Contes du soleil et de la pluie/89

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Un Triple Mystère

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L’an dernier, sur la route de Saint-Omer à Boulogne, à l’endroit le plus désert de cette rude contrée, un paysan trouva, vers six heures du matin, une automobile brisée, tordue, morte, pourrait-on dire. Elle gisait au pied d’un arbre, et l’arbre portait une blessure profonde.

Comme il n’y avait personne aux alentours, le paysan se dit que les voyageurs étaient partis chercher du secours jusqu’à la ville voisine, et il passa son chemin.

Mais le soir, en revenant de son travail, il aperçut l’automobile à la même place, et il l’y vit encore le matin suivant. Alors, ayant au préalable débarrassé la voiture de tout ce qui lui paraissait de bonne prise, il avertit le garde champêtre de son village.

La gendarmerie, prévenue aussitôt, arriva sur les lieux. On fit une enquête. On fouilla les environs. On s’adressa à tous les aubergistes et à tous les hôteliers du pays. Ce fut en vain. Aucun indice ne put être recueilli.

C’était une 14-chevaux Gradivelle. Le parquet s’informa auprès de Varnier, l’ancien champion cycliste, directeur de la maison Gradivelle,

Varnier consulta ses registres et répondit que le numéro 1 325 avait été livré trois mois auparavant à un Anglais de passage à Paris, lequel Anglais se faisait appeler Percy Whitehead.

On rechercha partout le nommé Whitehead. Il demeura introuvable.

Six semaines plus tard, des membres du Club Alpin Niçois excursionnaient dans les gorges du Var. Soudain l’un d’eux poussa un cri. Ses camarades accoururent. Au fond du défilé sauvage de l’Échaudan on apercevait les débris d’une automobile.

Ils descendirent, à travers les rochers, jusqu’au lit du torrent. Un sentiment d’angoisse profonde les étreignait : trouveraient-ils des victimes ?

Après quelques minutes d’investigations, il furent rassurés. Il n’y avait ni blessés, ni cadavres sur les pentes de l’abîme.

Ils prirent le nom et le numéro de la voiture. C’était une Gradivelle, numéro 810. Le nom du propriétaire n’y était pas inscrit.

L’enquête aussitôt commencée établit que, l’avant-veille, une automobile venant de Nice avec trois voyageurs avait fait le tour de Roquesteron et traversé Pugel-Théniers, Touët-de-Beuil et Malaussène. À partir de là, aucun renseignement. Il était hors de doute qu’elle n’avait point passé à Saint-Martin-du-Var.

Soit. Mais les trois voyageurs ? Pas plus que la première fois l’enquête ne donna de résultat. Après examen de ses livres, Varnier, le directeur des Gradivelle, répondit que le numéro 810 avait été vendu à un monsieur Samoin, également de passage à Paris. Varnier s’en souvenait parfaitement. C’était un grand blond, qui portait monocle et avait un accent méridional. Il se disait de Toulouse, affirma l’un des contremaîtres.

À Toulouse on retrouva les traces d’un M. Samoin. Mais il était mort depuis deux ans.

Au mois d’octobre, les habitants du Mont-Saint-Michel virent un curieux spectacle. Au pied des hauts remparts sur lesquels s’érige la merveille, apparaissait la partie supérieure d’une automobile, dont les roues et la moitié de la caisse et du moteur étaient engagées dans les sables.

Comme il fut facile de le constater, cette voiture avait échoué la veille avant la marée montante, et la mer l’avait recouverte durant la nuit. De fait, on apprit qu’elle avait passé vers quatre heures du soir à Genêt, sur la côte normande, et qu’elle s’était engagée à travers les sables malgré les représentations de l’hôtelier. Une dame la conduisait, accompagnée de deux messieurs.

C’était une Gradivelle 12 chevaux.

Vanier l’avait vendue au directeur d’un garage de Lille, lequel, deux semaines après, la revendait à un Américain de passage en France.

Qu’était devenu cet Américain ? Qu’étaient devenus les trois voyageurs du Mont-Saint-Michel ? On ne parvint pas à le savoir.

En avril dernier se tint l’assemblée générale des actionnaires de la maison Gradivelle et Cie. Ils étaient au nombre de douze. Le président ouvrit la séance et s’exprima en ces termes :

« Avant d’entrer dans des détails plus précis sur l’état prospère de notre maison, je veux remercier et féliciter notre directeur, M. Varnier, de l’initiative intelligente qu’il a prise. Vous vous rappelez qu’à notre dernière assemblée son projet ne nous avait qu’à moitié souri, mais que, cependant, nous lui avions laissé carte blanche. L’événement lui a donné pleinement raison.

« Il a donc organisé le triple accident de Saint-Omer, des gorges du Var et du Mont-Saint-Michel, et il a tout réglé avec une telle adresse, une telle précision, tant de prévoyance et de logique, que personne n’a même entrevu la plus petite parcelle de vérité. La justice impuissante, a dû classer ces trois affaires.

« Le résultat, vous le savez. Le nom des Gradivelle, jusqu’ici obscur et seulement connu des initiés, s’est révélé d’un coup au grand public. L’agitation produite par ce triple mystère l’a mis en pleine clarté. Les journaux de Paris et de la province, les journaux des moindres villes, l’ont imprimé vingt fois dans leurs colonnes. Et les acheteurs ont afflué chez nous.

« Je dis, messieurs, que la réclame ainsi comprise… »

Maurice LEBLANC.