bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1904-12-05ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1301-304
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
PETITE HALTE
La route va droit à l’abîme. Au moment
où elle s’y jette, un virage brusque
la courbe à gauche et la dirige vers la
profonde valleuse de Brametot.
Le point de vue est célèbre. Louise
exigea de son mari qu’on s’y arrêtât jusqu’à
ce que l’automobile des Langeval,
moins rapide que la leur, les eût rejoints.
Bernard grogna, selon son habitude,
et ne voulut pas descendre. Louise sauta
de voiture et courut au bord de la falaise.
Elle tombe à pic sur des champs de
galet, où se hérissent, çà et là, d’énormes
rochers blancs. La grande mer
s’étale au delà, emplit l’horizon, se déploie
le long des côtes. On la voit partout,
à l’infini, changeante et vivante, bleue,
verte, grise, sombre et radieuse, couleur
d’argent, couleur de ciel, couleur de soleil.
À droite c’est Fécamp, plus loin Dieppe,
plus loin d’autres plages à peines visibles.
À gauche c’est Étretat. Et dans le
fond de la valleuse le petit village de
Bramelot se couche parmi les grands arbres.
Louise revint, grisée de lumière, un
peu lasse aussi, car la chaleur était
accablante.
— C’est merveilleux, dit-elle, aie donc le
courage de descendre.
Ne recevant pas de réponse, elle regarda
Bernard. Il n’avait point bougé de
sa place. Il dormait.
Alors elle prit son ombrelle et s’assit à
gauche de la route, au revers d’un talus.
Au bout de quelques minutes elle tira
de sa poche une lettre, une longue lettre
de douze pages, qu’elle se mit à lire. De
temps à autre un sourire heureux découvrait
ses dents blanches. À la fin elle
porta les feuilles à sa bouche et les baisa
ardemment, passionnément.
Puis elle relut la lettre. Cette fois elle
pleura. Puis, l’ayant dissimulée dans son
corsage, elle resta longtemps rêveuse.
Elle songeait au passé, à ses espoirs
de jeune fille, aux déceptions de son mariage,
aux joies aiguës et violentes, si
douloureuses aussi, que la vie lui avait
offertes depuis quelques mois.
Une cloche sonna midi, tout en bas,
à l’église de Brametot.
— Les Langeval tardent bien à venir,
se dit-elle.
Leur ami Georges les accompagnait.
Elle frémit en pensant à lui. Georges ! ce
nom lui caressait les lèvres, l’emplissait
de bonheur. Georges ! ce doux enfant
qui l’aimait au point de lui écrire chaque
jour, et malgré leurs entrevues quotidiennes,
de longues lettres d’adoration !
Elle imagina le déjeuner qui allait les
réunir tous les cinq en quelque auberge
de village. Georges serait là, près d’elle…
Bernard y serait également, soupçonneux
et jaloux comme à l’ordinaire…
Un mouvement de révolte la souleva.
Elle regarda son mari. Il dormait encore,
accoudé au volant, la tête oscillant de
droite et de gauche, congestionné, ridicule.
Pour la première fois elle sentit qu’elle
le haïssait, mais d’une haine implacable
et féroce. Jamais elle n’avait éprouvé ce
sentiment. Et voilà soudain qu’elle découvrait
en lui le plus cruel et le plus
dangereux des ennemis.
Nerveusement elle arracha une tige de
genêt qui se balançait près d’elle et en
froissa les feuilles et les fleurs.
— Je le déteste ! s’écria-t-elle, je le
hais.
Elle se leva et marcha vers la falaise.
Mais tout à coup elle s’arrêta, les yeux
fixes, le corps secoué de frissons. Ah !
l’abominable, la monstrueuse idée !
Elle fondit en larmes, la tête cachée
entre ses mains. Elle ne voulait pas penser
à cela, elle ne le voulait pas.
Quelques minutes s’écoulèrent.
Lentement Louise retourna près de la
voiture et, montée sur le marchepied de
gauche, elle examina Bernard en silence.
Il ronflait maintenant, la bouche mi-ouverte,
le visage rouge, le cou trop serré
par son col.
Elle murmura :
— Bernard !
Puis, plus fort :
— Bernard !
Il ne se réveilla point.
Elle tressaillit. À son insu elle avait
porté la main sur l’interrupteur. Eh bien,
quoi ? Qu’est-ce que cela signifiait ? N’était-ce
pas simplement un jeu, un passe-temps ?
Si elle agissait ainsi, c’était pour
voir, tout au plus. Que le contact fût établi,
il ne s’ensuivait pas… Elle tourna le
bouton. Le contact s’établit.
Aussitôt, rapidement, elle passa devant
la voiture. Un coup de manivelle.
À moitié réveillé par les premières explosions,
Bernard murmura :
— Qu’y a-t-il ?
— Rien… dors… je m’amuse… je vérifie
la mise en marche.
Il se rendormit. Maintenant elle était
à son côté, contre lui. Avec quelle angoisse
elle la surveillait, les yeux fixés
sur les paupières closes, comme si elle
eût cherché à les clore irrémédiablement.
Elle ne pensait plus. Elle ne luttait
plus. Elle obéissait. Des forces la contraignaient
à certains gestes. Et ces
gestes elle les accomplissait automatiquement.
De la main gauche, lentement,
mais avec une énergie surhumaine, elle
pesa sur la pédale de débrayage. De la
main droite elle poussa le levier de changement
de vitesse.
Seulement alors elle eut conscience de
ce qu’elle faisait. Et elle eût bien voulu,
oui, vraiment, il lui semblait qu’elle eût
voulu empêcher la chose de se produire.
Mais n’était-il pas trop tard ? Y avait-il
au monde une puissance capable de s’opposer
au relèvement de cette pédale, et
par conséquent ?… Il eût fallu que sa
main eût une énergie ! Et justement les
muscles de ses bras fléchissait. Sa
main devenait insensible, inerte.
Elle lâcha brusquement la pédale et se releva
d’un coup.
La voiture, libérée, s’en alla, s’en alla.
vers l’abîme… Bernard s’agita… Un
grand cri… Tout disparut.
Et Louise courut, chancela et tomba
évanouie sur le bord de la falaise, exactement
comme quelqu’un qui aurait
sauté de voiture au moment où un infortuné
compagnon, victime d’un accident
épouvantable, était précipité dans
le vide !…