Contes du soleil et de la pluie/76

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Promenades Dominicales

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Pendant deux ans, M. et Mme Chapain et M. et Mme Vigoux, respectivement herboristes et quincailliers à Saint-Gravet, se réunirent tous les soirs dans un noble but. On faisait une partie de rami. À la fin de la soirée les perdants glissaient leurs pièces d’argent et leurs sous dans la fente d’une énorme tire-lire en fer-blanc. Le produit de cette cagnotte devait couvrir les frais d’un séjour que l’un des deux couples ferait à Paris. Mais lequel des deux couples ? Ah ! ce voyage, comme ils en parlèrent ! Quels rêves il suscita !

Le moment venu, la tire-lire fut ouverte. On tira au sort. Les Chapain furent favorisés. Les Vigoux, stupéfaits, leur vouèrent immédiatement une haine mortelle.

Au mois de décembre, Chapain et sa femme débarquèrent à Paris. Ils y passèrent trois semaines d’autant plus délicieuses qu’il leur semblait les passer aux frais de leurs amis Vigoux. Dîners fins aux bouillons Duval, fauteuils de foyer à Cluny et à Déjazet, emplettes à la Samaritaine, omnibus, bateaux-mouches, entrées au Salon de l’Automobile, note d’hôtel, les autres, restés là-bas devant leur comptoir, réglèrent tout. Chapain, de rire, s’en tenait les côtes. Mme Chapain écrivait chaque jour à Mme Vigoux sur carte postale illustrée le programme de la veille, spectacles, menus, etc.

Ces trois semaines resteront dans le souvenir des Chapain comme le point culminant de leur vie.

Ils rentrèrent à Saint-Gravet pour les fêtes de Noël. Ils ne rapportaient rien aux Vigoux, « ayant eu juste de quoi », comme ils leur dirent.

— Et vous comprenez que nous ne voulions pas y être de notre poche.

— Il vous suffisait d’y être de la nôtre, susurra Mme Vigoux d’une petite voix acide.

Le lendemain, M. Chapain, en lisant son journal, vit la « Liste des numéros gagnants de la Loterie du Salon de l’Automobile ».

— Tiens, mais on nous a donné une enveloppe à l’entrée ! Regarde donc le numéro, chérie.

Chérie regarda et poussa un cri. Ils avaient gagné le gros lot, une automobile Asseline, huit-chevaux…

Ou, du moins, le numéro 24 257 gagne le gros lot. Or, à qui appartient le numéro 24 257 ? Au seul ménage Chapain, ou bien, par moitié, aux deux ménages Chapain et Vigoux ?

Voilà la question que M. Vigoux lança un matin au saut du lit, après deux jours d’affreux désespoir et trois nuits d’insomnie torturante.

La nouvelle les avait atterrés. Les Chapain auraient une automobile de 7 000 francs, une automobile payée avec leur argent à eux, Vigoux ! Car, cela ne faiait pas de doute, on prenait ces 7 000 francs dans leur poche, Ils avaient véritablement 7 000 francs de moins dans leur poche.

Non, cela ne pouvait pas être ! cela ne serait pas ! On ne dépouille pas les gens de la sorte. D’ailleurs, l’exclamation de M. Vigoux résumait la situation à merveille : qui gagnait réellement l’automobile ?

M. Vigoux ne prit que le temps de passer un pantalon et une veste, et courut chez Chapain.

Chapain éclata de rire quand il eut connaissance du doute émis par son ami.

— Ah çà ! vous êtes fou, mon cher ! çà ne tient pas debout.

— Alors vous refusez d’examiner la question à ce point de vue ?

— Absolument.

C’était l’inévitable fâcherie. L’après-midi, les deux femmes, s’étant rencontrées, se dirent des injures. On ne se salua plus.

Deux semaines plus tard l’automobile arrivait.

On alla en foule la chercher à la gare. On en avait tant parlé depuis que la querelle Chapain-Vigoux passionnait la petite ville, les uns tenant pour le quincailler, les autres pour l’herboriste !

Le cortège, à la suite de la voiture, que remorquait un des chevaux de l’omnibus, se dirigea vers une remise que les Chapain avaient louée.

Là, coup de théâtre. Le juge de paix, qui venait sur la requête du sieur Vigoux, attendait. Dès que l’automobile fut introduite dans la remise, il apposa les scellés sur les portes.

La thèse des Vigoux ne manquait pas d’une certaine justesse.

— Nous formons une cagnotte destinée à payer à l’un des deux couples un séjour à Paris. On tire au sort. La cagnotte échoit aux Chapain. N’est-il pas évident que les Chapain ont gagné strictement l’argent de cette cagnotte, c’est-à-dire le moyen de se payer un séjour à Paris, comprenant billets de chemin de fer, notes d’hôtel, distractions, théâtres etc. ? Dans toutes leurs conventions, les Chapain et les Vigoux n’ont jamais envisagé d’autres bénéfices que ceux énoncés ci-dessus.

À quoi les Chapain ripostaient :

— Nous avons gagné la cagnotte avec tout ce qu’elle représente de satisfactions possibles. Tant mieux pour nous si l’un des actes que nous avons accomplis grâce à cette cagnotte à des conséquences imprévues et heureuses, D’ailleurs, comment le pourriez-vous empêcher ? Moi, Chapain, j’entre dans un bouillon Duval, mon diner me coûte trois francs. Or, ce dîner me profite, se résout en un supplément de force et d’énergie. Allez-vous me réclamer la moitié de cette force ? Poserez-vous les scellés sur cette énergie ?

— J’admets jusqu’à un certain point, concédait Vigoux…

En vérité, le litige était épineux. Le juge de paix, à qui on s’en remit, le trancha d’une façon qui satisfit tous les gens sensés : les Chapain garderaient l’automobile en nue-propriété, mais les Vigoux en auraient au même titre qu’eux l’usufruit, sous la seule condition de supporter moitié des frais.

Et voilà comment tous les dimanches : — en semaine on n’était jamais libre — M. et Mme Chapain et leurs ennemis, M. et Mme Vigoux, se promenèrent dans leur automobile.

Promenade lugubre ! On ne s’adressait pas la parole. À l’étape on se précipitait dans les deux auberges concurrentes. S’il y avait panne, comme les deux ménages étaient de service tour à tour, l’un d’eux s’asseyait au revers du talus et regardait, ironique, l’autre s’acharner, se désespérer, se salir, écumer et suer autour de la voiture.

Et les haussements d’épaules ! et les petits rires ! et les mots chuchotés ! et les exclamations furieuses pour un virage trop brusque.

Deux fois Chapain et Vigoux en sont venus aux mains.

Actuellement il y a un peu d’accalmie.

Dimanche dernier, en effet, l’automobile a exécuté une charge à fond contre la barrière d’un passage à niveau.

Elle en est sortie victorieuse, mais les quatre promeneurs ont été réunis dans une chute commune. Le garde a dû les recueillir en assez fâcheux état.

Les Vigoux principalement n’en mènent pas large.

Mais ils sont absolument décidés à ne pas mourir. Et ils y arriveront, tellement la peur que les Chapain ne jouissent paisiblement de l’automobile leur donne de la résistance et de la force.

Vigoux l’a déclaré à sa femme, entre deux crises :

— Si l’un de nous meurt, je resterai du moins là pour défendre nos droits.

Maurice LEBLANC.