Contes du soleil et de la pluie/86

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LES COMPLICES

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C’est en 1901 qu’Anselme Bardin se révéla, et tout de suite il brilla au premier rang. En avril il gagnait la Coupe du Printemps au Parc des Princes. En juillet, sur la piste de Vincennes, il réglait facilement, dans la finale du Grand Prix, Bridger et Sellenick. En août il remportait à Vienne le Championnat du Monde.

C’était la gloire, Anselme Bardin inscrivait son nom parmi les rois du cycle.

Royauté dont il était fier et à laquelle il s’attacha dès l’abord avec un orgueil presque maladif. Il se crut le champion définitif, l’athlète exceptionnel, sans rival.

Sa femme, Juliette, autant par conviction que par amour — car elle l’aimait beaucoup — l’entretenait dans cet état d’esprit. Pour eux l’avenir n’était qu’une suite de triomphes, la conquête de la fortune, une sorte de souveraineté sportive et incontestée.

Et voilà qu’en octobre un jeune Bordelais qui avait acquis dans le Sud-Ouest une grande réputation, Michel Laborde, vint disputer à Paris la Coupe d’Automne.

Il gagna sa série. Il gagna sa demi-finale. Dans la finale, à trois cents mètres du but, il attaquait hardiment Anselme Bardin.

On crut un moment que celui que l’on nommait déjà le coureur national allait être distancé. En tout cas, sa victoire fut difficile, pour les uns même douteuse.

Anselme Bardin avait un rival.

Huit jours après, dans un match avec Laborde, il était battu.

Il prit sa revanche la semaine suivante, mais perdit la belle le jour de la Toussaint.

Ses partisans, lui-même, alléguèrent un déclin de forme. Peut-être. L’excuse était plausible. N’empêche que ce Laborde était extraordinaire, moins puissant que Bardin, mais plus fin, plus délié, et doué d’une pointe de vitesse contre laquelle il semblait que rien ne pouvait prévaloir.

Un peu plus de sang-froid et une meilleure tactique, et Laborde battra Bardin, comme il voudra, tel fut l’avis des plus compétents, de Bernan-Tristard, par exemple.

— Ce sera le coureur national de l’an prochain, opina Polamelle.

Anselme ne dérageait pas. Du jour au lendemain, il se prit à haïr Laborde d’une haine féroce. Certes, il l’eût rencontré en quelque endroit solitaire qu’il se fût jeté sur lui. Il lui refusa la main. Il ne le salua plus.

Au fond, malgré son immense vanité, et quoiqu’il ne voulût pas se l’avouer, il avait senti la valeur réelle de son concurrent. Et il avait peur. Il ne croyait plus à sa supériorité. La fortune lui échappait.

Tout le mois de décembre et le mois de janvier, il les passa chez lui, malade. Et vers le commencement de février une nouvelle stupéfiante se répandit dans le petit monde des coureurs : Juliette, la femme de Bardin, s’était enfuie avec Laborde. Elle l’accompagnait en Algérie et sur la Côte d’Azur, où divers engagements le sollicitaient.

La conduite d’Anselme étonna tous ceux qui connaissaient sa nature vindicative et violente. Il ne demanda pas le divorce. Il ne poursuivit pas les coupables. Il continua de vivre comme par le passé. On aurait dit que ce départ était pour lui comme non avenu.

Et pourtant, combien il devait souffrir dans son amour-propre ! Juliette partie avec son ennemi mortel ! L’abandon de sa femme, n’était-ce pas le signe certain, l’affirmation publique de sa déchéance ? Elle quittait le vaincu pour aller vers le vainqueur. Le plus fort l’emportait.

La saison sportive commença. Anselme se mit tard à l’entraînement. Mais dès qu’il parut sur la piste, il retrouva ses succès de l’année précédente. On l’opposa successivement aux meilleurs sprinters d’Europe et d’Amérique ; il les battit tous. Il gagna le Grand Prix.

Seulement, il y avait une ombre à cette gloire : Laborde n’était pas là.

Il courait à l’étranger.

Chose bizarre, Laborde ne paraissait pas tenir les magnifiques promesses de ses débuts. Sa qualité ne s’affirmait point aussi nettement qu’on l’attendait. Il subit plusieurs défaites, à Berlin, à Milan, à Cologne.

Cependant il décrocha, à Copenhague, le Championnat du Monde, mais difficilement, et contre des adversaires de second plan.

— Patience, disait-on, c’est un garçon qui à besoin de se former… Vous le verrez dans son match avec Bardin.

Ce match, c’était le rêve de tout sportsman et de tout directeur de vélodrome.

Mais les deux intéressés ne semblaient guère disposés à le courir. L’un ne quitta point Paris, l’autre la province ou l’étranger, et les propositions les plus alléchantes ne purent les décider à se rencontrer.

Et l’hiver arriva, puis le printemps. Bardin s’entraîna, mais ne courut point. Quant à Laborde, il s’était installé à Bordeaux. Ses compatriotes disaient merveille de ses premiers tours de piste.

Et, fout à coup, une grande nouvelle : à la réunion de Pâques, match au Parc des Princes, entre Bardin et Laborde !

Ce match, nous l’avons tous en mémoire, et je n’en rappellerai pas les détails. Laborde n’exista pas. Dans les deux manches, on eut l’impression que Bardin le laissait sur place. Mais ce qui frappa le plus les fidèles du vélodrome, ce fut la tenue même, l’apparence de Laborde. Il était méconnaissable.

— Ce n’est pas lui, on nous l’a changé ! s’écria Bernan-Tristard.

Pâle, maigre, les yeux caves, le dos voûté, le malheureux fit pitié.

Et il se passa ceci : À la sortie, Anselme Bardin prit place dans une voiture de remise qui l’attendait. Au même moment Laborde et Juliette s’en allaient. Bardin salua. Et brusquement Juliette quitta le bras de Laborde, monta dans la voiture, et s’assit aux côtés de son mari.

Fouette, cocher !

Telle est l’histoire connue de tous, l’histoire pour ainsi dire publique de cette fameuse rivalité.

Mais il est quelque chose qui lui donne son véritable caractère, implacable et tragique, cruel et douloureux.

Ce quelque chose, je le sais de toute certitude. D’abord, un de mes amis qui habite la même maison que Bardin a vu plusieurs fois Juliette entrer furtivement chez son mari dans le temps même de sa liaison avec Laborde. D’autre part, en un jour de détente, Bardin a lâché un mot effrayant qui donne bien la clef de sa conduite :

— Bah ! quand on a un ennemi, tous les moyens sont bons pour s’en débarrasser.

Le moyen, en cette occurrence, ce fut Juliette. Et je ne sais pas trop qui l’on doit le plus admirer et détester, du mari qui veut ou de la femme qui agit. Effarante complicité ! Et quel étrange état d’âme que celui de ce couple chez qui l’amour-propre fut plus fort que l’amour !

Et ce pauvre Laborde ?… On n’a plus entendu parler de lui. Il boit, paraît-il, pour oublier celle qui l’a détruit en quelques mois avec tant d’infernale perversité.

Quant à Bardin, délivré de son adversaire, nous avons pu suivre ses triomphes depuis deux ans. Son match récent, avec Kramer prouve une fois de plus. qu’on ne saurait lui opposer un seul rival digne de lui.

Maurice LEBLANC.