d’un coup d’où provenait la détonation, c’est la chambre à air… le pneumatique…

Il restait confondu devant ce désastre.

— Eh bien ! quoi, lui dit Suzanne, réparez-le.

— Mais je ne sais pas.

— Comment, vous ne savez pas ! s’écria-t-elle avec une sorte de dédain, Alors nous allons passer la nuit ici ?

— Que faire ?

— Mais papa va nous rattraper. C’est horrible.

Elle éclata en sanglots. Lui aussi pleurait. Et ils demeurèrent ainsi sans prendre de décision, n’osant même pas quitter la route et marcher, comme si le sort de leur entreprise avait été lié à l’usage qu’ils attendaient de leurs bicyclettes.

Les heures s’écoulèrent, lentes et funèbres. La nuit mystérieuse les effarait. Les bruits confus de l’espace leur semblaient autant de menaces. Ils frissonnaient d’anxiété au vol des oiseaux nocturnes et aux plaintes des chouettes.

Lucien avait tenté de se rapprocher de sa compagne, mais elle l’avait repoussé durement, pleine de mépris et de rancune pour ce ravisseur qu’arrêtait le premier obstacle. Elle dit cette seule parole :

— Tout cela ne serait pas arrivé, et je ne serais pas compromise, si vous aviez acheté une bonne bicyclette… comme la mienne.

Il baissa la tête, accablé.

Jusqu’au petit jour, ils grelottèrent d’angoisse et de froid, dans l’immensité hostile, désemparés, chétifs et misérables.

Vers six heures le trot d’un cheval, le roulement d’une voiture se firent entendre. Quelques minutes après, le père de Suzanne apparaissait.

Elle se jeta dans ses bras en lui demandant pardon. Mais, heureux de l’avoir retrouvée, il coupa court à toute explication, enveloppa sa fille de vêtements, la coucha dans la voiture, et elle se laissa emporter docilement, sans un mot, sans un regard pour son triste amoureux.

Maurice LEBLANC.