Contes du soleil et de la pluie/87

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

UN PROPRE À RIEN

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Durant deux lustres, M. Lesuper, professeur de quatrième à Saint-Jore, fils et petit-fils d’universitaires, eut périodiquement une stupéfaction douloureuse : son fils, Horace Lesuper, remportait chaque année le prix de gymnastique.

Il ne remportait d’ailleurs que celui-là, étant farouchement rebelle à toute étude, littéraire, scientifique ou autre. Vainement, M. Lesuper multipliait-il les répétitions et les conseils, Horace s’acharnait à rester le dernier dans toutes les classes qu’il suivait.

Mais, en gymnastique, il n’avait point de rival, et la gloire que lui valaient auprès de ses camarades son adresse à tous les exercices du corps et sa supériorité dans tous les jeux compensait grandement à ses yeux les reproches humiliants qu’il subissait au foyer paternel.

M. Lesuper n’en revenait pas. Que signifiait cela ? On est premier en version grecque ou en thème latin, voire même, ce qui est d’un degré inférieur, en mathématiques ou en chimie. Mais premier en gymnastique, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que Thucydide ou Cicéron ont laissé dans l’histoire la moindre trace de leurs aptitudes athlétiques ? Il importe peu que Corneille ait eu du souffle et du jarret. Il a écrit le Cid : c’est suffisant.

M. Lesuper finit par éprouver pour son fils le plus profond mépris. Un garçon qui ne se distingue que par son biceps restera toute sa vie un propre à rien. La source des vertus réside dans les livres à l’usage des écoliers. Celui qui sait la règle du « que retranché » et traduit le Conciones avec un dictionnaire peut prétendre à tout. Horace serait un fainéant, capable de tous les méfaits.

L’événement prouva le bien-fondé de ces craintes. Le jour de ses examens, Horace disparut. Le soir, son père apprit qu’il avait disputé sur le mail une course de bicyclettes.

M. Lesuper n’hésita point. Il maudit son fils à l’aide des imprécations antiques les plus célèbres. Horace ne put sans doute supporter le poids de tels outrages. Dans la nuit, il s’enfuit de la maison paternelle, emportant la somme de trois francs soixante, et laissant un mot d’éternel adieu.

— Je n’ai plus de fils ! s’écria M. Lesuper

Il n’eut plus de fils. Il n’eut plus personne dans la vie, et la vie lui fut très lourde.

C’est une occupation très importante que de morigéner l’être qui prend ses repas en face de vous, de lui tenir des discours sur sa paresse et son insouciance, et de lui citer en exemple les héros de Plutarque. Privé de cette distraction, M. Lesuper sentit le vide de son existence. Bien souvent son cœur se gonfla d’amertume.

Deux ans, trois ans se passèrent dans la solitude. Puis survint une catastrophe. Le banquier chez lequel il avait placé toutes ses économies s’enfuit. Sur ses conseils, M. Lesuper avait engagé quelques spéculations. Ce fut la ruine. Il dut prélever chaque année sur son traitement de professeur pour payer ses dettes.

Et la vie s’écoula, étroite, mesquine, morose, sans sourire ni joie.

Un à un il vendit ses livres, ses chers livres enrichis de notes. Quelle tristesse !

Et un jour il reçut de Bordeaux une lettre chargée qui contenait un billet de cent francs et ces lignes écrites par son fils :

« Mon cher père, il y a longtemps que je veux t’écrire et que je n’ose pas. J’ai assez bien réussi. Je suis coureur cycliste. C’est une carrière qui ne te plaira pas beaucoup, mais sois tranquille, j’ai trop de respect pour le nom que tu portes et je cours sous un autre nom. Aujourd’hui je t’envoie cela : achète des livres avec, ça me fera plaisir, ou bien donne-le aux pauvres… »

M. Lesuper déchira la lettre, jeta les cent francs dans un tiroir et n’y toucha pas.

Quinze jours après, autre lettre chargée, timbrée de Nancy, mais sans un mot d’explication.

Et ainsi, de quinzaine en quinzaine, de mois en mois, M. Lesuper reçut cinquante, cent francs, deux cents francs. Cela venait de tous les coins de la France, de Dunkerque ou de Tarbes de Brest ou de Nice. Parfois un mot accompagnait l’envoi : « Mon cher père, ça va de mieux en mieux ; aujourd’hui j’ai gagné la course scratch. Ci-joint, tant. Si tu n’en as pas l’emploi, mets-le de côté pour les mauvais jours. »

En une année, il expédia deux mille francs. Cependant il n’y en avait que dix-sept cents dans le tiroir : M. Lesuper avait dû prendre quinze louis.

Le jour même où il fit ce prélèvement, M. Lesuper, qui avait fini par savoir le nom sous lequel courait son fils, le remercia par lettre, lui dit qu’il oubliait le passé et qu’il retirait sa malédiction.

Et quelque temps après, un dimanche matin, M. Lesuper débarquait à Paris. À quatre heures, au vélodrome Buffalo, il y avait match entre l’Américain Madison et le jeune Antoine Lepreux, autrement dit Horace Lesuper.

Ce match, nous l’avons tous présent à la mémoire, et nous nous rappelons l’enthousiasme du public lorsque Lepreux gagna la première manche, son désappointement lorsqu’il fut battu d’un quart de roue à la seconde manche, et les ovations interminables qui saluèrent le triomphe définitif du nouveau champion.

Mais quel étonnement pour M. Lesuper ! cette foule exaltée ! ces chapeaux qui s’agitaient ! ces hurlements de joie !

Et tout cela pour son fils, en l’honneur de son fils !

Malgré lui il passait par les mêmes émotions que la foule, il souffrit de la défaite, il applaudit, il cria d’allégresse après la victoire.

Et lorsqu’un groupe de jeunes gens se rua sur Horace et le porta jusqu’au quartier des coureurs en l’acclamant, des larmes mouillèrent les yeux de M. Lesuper.

Il n’y résista, pas. Il alla, lui aussi, vers la cabine où l’on s’entassait. De nature peu sentimentale, il ne serra point son fils contre lui pour l’embrasser, mais il lui pressa les mains fortement.

Et, un instant plus tard, ils partirent ensemble, en voiture. Et Horace, dans l’ivresse de son triomphe, riant, bégayant, lui disait :

« — Ça y est… c’est le succès, c’est l’argent… les gros prix… toute la boutique, quoi ! Et alors, sais-tu ce que tu devrais faire ? Je suis seul, pas de femme, pas d’ami sur qui je puisse compter… Eh bien, qui t’empêche ?… Tu perds ton temps là-bas, tu t’éreintes dans un métier qui ne rapporte rien… lâche donc tout ça ! Tu t’occuperas de mes engagements, tu correspondras, tu signeras… bref tu seras mon manager, une position que plus d’un guigne déjà, je t’en réponds ! Ça te va-t-il ? Non, mettons qu’il n’y ait rien de dit. Seulement tu voudras bien garder l’argent, n’est-ce pas ? Je t’enverrai tout ce que je pourrai… de jolies sommes maintenant ! Tu te paieras des douceurs avec, et tu placeras le reste à ta guise… »

De retour à Saint-Jore, le lendemain, M. Lesuper reprit sa vie de travail. Mais il la reprit plein de cœur et de vaillance. Tout était changé. Désormais, c’était la sécurité, le bien-être, la foi dans l’avenir.

Tous les lundis, il lisait les journaux sportifs, et presque toujours il y trouvait la récit d’un nouvel exploit d’Antoine Lepreux. Et le mardi ou le mercredi, la moitié, les deux tiers du prix gagné s’en venaient à Saint-Jore.

Et vraiment aucun motif cupide ne se mêlait à son bonheur. M. Lesuper avait l’âme trop haute pour de si vilains calculs. S’il était heureux, c’est qu’au fond il aimait bien son fils, et qu’il se réjouissait d’avoir découvert en lui un bon et brave garçon, plein d’excellentes qualités, affectueux et loyal.

Souvent le jeune champion venait se reposer à Saint-Jore. M. Lesuper se promenait avec lui sous les ormes du mail. Un certain orgueil le redressait. Et il se disait :

« Tout de même, on peut ignorer le latin et le grec, on peut s’adonner au culte de la force brutale, courir, s’exhiber en public, et n’être point pour cela un mauvais garnement. La noblesse du cœur n’a rien à voir avec la profession que le destin vous impose… »

Maurice LEBLANC.