Contes du soleil et de la pluie/77

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE BON CHAUFFEUR

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Il faut être bon. Je suis bon. Je le suis par raisonnement, et tout autant, sinon davantage, par tempérament. Mon instinct m’ordonne la bonté, me condamne à la bonté la plus absolue. Donc, c’est entendu, je suis bon.

Mais enfin il y a une limite au delà de laquelle la bonté devient de la bêtise. Et, pour ce qui est du cas présent, j’avoue tout crûment que j’en ai par-dessus la tête d’être bon, que j’envie la dureté des méchants, et que je voudrais être cruel et implacable pour sortir de la situation absurde, folle, invraisemblable, où m’a placé mon insipide bonté.

C’est en mai, il y a donc onze mois, que le hasard de mes vagabondages à travers la France me fit passer, en automobile, près du village de Clairfeuille. Il y a là un tournant un peu court. Je le pris trop brusquement. Les roues effleurèrent le talus, un soubresaut se produisit, et mon mécanicien, qui était assis sur le marche-pied, fut projeté hors de la voiture.

Il se cassa la jambe.

L’accident eut lieu juste en face d’un ancien château légué par son dernier propriétaire au département, et transformé en hôpital. Cela tombait à merveille. Dix minutes plus tard, deux infirmiers transportaient Aristide, mon mécanicien, dans un dortoir parfaitement aménagé.

Une opération fut jugée nécessaire. On la fit le lendemain. Moi je couchai à l’auberge de Clairfeuille. Mais le surlendemain, quand j’allai dire adieu au malade, il me supplia de ne-pas l’abandonner. Un mois dans cette vieille bâtisse, parmi des gens qu’il ne connaissait pas, c’était trop triste. Il en mourrait. Tandis que si son maître condescendait à lui rendre chaque jour une petite visite, quelle consolation ! Comme les heures lui sembleraient brèves !

Je suis bon. La prière de ce brave garçon me toucha. J’y accédai, mais comme l’auberge ne m’offrait qu’un bien-être fort relatif, et que le pays me plaisait infiniment, je louai pour la saison d’été une jolie maison blanche qui se trouvait à proximité de Clairfeuille.

J’y passai des jours agréables que marquait l’accomplissement régulier d’un devoir qui m’était doux. Chaque après-midi je tenais compagnie à Aristide.

Que d’excellentes natures on découvre parmi le peuple ! Loyal, dévoué, d’humeur joyeuse, Aristide méritait vraiment qu’on s’attachât à lui. Je m’y attachai. Et tout le monde autour de lui s’y attacha, ses voisins de lit, ses camarades de dortoir. Il se forma un petit cercle d’amis empressés où moi-même je me trouvai fort à l’aise. Je m’attardait souvent auprès d’eux par plaisir. C’était délicieux, le contact de ces âmes simples !

Au bout d’un mois Aristide se levait et commençait à marcher, appuyé sur une canne. Je me mis aussitôt à sa disposition pour l’emmener en automobile. Il eut la gentillesse d’accepter.

Cette promenade se renouvela quotidiennement. Mais, le huitième jour, Aristide se présenta sur le perron au bas duquel je l’attendais, avec un personnage en uniforme de malade, robe de chambre et couvre-chef en laine marron sale. Je reconnus son voisin de lit. Aristide s’écria :

— Le père Vêtu meurt d’envie de faire un tour en automobile. J’ai pensé que Monsieur ne verrait pas d’inconvénient à ce que je monte avec lui dans le tonneau.

Comment donc ! j’étais enchanté au contraire. Ma voiture n’avait pas de mission plus belle que de porter ce digne vieillard. Je lui offris les joies du cinquante à l’heure. Au retour il daigna me remercier en quelques mots qui me firent rougir d’orgueil.

Le lendemain, l’autre voisin d’Aristide ayant manifesté la même envie flatteuse, j’y souscrivis de tout cœur. C’était un excellent phtisique, d’une pâleur cadavérique et distinguée, que le vent glaça si bien que je dus lui prêter mon pardessus.

Le surlendemain, promenade en automobile avec le sieur Bondin, catarrhe et crachements.

Le jour d’après, promenade avec le sieur Juillet, eczéma et furoncles.

Mais le cinquième jour grande réjouissance : Aristide m’amena deux de ses amis : Louis le néphrétique et Raymond le cardiaque. Dès lors il ne fut plus question que de couples. Deux par deux, tous les habitants du dortoir y passèrent.

Je ne dis point que cet empressement ne me paraissait pas un peu exagéré et que la ballade quotidienne ne se transformait pas en une véritable corvée, chaque fois plus énervante et plus fastidieuse. Mais je suis bon, n’est-ce pas ? Et quand on est bon, il est de ces devoirs auxquels l’on n’a pas le droit de se dérober.

Et comment résister au désir de tous ces braves gens ? C’était une telle fête pour eux | Et un tel bienfait au point de vue hygiénique ! Le directeur ne cessait de m’en remercier.

— C’est la santé qu’ils vous doivent. Et ceux de la salle voisine me durent aussi la santé, et ceux de la salle dite Broca, et de la salle dite Dupuytren. Et les femmes eurent leur tour. Et les petits enfants. Et tous, tous, les estropiés, les cancéreux, les ataxiques, les épileptiques, les avariés, tous, deux par deux, se prélassèrent dans les fauteuils de ma 14-chevaux. L’avis général fut que ces fauteuils étaient merveilleusement capitonnés.

Et tout l’été je véhiculai l’hôpital à travers les grasses campagnes et les profondes forêts. Au milieu de l’excursion, petite halte à l’auberge. Rafraîchissements.

On est bon ou on ne l’est pas. Quand on est bon, qu’importe de passer aux yeux des gens pour un chauffeur attaché au service d’un hôpital, de perdre tout son temps à conduire des individus mal rasés, en capotes sales, qui sentent mauvais, et de qui l’on peut attraper de dangereuses maladies ?

J’enrageais.

Et j’enrage encore… et combien plus ! Les mois se passent ; nous sommes maintenant en octobre, et je n’ai pas quitté Clairfeuille. Trois fois j’ai donné congé de ma maison, et trois fois des pétitions signées de mes chers amis m’ont été remises par Aristide.

« Vous qui êtes la bonté même, daignez prendre en considération… etc. »

Naturellement j’ai cédé. D’ailleurs, bien qu’on ait certains égards pour moi, on ne laisse pas de me faire entendre, par des insinuations fort précises, que je ne dois pas en prendre trop à mon aise, qu’il est des habitudes de politesse et de courtoisie auxquelles on doit obéir, et que l’exactitude, en particulier, est un des devoirs du parfait chauffeur…

Ce matin, j’ai reçu de mon ami le tuberculeux un petit mot très bien tourné, ma foi. Au nom de ses collègues en tuberculose, il me demande si je n’ai pas l’intention de changer, pour l’hiver, mon tonneau en une limousine, ou mieux, un omnibus confortable (avec bouillottes d’eau chaude). Une bronchite s’attrape facilement, et dame !…

J’ai télégraphié aussitôt au constructeur G… J’aurai une 24-chevaux fermée d’ici trois semaines.

Que voulez-vous ? On est bon ou on ne l’est pas. Moi, je suis bon.

Maurice LEBLANC.