Contes du soleil et de la pluie/71

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA HACHE

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Nous causions sport en présence de quelques dames, et nous les interrogions tour à tour sur leurs goûts et leurs préférences. Cette question principalement leur fut posée : « La femme admire-t-elle l’effort, la prouesse ? »

Mme Arnold, cette jolie veuve qui, depuis la mort de son mari, mène en plein jour une vie si noble et si pure, nous dit :

— Je crois que, d’une façon générale, la femme manque de finesse en matière sportive. Ce que nous admirons surtout, c’est la victoire. Nous applaudissons le vainqueur non point tant parce qu’il a accompli un exploit que parce qu’il est celui qui a triomphé. C’est pourquoi les records nous laissent indifférentes. La femme se considère toujours plus ou moins comme une reine de tournoi qui va décerner la palme au chevalier le plus adroit ou le plus fort.

— Mais cependant, lui dis-je, l’énergie, la résistance sont des qualités que vous appréciez ?

— Oui, si elles se manifestent par quelque chose d’anormal et d’exceptionnel. L’élan d’un coureur qui passe le but ne nous passionne pas. Mais si cet homme a couru pendant des heures, pendant des jours, s’il vient de loin, de très loin, s’il a supporté des fatigues inouïes, alors notre sensibilité s’émeut et notre imagination s’exalte. Voyez-vous, ce qui nous trouble, ce n’est pas l’acte de courage et de force raffiné, civilisé, catalogué, chronométré, c’est l’acte grossier, brutal, primitif, au besoin monstrueux et révoltant. Ainsi…

Elle s’interrompit. Nous la pressâmes de questions, soupçonnant qu’elle hésitait à nous raconter quelque aventure personnelle. Enfin, elle reprit avec un peu d’embarras d’abord, puis avec une émotion que le souvenir ravivait :

— J’ai inspiré, voilà cinq ans bientôt, un amour violent, presque sauvage. J’étais encore en deuil et j’habitais la campagne. À deux kilomètres de ma villa vint s’établir, je ne sais à la suite de quels événements, un gentilhomme basque, sans fortune, sans famille, M. d’Arsac. Je le rencontrai plusieurs fois sur la route ou à travers champs. Puis un jour il eut l’occasion de me ramener un de mes chevaux qui s’était échappé.

M. d’Arsac était petit, mince, de mine maladive et d’apparence frêle. C’est sans doute par là qu’il sut endormir ma défiance et qu’il réussit, non pas à entrer dans mon intimité, mais du moins à entretenir avec moi des relations de voisinage assez fréquentes et, je l’avoue, qui n’étaient pas sans quelque agrément. La solitude n’est supportable que si on peut la rompre de temps à autre, et M. d’Arsac avait une conversation intéressante, des manières fort distinguées et une réserve parfaite.

Quelle fut ma surprise, un jour où je l’avais reçu au salon, en le voyant tomber à mes genoux, et cela tout à coup, sans aucun préambule, comme s’il était pris d’un accès de folie, Et il se roulait à terre, et il criait, et il me demandait pardon, et il suppliait…

Je n’en revenais pas. Il m’aurait fait quelque déclaration banale et discrète que je l’aurais éconduit sur-le-champ. Mais cette scène de désespoir mélodramatique me stupéfiait. Des reproches eussent été absolument ridicules. Je ne savais que dire.

À la fin je lui ordonnai de se lever. Il obéit. Je murmurai :

— Vous êtes un bon comédien.

— Un comédien !

Il s’avança vers moi, indigné. J’eus peur. Cependant, au fond, je ne doutais pas que tout cela ne fût joué. S’il avait été sincère, un indice quelconque m’eût éclairée depuis longtemps sur cet amour formidable. Et puis, il y avait dans sa voix, à ce moment, dans son attitude, quelque chose de faux et de théâtral qui me gênait.

Soudain il se calma, vint s’asseoir à mes côtés, et me dit d’un ton impérieux

— Je veux que vous me croyiez, il le faut, je l’exige !

Je ne répondis pas. Il me regarda avec des yeux étranges, et il reprit :

— Que puis-je faire pour que vous me croyiez ?… Je suis prêt à tout…

Après un instant il se leva. Je le sentais embarrassé. Visiblement il ne savait comment sortir de cette situation.

Il marcha de long en large, puis s’arrêta devant une panoplie que mon mari s’était amusé autrefois à disposer avec des armes rapportées de voyage. Il prit une petite hache à manche ciselé, en essaya le fil sur son ongle, et revint près de moi.

Il semblait très grave. Il me dit posément, sans émotion :

— Je ne vous demande rien que de croire à mon amour. Si vous ne me répondez pas : « J’y crois », je vais accomplir un acte stupide, mais qui vous prouvera que je suis sincère. Répondez.

Je ne répondis pas.

Vivement il allongea l’index de sa main gauche sur le bord de la table et, d’un coup de hache, le trancha nef.

Je me trouvai mal. Quand je repris mes sens, M. d’Arsac avait disparu.

— Certes, reprit Mme Arnold, et ce curieux personnage ne l’avait point dissimulé, l’acte était stupide, barbare, d’une sauvagerie révoltante et ne pouvait m’inspirer que du dégoût. N’importe ! C’était là un de ces actes qui nous frappent au plus profond de nous-mêmes. Il ne m’était plus possible de douter que cet homme fût extraordinairement courageux, et en outre qu’il m’aimât jusqu’à l’absurdité, jusqu’à l’héroïsme. Je le détestais, mais il forçait mon estime. De quoi n’était-il pas capable ? Je frissonnais en pensant à lui.

Il eut le bon goût de ne pas chercher à me revoir. Je lui en sus gré, mais cela m’irritait aussi. D’ailleurs, je n’admis pas un instant l’idée qu’il ne fit pas quelque nouvelle tentative. Et cette idée m’épouvantait.

Or, un jour, je reçus ces mots de lui :

« Je ne peux pas vivre ainsi, je ne le peux plus. Vous savez que je vous aime, mais je veux davantage. Dès que vous aurez cette lettre, venez sans réfléchir, venez, je vous en prie… Sinon la main qui trace ces lignes n’en tracera plus jamais d’autres. Vous comprenez, n’est-ce pas ? Cette main, c’est vous qui l’aurez tranchée, comme déjà… une fois… »

Mme Arnold se tut. Elle semblait bouleversée. Sans doute avait-elle regret de rappeler ces souvenirs pénibles.

Nous n’osâmes l’interroger, malgré la curiosité anxieuse qui nous étreignait. Ce ne fut que le soir, au dîner, qu’une de ces dames lui dit à brûle-pourpoint :

— À propos, ma chère, ce M. d’Arsac dont vous nous parliez tantôt, je le connais. L’année dernière je l’ai vu chez Molier. Il faisait de la barre fixe.

Mme Arnold rougit, garda le silence durant quelques secondes, puis, levant la tête, elle dit simplement et gravement :

— C’est donc qu’il a conservé ses deux mains.

Maurice LEBLANC.