Contes du soleil et de la pluie/90

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Le Monstre

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J’activai l’allure. Nous étions à la fin de mai, il était temps de commencer un entraînement en vue des grandes excursions de l’été. Je contournai rapidement la Cascade, remontai la côte qui domine l’hippodrome de Longchamp et redescendis vers Boulogne.

Soudain, je fis deux ou trois embardées. Il me sembla que mon guidon cherchait à s’échapper de mes mains. M’étant penché, je m’aperçus que mon pneu d’avant était dégonflé. Je sautai à terre.

Au même moment j’entendis un éclat de rire, ou plutôt je crus l’entendre, car il n’y avait personne sur la route.

J’ai pour principe, quand ma bicyclette se détraque — à moins que ce ne soit en rase campagne, auquel cas je me mets à l’œuvre — j’ai pour principe de prendre immédiatement ladite bicyclette à la main et de marcher jusqu’à là plus prochaine station de voitures ou de chemin de fer. C’est plus vite fait. Ainsi opérai-je.

Le lendemain je repartis avec ardeur vers Longchamp. Or, pour la seconde fois, et à peu près au même endroit, mon pneumatique rendit l’âme. Et, comme la veille, un éclat de rire accueillit ma mésaventure.

Autour de moi, personne.

C’était assez étrange. Le jour suivant, je retournai là-bas, mais du haut de la côte, j’aperçus, à deux cents mètres en avant, et juste à la place maudite, deux cyclistes arrêtés de chaque côté de la route, et qui réparaient leurs machines.

Une certaine anxiété m’étreignit. Allais-je, moi aussi, crever et pour la troisième fois ?

Je passai entre les deux infortunés ; cinquante mètres plus loin, un sifflement prolongé, mon pneumatique expirait.

Et, tout de suite, l’éclat de rire.

Je lâchai brusquement ma bicyclette et courus vers le haut talus qui borde la route sur la gauche. En trois bonds je l’escaladai. Il y avait là, vautré parmi les buissons et les herbes, un homme. Mais quel homme ! Une sorte d’être inachevé, à tête formidable, et dont les jambes — peut-on appeler des jambes ces deux loques molles et ballottantes ? — pendaient comme des choses inutiles au-dessous d’un buste contrefait, tout déjeté de la droite vers la gauche.

Tel je le vis quand il se fut relevé et accroché sur ses deux béquilles. Et son aspect me stupéfia au point qu’au premier instant, je restai silencieux en face de lui. Durant quelques secondes nous nous regardâmes. Il avait des yeux dont je n’oublierai jamais l’expression, sournoise, inquiète, très vive d’ailleurs, et plutôt intelligente, mais d’une méchanceté extraordinaire. Et tous les détails de la figure, le front fuyant, la bouche tordue, le nez aplati contribuaient à augmenter cet air de méchanceté vraiment impressionnant.

Je lui dis :

— C’est vous qui avez ri ? C’est vous qui riez chaque fois de la sorte ?

Il eut un sourire — quel sourire !

— Parbleu, oui, C’est moi ! Croyez-vous que ce n’est pas drôle de vous voir tous déboucher de là-haut avec vos bonnes petites jambes qui tricotent si joyeusement, et le nez au vent, et tant de satisfaction et de plaisir, et puis tout à coup, pfffft… monsieur manque de tomber, monsieur n’avance plus, monsieur est obligé de descendre… Et la rage de monsieur quand il contemple son malheureux boyau de caoutchouc ! Non, vous savez, on ne perd pas son temps, à se poster là, au balcon, pour voir vos mines déconfites, et il y a de quoi rire !

Il rit, et c’était atroce de l’entendre ce rire, un rire haineux, le rire de l’envie, le rire de celui qui ne peut pas contre celui qui peut, le rire du disgracié, le rire du paria, le rire du damné.

Je balbutiai, mal à l’aise devant lui :

— Eh bien, si je vous y reprends !…

Il éclata de rire, me tourna le dos, et s’en alla…

En l’espace de cinq ans, il m’arriva trois fois encore de crever aux environs de Paris — dans la côte de Suresnes, — dans l’allée des Érables, — autour du lac Supérieur, — et chaque fois j’entendis l’affreux rire de l’estropié.

Et les six fois, ce fut la même sorte de clou que je retrouvai figé dans l’enveloppe de mon pneumatique, un clou à sabot, à tête carrée.

Cette année, en juillet, je revenais d’Alsace en automobile. Je couchai à Nancy. Le lendemain matin, je repartis de bonne heure.

Sur la route, je trouvai toutes les villes, tous les villages pleins d’animation et de gaîté. Il y avait des drapeaux, des arcs de triomphe. On attendait les « Tour de France ». C’était la première étape, Paris-Nancy.

À mesure que j’avançais, les curieux se massaient en groupes plus compacts. Puis je croisai des automobiles, puis des cyclistes, les coureurs de tête.

Et c’est alors que je rencontrai les premières victimes.

Je vis Clergy, un des meilleurs, et qui pouvait espérer à bon droit une des premières places, sur le bord du chemin, il réparait sa chambre à air. On me montra Darier, un champion celui-là, qui pédalait à force, retardé par une crevaison — et Jalin, qui roulait sur la jante, et Verdoux, qui abandonnait, et d’autres encore, épaves désespérées.

Mais il y eut une côte, puis un plateau, et comme je longeais un bois, un spectacle s’offrit à moi, qui me fit arrêter brusquement.

Un coureur était là, au revers d’un talus, devant sa bicyclette inutile. Il pleurait.

Et près de lui, il y avait le monstre, l’estropié. Et j’entendis le monstre qui consolait le coureur !

— Allons, mon petit, ne te fais pas tant de bile ! Tu comptais gagner, dis-tu ? Bah ! ce sera pour un autre jour. Tu n’auras pas toujours la déveine de crever deux fois en cent mètres… Qui sait ! tu retrouveras peut-être une maison qui te prêtera encore une machine… Ce sera difficile, mais enfin !… Allons, ne pleure pas…

Ah ! je vous assure que je n’ai jamais rien vu au monde de plus effrayant que cet abominable individu penché sur le pauvre garçon, le couvant des yeux, buvant ses larmes, se repaissant de son chagrin, Était-il heureux ! Quelle joie horrible et barbare !

Je n’eus pas la présence d’esprit de sauter sur lui et de le prendre à la gorge. Ce fut un tort. Pendant que j’interrogeais le coureur, le vilain bonhomme disparut.

Cyclistes, mes amis, si vous rencontrez sur votre chemin un gnome affreux, à la tête formidable, aux jambes mortes, et qui rit de vos peines, n’hésitez pas à le saisir au collet. C’est lui qui sème des clous par les routes de France !

Maurice LEBLANC.