bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-08-28ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1412-415
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Le Meurtre
L’accident se produisit à trois lieues
du château que j’habite avec ma femme
et mes enfants. J’en fus donc aussitôt
averti.
L’automobile avait pénétré dans le
talus, puis s’était renversée sur le côté.
À quelques mètres gisait le jeune comte
de Gasser, mort. On l’avait transporté
aussitôt à l’auberge voisine,
Sa famille, qui demeurait dans les environs,
fut prévenue, et l’on manda le
médecin le plus proche.
Tout allait donc se passer le plus naturellement
du monde, lorsque ce médecin,
non content de signer le certificat,
voulut, pour la régularité, indiquer la
cause même de la mort. Il examina le
cadavre, et, à son grand étonnement,
constata, dans la région du cœur, une
blessure, un petit trou rond, bien net,
qui révélait sans doute possible que le
comte de Gasser avait été atteint par une
balle.
Et c’est cette balle — le médecin n’eut
point de peine à le prouver — qui avait
tué le malheureux. Ce n’est qu’après que
l’automobile, abandonnée à elle-même,
avait été s’échouer contre le talus.
La justice se saisit sans plus tarder de
l’affaire. Le crime était évident. On
trouva le buisson où le meurtrier s’était
blotti pour tirer sur sa victime. On releva
sur la terre humide des traces qui se dirigeaient
vers ce buisson.
Mais ce qui compliquait les choses,
c’est que le comte de Gasser n’avait pas
été dévalisé. Le vol n’était donc point le
motif du meurtre. Il fallait supposer la
vengeance… où bien quoi ?
Dès le début on chercha à reconstituer
le parcours effectué par l’automobile en
cette étape suprême.
Et, tout de suite, une, deux, trois dépositions
établirent ce fait : le comte, en
partant de chez lui, s’était dirigé vers ma
demeure. Il y avait passé une heure et
demie. Il en arrivait quand l’accident
s’était produit.
Et, coup sur coup, ces autres révélations
d’une importance capitale et que
vingt témoins attestèrent : tous les jours,
tandis que je chassais ou me promenais
à cheval et que mes deux fils prenaient
leurs leçons au bout du parc, dans la petite
maisonnette réservée à leur précepteur,
le comte venait au château. Et cela
ouvertement, au vu et au su de tous, sans
souci des méchantes langues.
Cet état de choses durait depuis deux
mois. On en riait à l’office, et le bruit
commençait à s’en répandre dans les
châteaux voisins.
Quatre fois en quinze jours, le juge
d’instruction se rendit chez moi. Il perquisitionna.
Il interrogea les domestiques.
Une piste lui parut d’abord digne d’intérêt :
celle d’un braconnier avec lequel
M. de Gasser avait eu maille à partir.
Mais cet homme fournit un alibi. Il
s’écoula ensuite deux semaines, et un
jour je reçus une convocation.
⁂
Après quelques préambules, le juge
me tendit une feuille de papier froissée
et salie en me disant :
— Voici, Monsieur, une lettre anonyme
qui paraît vous avoir été adressée
quinze jours avant le crime. Veuillez
en prendre connaissance.
Je lus :
« Vous êtes prévenu de la visite quotidienne
que le comte de Gasser fait en
votre château. La raison en est facile à
deviner. L’ignorez-vous, ou bien êtes-vous
complice ? Quand on porte votre
nom, on agit. »
Je rendis ce papier.
— Il se peut que cette lettre m’ait été
adressée, mais je ne l’ai pas reçue.
— Soit, dit le juge, j’avoue en effet
que l’enveloppe n’a pas été retrouvée.
Mais… la situation… à laquelle cette lettre…
fait allusion… vous était-elle connue ?
— Je ne comprends pas.
Il s’expliqua, assez embarrassé. Je
levai les épaules et m’écriai :
— Potins de domestiques, calomnies
abominables et dont un homme de ma
sorte ne tient pas compte.
— Moi, reprit-il, au bout d’un instant,
je suis obligé d’en tenir compte. Et alors,
voyez comme tout devient clair ! À deux
heures vous partez pour la chasse. À
trois heures vous êtes au carrefour des
Treize-Chemins, où votre présence a été
signalée. À quatre heures moins dix,
vous vous dissimulez dans le buisson,
juste trois minutes avant que le comte
de Gasser…
Je me dressai d’un bond, indigné.
Il me coupa la parole.
— Monsieur, je vous prie de me dire
ce qu’est devenue la carabine Fleichman
qui se trouvait ordinairement suspendue
dans votre cabinet de travail. La balle
qui a tué est une balle d’un calibre identique
à celui de cette arme.
Je répondis avec étonnement :
— Elle a disparu il y a plus de six semaines.
Dix personnes témoigneront
qu’elle m’a été volée.
— Ne l’avez-vous pas fait disparaître
vous-même en prévision de ce qui allait
arriver.
J’éclatai de rire.
— Ma foi, de cette façon, il est évident
que tout s’explique. Ce qui est moins
compréhensible, c’est que, de trois heures
à trois heures cinquante, j’aie pu parcourir
les quinze ou seize kilomètres
peut-être qui séparent le carrefour des Treize-Chemins du fameux buisson.
Quinze kilomètres à pied en cinquante
minutes, et par des sentiers peu recommandables,
souvent à peine tracés,
n’est-ce pas une prouesse bien extraordinaire ?
Il réfléchit une minute, puis conclut :
— C’est précisément pour cela, Monsieur,
que vous êtes encore en liberté.
— Et que j’y resterai, espérons-le.
⁂
— Et, de fait, je n’ai plus entendu parler
de rien. La vie continue, calme et monotone.
Mes fils grandissent et travaillent.
Ce sont deux beaux garçons, dignes du
nom qu’ils portent, et dont nulle pensée
mauvaise n’a encore terni l’âme pure,
Ma femme est un peu pâle, mais forte et
grave.
Moi, je chasse, je monte à cheval, je
surveille l’exploitation de nos domaines.
Et le temps s’accumule sur le passé.
Quelquefois le hasard m’amène du
côté de la Fosse-aux-Loups. Aussitôt je
m’en éloigne avec un frisson. C’est là,
dans une fente de rocher encombrée de
broussailles et entourée de marais insalubres,
c’est là que se trouvent cachées
ma carabine Fleichman et la bicyclette
avec laquelle j’ai parcouru en cinquante
minutes quinze kilomètres de sentiers
pierreux, à peine tracés.
Dieu fera, je veux le croire, que nul
ne découvrira jamais la vérité…