Contes et fables/Les Deux Gels

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Contes et fablesLibrairie Plon (p. 216-223).


LES DEUX GELS


Deux Gels, deux frères[1], se promenaient dans un vaste champ ; ils sautillaient d’une jambe sur l’autre et secouaient leurs bras. L’un des Gels dit à l’autre :

— Gel-Nez-Rouge, que faire pour s’amuser, geler un peu les gens ?

L’autre répondit :

— Gel-Nez-Bleu, si nous voulons geler les gens, il ne faut pas rester dans la prairie. Le champ est tout couvert de neige ; les routes sont impraticables ; personne n’y passera, ni à pied, ni en voiture. Allons plutôt dans la forêt ; il y a, il est vrai, moins d’espace, mais c’est plus amusant. Nous attendrons ; et il est possible que nous fassions quelque rencontre.

Aussitôt dit, aussitôt fait !

Les deux Gels, les deux frères, s’en vont dans la forêt. Ils courent, s’amusent en route, sautillant d’une jambe sur l’autre, et faisant craquer les sapins et les pins. Le vieux sapin craque, le jeune pin grince. À peine les deux frères ont-ils passé sur la neige molle, qu’il se forme aussitôt une couche de glace. Si quelque brin d’herbe émerge de la neige, ils soufflent et le couvrent de givre.

Tout à coup, ils entendent d’un côté une sonnette, et de l’autre un grelot ; la sonnette annonce l’arrivée d’un barine, et le grelot celle d’un moujik.

Les Gels se mirent alors à discuter sur le choix de celui que chacun d’eux gèlerait. Le Gel-Nez-Bleu, étant le plus jeune, dit :

— Moi, je préférerais poursuivre le moujik, j’en viendrais plus vite à bout ; son kaftan est vieux, rapiécé, son bonnet est tout troué, et aux pieds, il n’a que ses lapti[2]; je crois bien qu’il s’en va abattre des arbres. Et toi, frère, comme tu es plus fort que moi, poursuis le barine ; tu vois bien qu’il a une pelisse en fourrure d’ours, un bonnet en renard, et des bottes en peau de loup. Je ne pourrais pas lutter avec lui.

Le Gel-Nez-Rouge sourit.

— Tu es encore jeune, frère ! dit-il ; enfin, il sera fait comme tu le désires. Cours après le moujik, je me charge du barine. Nous nous trouverons ce soir ; nous saurons alors lequel de nous deux aura éprouvé le plus de difficulté.

Au revoir !

— Au revoir, frère !

Ils sifflèrent, claquèrent et se séparèrent. Au coucher du soleil, ils se rencontrèrent de nouveau dans le champ désert, et se demandèrent mutuellement des nouvelles de leurs exploits.

— Ah ! frère, je pense que tu as eu bien de la fatigue avec le barine, dit le plus jeune, et, je le crains, sans résultat, car il n’était guère facile de l’empoigner !

L’aîné se mit à rire :

— Eh ! dit-il, frère Gel-Nez-Bleu, tu es jeune et simple ! Je l’ai si bien transi qu’il lui faudra plus d’une heure encore pour se réchauffer.

— Et sa pelisse, et son bonnet, et ses bottes donc ?

— Rien n’y a fait ; je me suis faufilé dans sa pelisse, et sous son bonnet, et dans ses bottes ; alors, je me suis mis à le geler ! Et lui de se serrer, de s’envelopper, pensant : « Je vais essayer de ne faire aucun mouvement, peut-être qu’ainsi la gelée aura moins de prise sur moi. » Mais justement, cela m’allait mieux, et je m’amusai à ses dépens, si bien qu’on l’emmena presque mourant à la ville. Eh bien, et ton moujik, qu’en fis-tu ?

— Eh ! frère Gel-Nez-Rouge, c’est une mauvaise farce que tu m’as jouée là : pourquoi ne m’as-tu fait comprendre, auparavant, la difficulté de l’entreprise ? Je pensais que je gèlerais le moujik, et voilà que c’est lui qui a failli me briser les côtes.

— Comment cela ?

— Voilà. Il s’en allait, comme tu l’as vu, couper du bois. En route, je commençai à le piquer, mais il ne parut pas s’en soucier et m’injuria : « Et ce gel par-ci, et ce gel par-là » ; je m’en offensai, et je me mis à le piquer, à le pincer plus fort, mais ce jeu ne dura pas longtemps. Il arrive, descend de son traîneau, prend sa bâche et se met au travail. Je croyais que j’allais pouvoir le saisir ; j’entrai sous son kaftan et je le mordis ; et lui brandissait sa hache avec tant de force que des éclats de bois volaient de tous côtés, et que la sueur couvrait son front. Je vis que cela allait mal et que je ne pourrais rester sous son kaftan. Enfin, une vapeur émana de lui, et je m’écartai vivement. « Que faire ? » pensai-je, et le moujik travaillait, travaillait toujours, et au lieu d’avoir froid, il avait chaud. Je vis, soudain, qu’il ôtait son kaftan ; je m’en réjouis : « Attends donc, c’est maintenant, murmurai-je, que je vais te montrer qui je suis ! » Son kaftan était tout humide, je m’y précipitai et je le glaçai à tel point qu’il devint dur comme la pierre : « Mets-le donc un peu. » Quand le moujik eut fini son travail, il s’approcha de son kaftan ; mon cœur tressaillit de joie : « Ah ! comme je vais m’amuser ! » Le moujik regarda le kaftan, et se mit de nouveau à m’injurier. « Injurie, pensai-je, injurie-moi, tu n’arriveras pas à m’en faire sortir. » Alors, il choisit un gros bâton noueux, et se mit alors à frapper son kaftan, à bras raccourci. Il frappe et m’injurie toujours. J’aurais dû me sauver, mais j’étais si bien pris dans la peau de laine que je ne pouvais me dégager. Et lui s’acharnait toujours ; enfin j’ai cru que je ne pourrais rassembler mes os, et c’est avec peine que je me suis sauvé. Mes côtes me démangent encore.

— Une autre fois, dit l’aîné, tu auras plus d’expérience !



  1. Chez le peuple russe, le Moroz, qu’on peut traduire par Gel en français, est considéré comme le mauvais génie du Froid.
  2. Chaussons.