Contes du soleil et de la pluie/70

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

UNE BONNE FORTUNE

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Fervannes, le romancier célèbre, aussi connu par ses aventures que par ses livres, continua :

— Et dans l’enveloppe que je reçus, pas autre chose que ceci : la feuille d’état-major, numéro 19, ou plutôt le quart de cette feuille, c’est-à-dire Yvetot sud-est.

Et sur la carte, tout simplement une croix au crayon rouge dont les deux lignes se rencontraient au point d’intersection des deux routes qui vont, l’une de Rouen au Havre, l’autre d’Yvetot à Neuf-Châtel.

J’examinai l’enveloppe. Elle portait le timbre de Doudeville, localité située à une douzaine de kilomètres de l’endroit désigné par la croix.

L’adresse était écrite, il n’y avait pas de doute, par une main de femme.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Certes, je le sais par de nombreuses lettres, les légendes du pays de Caux que j’ai recueillies et publiées, m’ont valu une petite renommée spéciale dans cette région. Mais pourquoi ce message anonyme et mystérieux ?

Je le déchirai.

Le lendemain le courrier m’apportait une enveloppe identique. Je l’ouvris : même carte d’état-major, même croix au crayon rouge.

Le surlendemain, nouvel envoi. Et les jours suivants également.

J’avouerai que cette obstination ne laissait pas de m’intriguer. L’adresse eût révélé une écriture d’homme, que j’aurais cru à une mystification, et les choses en seraient restées là. Mais c’était une écriture de femme !

Une femme ! La lettre d’une inconnue ! Malgré soi on s’émeut de toucher à ce que toucha les mains d’une femme, de regarder les lignes qu’elle traça. Qui est-elle ? pourquoi s’occupe-t-elle de vous ? Que peut-on espérer de cette amie invisible et lointaine ?

Je ne suis pas fat. Cependant il me fallait bien admettre que tout cela avait une apparence de rendez-vous, c’est que l’on s’intéressait à moi, que je plaisais… Dame !

Le onzième jour, je consultai l’indicateur et marquai le train le plus commode, le train d’une heure vingt, celui que ma correspondante s’attendait évidemment que je prisse.

Je ne le pris point, et le douzième jour non plus, ni le treizième. Mais le quatorzième, la croix au crayon rouge était soulignée brutalement de trois barres. Je ne pus résister. Une curiosité trop forte me poussait. Je partis.

J’arrivai à Motteville à quatre heures trente. Trois ou quatre kilomètres me séparaient du carrefour indiqué. J’avais emporté ma bicyclette ; ce fut l’affaire d’une douzaine de minutes.

À mesure que j’approchais, cependant, une inquiétude grandissait en moi. Ma conduite me semblait pas trop naïve. Aurais-je dû m’embarquer dans cette aventure sans renseignements précis ? Qui me certifiait que j’avais compris le signe énigmatique, et qu’il y aurait quelqu’un là, à l’embranchement des deux routes, et justement à cette heure de la journée ?

Il y avait quelqu’un, une femme.

Je le confesse, mon émotion fut profonde en la voyant. J’eus l’impression d’un succès, d’une victoire sur le destin, comme si j’avais violenté l’ordre des choses en devinant ce qu’il n’était point facile de deviner.

Elle aussi, l’inconnue avait sa bicyclette. Je n’eus pas le temps de distinguer ses traits, car, dès qu’elle m’aperçut, d’un geste elle me fit signe de la suivre et se mit en selle.

Et je la suivis.

Elle continua la route que j’avais prise, la route nationale. Elle était charmante à regarder, de taille fine, d’allure souple et jeune. Les plis de sa jupe, ramenés du même côté, lui donnaient une silhouette gracieuse d’amazone. En vérité, ma conduite ne me paraissait plus si ridicule.

Nous atteignîmes les premières maisons d’Yvetot. L’un derrière l’autre, moi peut-être à vingt-cinq mètres d’elle, nous traversâmes la petite ville, très lentement, quelque peu cahotés par les pavés inégaux.

Sur la place principale, j’eus une surprise. Il y avait là, assis à la terrasse d’un café, une vingtaine de personnes, hommes et femmes, qui se levèrent tous, et saluèrent mon inconnue en agitant chapeaux, cannes et mouchoirs. Elle remercia par une inclinaison de tête.

Nous sortîmes d’Yvetot, et tout de suite ce fut une série de routes étroites et sinueuses où je perdis toute idée d’orientation. Je vis des noms, Baons-le-Comte, Veauville. Cette promenade allait-elle continuer longtemps de la sorte ? Où me conduisait-on ? et dans quel but ?

Pour moi il n’y avait qu’un but : aborder l’inconnue, lier conversation avec elle. Mais, à chaque instant, elle se retournait et me faisait signe de prendre patience et d’être prudent. Sans aucun doute un danger nous menaçait.

À Étoutteville, nouvelle surprise : des gens encore, attablés au café, qui se lèvent au passage de la jeune femme et l’acclament. Elle les salue.

Quelques minutes après, un poteau indicateur m’apprit que nous roulions dans ma direction de Doudeville, et que nous en étions à quatre kilomètres. Cela m’étonna. Pourquoi avait-elle choisi cette route détournée et plus longue ? Et puis c’était donc au lieu même d’où les lettres m’étaient adressées que nous allions ? au lieu où elle demeurait ?

De plus en plus intrigué, à la fois inquiet et ravi de ce mystère, séduit par la grâce de mon inconnue, je goûtais violemment l’étrangeté de l’aventure. D’ailleurs, je m’attendais à tout. Les périls les plus graves ne m’ont pas déconcerté. J’avais pris mon revolver.

Et le clocher surgit entre les hautes futaies dont les fermes s’entourent. N’allait-elle pas s’arrêter ? Ne pourrais-je la rejoindre et lui parler avant de pénétrer dans le bourg ? Je le tentai. D’un geste impérieux elle me signifia de garder ma distance.

Une petite côte, puis une descente assez brusque au milieu des maisons, puis la place du Marché. Et là encore des gens se tenaient à la terrasse d’une auberge, mais des gens en bien plus grand nombre, qui reçurent la jeune femme avec de véritables ovations.

Elle sauta de machine. J’en fis autant, et me dirigeai vers l’une des tables inoccupées, comme un touriste désireux de se rafraîchir.

Quelle fut ma stupéfaction quand l’inconnue s’approcha de moi, ouvertement, sans la moindre gêne, escortée de la bande de ses amis. L’un de ceux-ci s’en détacha. Elle me dit :

M. Fervannes, voulez-vous me permettre de vous présenter mon mari, Victor Duroussel, commerçant et conseiller municipal ?

Tour à tour elle me présenta Anthime Vêtu et sa dame, le pharmacien Postel, M. Bourquereux, épicier, et beaucoup d’autres dont le nom m’échappa.

J’étais confondu. Je saluais mécaniquement, je balbutiais des mots quelconques, tout en essayant de comprendre. En vérité, je devais faire piètre figure,

Mais Victor Duroussel s’écria :

— Maintenant que la connaissance est faite, si l’on débouchait quelques bouteilles de cidre !

On s’assit en tumulte autour de moi. M. Bourquereux fut mon voisin. Il me dit, en me tapant sur la jambe :

— Ainsi, ça y est, vous êtes venu ?

Le pharmacien Postel objecta :

M. Fervannes ne sait peut-être pas !

Je le regardai d’un air stupide. Alors Duroussel demanda à sa femme :

— Tu n’as donc pas expliqué à monsieur.

Elle répondit :

— Non, je n’ai pas eu le temps, et puis il était convenu que je ne dirais rien.

Tout le monde éclata de rire, Et Duroussel prit la parole.

— C’est une idée de ma femme… Figurez-vous qu’elle est entichée de vos livres. Elle lit tous vos articles dans les journaux. Et puis, le mois dernier, il est venu quelqu’un de Paris qui nous a raconté des tas de choses sur vous, des aventures à n’en pas finir… Alors ma femme a dit comme ça : « Moi, je le ferais bien venir pour moi. » Vous pensez si on a ri. Là-dessus elle a parié la chose que vous la suivriez à vingt pas de distance, depuis la route nationale jusqu’à Yvetot, et puis de là ici par Étoutteville, et sans la connaître, rien que pour savoir qui envoyait chaque jour une carte avec une croix rouge. On a parié. Elle a prévenu des amis à Yvetot, des amis à Étoutteville… Et vous voilà… Ah ! c’est qu’elle connaît bien les hommes, la gredine ! Elle me l’avait dit : « Tu verras, il voudra voir quelle est la femme qui lui écrit. Je ne lui donne pas quinze jours pour venir. » Et vous voilà !

De nouveau on s’esclaffa. Je frémissais de colère. Lequel des rieurs allais-je gifler ? Victor Duroussel ? M. Bouquereux, qui se tenait les côtes ?

Mais non, tous ces gens riaient de si bon cœur. Il n’y avait aucune méchanceté dans leur allégresse. Ils avaient fait une bonne farce, et ils se réjouissaient, trouvant très drôle la déconvenue du Parisien, En vérité, se fâcher eût été stupide.

Je regardai Mme Duroussel. Si elle avait été jolie, j’aurais tenu ma vengeance. Elle ne l’était point, je pus m’en rendre compte. Elle avait des taches de rousseur, un nez trop court, une bouche peu appétissante.

Allons, il fallait faire contre fortune bon cœur. J’appelai la servante et commandai deux bouteilles de champagne.

Maurice LEBLANC.