bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1904-12-12ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1305-309
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE CORPS & L’ESPRIT
Paul Archain est resté longtemps pour
moi un véritable problème, pour tous
ceux d’ailleurs qui considèrent comme
un problème des plus compliqués et des
plus attachants les rapports du cerveau
et de la matière, de l’intelligence pure
et de la force brutale.
Paul Archain, nous le connaissons
tous. Il y a six ans, il se révélait par ce
double coup de maître, qui met bien en
lumière son étonnante personnalité ; au
mois d’avril il publiait les Passionnés,
ce recueil de contes admirables, dont la
forme exquise, la phylosophie profonde,
l’invention pittoresque et charmante,
conquirent les foules autant que l’élite,
et le rendirent célèbre du jour au lendemain ;
au mois de juillet il gagnait sur
la piste de Buffalo le Championnat de
France amateurs.
La coïncidence de ces deux événements
lui valut une gloire bien plus retentissante
que s’il n’eût été que très
grand écrivain où que coureur invincible.
Cette gloire, du reste, il la justifia
par des manifestations répétées de son
double mérite. Depuis six ans il n’a cessé
de prouver qu’il en était digne.
La simple énumération de ses triomphes
littéraires et sportifs en dit plus
que de longues phrases. Rappelez-vous.
En 1900 Archain publie son premier volume,
Les Cimes, qui consacrent sa réputation,
bat, sur la piste, le fameux
amateur anglais Huxley, et remporte le
Championnat international d’escrime.
En 1901, apparition du Livre de Joie,
son chef-d’œuvre : Grand Prix de Paris
à Vincennes, champion de patinage à
Amsterdam.
L’année suivante, les deux cents représentations
de la Tunique de Nessus,
sa première pièce, le Raid hippique de
Marseille-Paris.
L’année suivante, l’année où il triomphe
avec la Toison d’Or, ce drame merveilleux,
Archain, tourné au professionnalisme,
gagne le Championnat du Monde
à Copenhague, enlève la Coupe Gordon
Bennett, le Circuit des Ardennes et le
Grand Prix de Monaco aux courses de
canots automobiles.
Telles sont les lignes principales de sa
double carrière.
Dirai-je ses succès d’homme ? Paul Archain
est grand, élégant, de gestes harmonieux,
de visage à la fois très doux et
très mâle. Chose inouïe : c’est un modeste.
De là sans doute la vive sympathie
qu’il inspire. Ceux qui le connaissent
n’ont pas seulement pour son génie un
respect religieux, pour ses prouesses une
admiration sans bornes. Ils ont également
pour lui une amitié affectueuse.
Et ils éprouvent aussi, à le fréquenter,
une stupéfaction infinie, car Paul Archain
n’est pas intelligent. Intelligent,
peut-être le paraîtrait-il s’il n’était
qu’athlète et sportsman. Mais il est, ne
l’oublions pas, il est surtout l’auteur des
Cimes et de la Toison d’Or, et, comme
tel, il paraît lourd, vulgaire, d’aucuns disent
franchement bête.
De fait, jamais un mot, jamais une réflexion
qui révèle la qualité de son esprit.
Jamais un éclair, jamais d’imprévu. Il
semble ne point penser, ou du moins
ce qu’il exprime de pensée est d’un ordre
tellement inférieur qu’on en est toujours
déconcerté. Ce n’est que préoccupations
sportives, soucis d’entraînement, éloges
de la force, discussions insignifiantes
sur de petits points techniques.
Et l’on ne comprend pas. Comment ce
cerveau-là peut-il secréter de belles
idées ? Par quel miracle, les ayant sécrétées,
peut-il ensuite les transformer en
phrases divines ? Il suffit donc, quand on
a du génie, de s’enfermer chaque soir, de
neuf heures à minuit, comme le fait Paul Archain, et d’ouvrir telle case mystérieuse
d’où s’échappent des trésors toujours
renouvelés, des pierres précieuses,
des diamants, des perles, de l’or, toujours
de l’or ?…
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⁂
L’été dernier je fis au Bois, à la suite
d’incidents qu’il est inutile de raconter,
la connaissance d’un jeune homme dont
j’avais souvent remarqué la présence aux
environs de la porte de Madrid, sur les
bords ombreux du petit lac.
Il était chétif, voûté et d’une pâleur
extraordinaire. Il marchait péniblement.
Son cœur, me dit-il, s’arrêtait parfois de
battre durant dix ou quinze secondes,
puis repartait avec une telle violence
qu’il en était ébranlé.
Je ne le vis jamais que seul. D’ailleurs,
je sus par lui qu’il vivait dans une solitude
presque complète, et, sauf deux
heures de sortie quotidienne, étendu
dans sa chambre, sur une chaise-longue,
parmi ses livres et ses papiers.
Son nom, sa situation sociale, sa demeure,
je les ignorais. Il n’inspirait
d’ailleurs aucune curiosité frivole, par
cela seul qu’il était lui-même l’être le
plus intéressant que l’on pût rencontrer.
Esprit original et brillant, intelligence
subtile et profonde, sachant tout, ayant
tout lu, il avait une conversation grave,
lourde d’idées, qui vous rendait désireux
de savoir davantage et de mieux penser.
Et il arriva qu’un jour, tandis que nous
causions, mon ami inconnu se trouva
mal. Une voiture passait. Avec l’aide du
cocher je l’y installai, et, prenant dans
son carnet une carte de visite, je donnai
son adresse : avenue du Roule, à Neuilly.
Maxime Arnould — ainsi se nommait-il
— habitait un rez-de-chaussée, au
fond d’un jardin. Transporté sur son lit, il s’éveilla, me vit, balbutia quelques
mots de remerciement et s’endormit.
Alors je regardai autour de moi. Et tout
de suite un portrait me frappa : celui
de Paul Archain. Et aussitôt, à droite, à
gauche, contre les murs, sur les tables,
sur la cheminée, je vis des tas d’autres
portraits de Paul Archain : Paul Archain
en cycliste, en chauffeur, en escrimeur,
en patineur, en cavalier, en gymnaste, en
alpiniste.
— C’est un véritable culte ! pensai-je.
Et j’aperçus, entre les deux fenêtres,
une petite vitrine où il y avait tous les
livres de Paul Archain, vêtus de reliures
magnifiques. Et sur l’un des rayons
s’alignaient les manuscrits mêmes de ces
œuvres, reliés en parchemin.
J’en pris un, poussé par une curiosité
un peu indiscrète. C’était le manuscrit
des Passionnés. Je l’ouvris. À la première
page je lus ces mots, tracés à l’encre
rouge : « Les Passionnés, par Maxime
Arnould ».
Maxime Arnoud ! Pourquoi ce prénom,
pourquoi ce nom en tête d’une œuvre de
Paul Archain ?
J’examinai les autres manuscrits. Ils
portaient la même mention.
— Vous ne comprenez pas ?
Je me retournai. Assis sur son lit
Maxime me regardait. Je vins près de
lui. Il me dit, avec un reproche affectueux :
— Loin de moi vous comprendrez…
vous saurez mon secret en partie… Alors
autant vous expliquer…
Et très bas il prononça :
— Paul est mon frère… Il s’appelle
Paul Arnould… Archain est un pseudonyme…
— Mais les Passionnés ? les Cimes ? la
Toison d’Or ?
Il rougit, hésita, puis murmura :
— Les livres, les pièces, tout est de moi.
Il se recoucha, las de cet effort. Je crus
qu’il dormait de nouveau. Mais au bout
d’un instant il reprit, d’une voix à peine
perceptible :
— C’est le hasard qui a fait les choses…
au début… J’étais souffrant, j’ai
prié Paul de chercher un éditeur pour
mes premiers contes. Mais je ne voulais
pas signer… non… je suis timide, sauvage.
Le bruit autour de mon nom me
ferait horreur. Paul me dit : « Il faudra
pourtant une signature quelconque ».
— « Celle que tu voudras », lui
répondis-je. Alors il donna la sienne.
J’eus un mouvement. Il reprit :
— Eh bien quoi ? Il a eu raison…
C’était le seul moyen d’assurer ma tranquillité.
À la longue n’aurait-on pas fini
par arriver jusqu’à moi ? Tout est bien
ainsi. Et je suis heureux… heureux et
fier… oui, fier de mon Paul aimé. Je
l’aime tant ! Tous les soirs il vient ici, à
neuf heures, et il me raconte sa vie, ses
exploits, les victoires qu’il remporte
grâce à sa souplesse, à l’énergie de ses
muscles, et celles qu’il doit à l’effort de
mon cerveau. Et celles-là sont bien à
moi, il me les offre, il me les dédie humblement,
et, par lui, j’en savoure l’ivresse.
Il est ma joie et mon orgueil, il est ma
beauté et ma santé. Paul Archain représente
un être complet, fait de lui et de
moi, du meilleur de nous deux, de son
corps puissant et de ma pensée ardente.
Tout est bien ainsi. La nature avait
donné à l’un la grâce et la force, à l’autre
l’intelligence et l’esprit. Ne croyez-vous
pas qu’il est plus intéressant de montrer
au monde un Paul Archain paré de tous
les dons, que de lui offrir ces deux spectacles
affligeants : un cérébral physiquement
déchu, et un merveilleux athlète
de cerveau plutôt… plutôt moyen ?
Il se tut. J’eus l’impression que ces
dernières paroles n’avaient pas été prononcées
sans quelque dédain.