Contes du soleil et de la pluie/65

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

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La route va droit à l’abîme. Au moment où elle s’y jette, un virage brusque la courbe à gauche et la dirige vers la profonde valleuse de Brametot.

Le point de vue est célèbre. Louise exigea de son mari qu’on s’y arrêtât jusqu’à ce que l’automobile des Langeval, moins rapide que la leur, les eût rejoints.

Bernard grogna, selon son habitude, et ne voulut pas descendre. Louise sauta de voiture et courut au bord de la falaise.

Elle tombe à pic sur des champs de galet, où se hérissent, çà et là, d’énormes rochers blancs. La grande mer s’étale au delà, emplit l’horizon, se déploie le long des côtes. On la voit partout, à l’infini, changeante et vivante, bleue, verte, grise, sombre et radieuse, couleur d’argent, couleur de ciel, couleur de soleil.

À droite c’est Fécamp, plus loin Dieppe, plus loin d’autres plages à peines visibles. À gauche c’est Étretat. Et dans le fond de la valleuse le petit village de Bramelot se couche parmi les grands arbres.

Louise revint, grisée de lumière, un peu lasse aussi, car la chaleur était accablante.

— C’est merveilleux, dit-elle, aie donc le courage de descendre.

Ne recevant pas de réponse, elle regarda Bernard. Il n’avait point bougé de sa place. Il dormait.

Alors elle prit son ombrelle et s’assit à gauche de la route, au revers d’un talus.

Au bout de quelques minutes elle tira de sa poche une lettre, une longue lettre de douze pages, qu’elle se mit à lire. De temps à autre un sourire heureux découvrait ses dents blanches. À la fin elle porta les feuilles à sa bouche et les baisa ardemment, passionnément.

Puis elle relut la lettre. Cette fois elle pleura. Puis, l’ayant dissimulée dans son corsage, elle resta longtemps rêveuse.

Elle songeait au passé, à ses espoirs de jeune fille, aux déceptions de son mariage, aux joies aiguës et violentes, si douloureuses aussi, que la vie lui avait offertes depuis quelques mois.

Une cloche sonna midi, tout en bas, à l’église de Brametot.

— Les Langeval tardent bien à venir, se dit-elle.

Leur ami Georges les accompagnait. Elle frémit en pensant à lui. Georges ! ce nom lui caressait les lèvres, l’emplissait de bonheur. Georges ! ce doux enfant qui l’aimait au point de lui écrire chaque jour, et malgré leurs entrevues quotidiennes, de longues lettres d’adoration !

Elle imagina le déjeuner qui allait les réunir tous les cinq en quelque auberge de village. Georges serait là, près d’elle…

Bernard y serait également, soupçonneux et jaloux comme à l’ordinaire…

Un mouvement de révolte la souleva. Elle regarda son mari. Il dormait encore, accoudé au volant, la tête oscillant de droite et de gauche, congestionné, ridicule.

Pour la première fois elle sentit qu’elle le haïssait, mais d’une haine implacable et féroce. Jamais elle n’avait éprouvé ce sentiment. Et voilà soudain qu’elle découvrait en lui le plus cruel et le plus dangereux des ennemis.

Nerveusement elle arracha une tige de genêt qui se balançait près d’elle et en froissa les feuilles et les fleurs.

— Je le déteste ! s’écria-t-elle, je le hais.

Elle se leva et marcha vers la falaise. Mais tout à coup elle s’arrêta, les yeux fixes, le corps secoué de frissons. Ah ! l’abominable, la monstrueuse idée !

Elle fondit en larmes, la tête cachée entre ses mains. Elle ne voulait pas penser à cela, elle ne le voulait pas.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Lentement Louise retourna près de la voiture et, montée sur le marchepied de gauche, elle examina Bernard en silence. Il ronflait maintenant, la bouche mi-ouverte, le visage rouge, le cou trop serré par son col.

Elle murmura :

— Bernard !

Puis, plus fort :

— Bernard !

Il ne se réveilla point.

Elle tressaillit. À son insu elle avait porté la main sur l’interrupteur. Eh bien, quoi ? Qu’est-ce que cela signifiait ? N’était-ce pas simplement un jeu, un passe-temps ? Si elle agissait ainsi, c’était pour voir, tout au plus. Que le contact fût établi, il ne s’ensuivait pas… Elle tourna le bouton. Le contact s’établit.

Aussitôt, rapidement, elle passa devant la voiture. Un coup de manivelle.

À moitié réveillé par les premières explosions, Bernard murmura :

— Qu’y a-t-il ?

— Rien… dors… je m’amuse… je vérifie la mise en marche.

Il se rendormit. Maintenant elle était à son côté, contre lui. Avec quelle angoisse elle la surveillait, les yeux fixés sur les paupières closes, comme si elle eût cherché à les clore irrémédiablement.

Elle ne pensait plus. Elle ne luttait plus. Elle obéissait. Des forces la contraignaient à certains gestes. Et ces gestes elle les accomplissait automatiquement. De la main gauche, lentement, mais avec une énergie surhumaine, elle pesa sur la pédale de débrayage. De la main droite elle poussa le levier de changement de vitesse.

Seulement alors elle eut conscience de ce qu’elle faisait. Et elle eût bien voulu, oui, vraiment, il lui semblait qu’elle eût voulu empêcher la chose de se produire.

Mais n’était-il pas trop tard ? Y avait-il au monde une puissance capable de s’opposer au relèvement de cette pédale, et par conséquent ?… Il eût fallu que sa main eût une énergie ! Et justement les muscles de ses bras fléchissait. Sa main devenait insensible, inerte.

Elle lâcha brusquement la pédale et se releva d’un coup.

La voiture, libérée, s’en alla, s’en alla. vers l’abîme… Bernard s’agita… Un grand cri… Tout disparut.

Et Louise courut, chancela et tomba évanouie sur le bord de la falaise, exactement comme quelqu’un qui aurait sauté de voiture au moment où un infortuné compagnon, victime d’un accident épouvantable, était précipité dans le vide !…

Maurice LEBLANC.