Contes et légendes annamites/Avertissement

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Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. v-viii).


AVERTISSEMENT



En présentant aux lecteurs ce recueil de Contes et légendes annamites, il ne sera sans doute pas inutile de dire quel objet je me suis proposé et de quelle manière j’ai travaillé à l’atteindre.

Mon but a été surtout de recueillir les récits populaires qui ont cours chez les Annamites et qui peuvent servir à nous faire connaître leurs idées, leurs mœurs, leurs superstitions. Sans doute je n’ai pas négligé de reproduire des récits plus généraux empreints d’un merveilleux particulier, contes souvent venus du dehors, et qui sont comme les romans naïfs d’une époque primitive ; mais l’Annamite possède par malheur peu de ces contes, et, quand l’ensemble de la littérature populaire indochinoise sera mieux connu, il ne sera sans doute pas difficile de prouver qu’il les a tirés du dehors. Plusieurs de ceux que j’ai reproduits ressemblent plutôt à l’analyse sommaire d’un récit étranger ramassé par hasard qu’à une création nationale, et, comme telle, universellement connue et récitée intégralement avec amour.

Les récits poétiques manquant, ce recueil ne pouvait être autre chose qu’un assemblage de traditions locales et d’histoires de revenants ; mais elles n’en sont pas moins précieuses pour l’Européen qui entend pénétrer aussi profondément que possible dans la connaissance de l’indigène. En considérant ce travail à ce point de vue, il n’y a, je crois, dans le recueil aucune histoire, même la plus insignifiante, la plus dénuée d’intrigue ou d’intérêt passionnel qui n’apporte quelque renseignement utile.

On remarquera sans doute que beaucoup des légendes qui sont rapportées ici concernent des localités du Tonquin ou de l’Annam proprement dit, et surtout du Nghê an. Cela tient à ce que mes principaux informateurs ont été un devin et un lettré, tous deux originaires de cette province.

Au Tonquin, chaque rocher, chaque pagode a sa légende, et il n’est pas impossible, paraît-il, de se la faire conter. Ici ces traditions sont beaucoup moins communes, sans quoi, même en comptant avec les difficultés, ce recueil en contiendrait certainement un plus grand nombre.

Il ne me reste plus qu’à dire un mot de la manière dont ces légendes ont été recueillies et traduites.

Par malheur l’Européen ne peut songer à en recevoir directement communication de ceux qui les connaissent. Pour cela il faudrait courir le pays en vivant familièrement et longtemps avec les indigènes, encore le résultat serait-il loin d’être sûr.

Dans l’état actuel, quand vous demandez à un Annamite s’il connaît des histoires du temps passé, il vous répond invariablement que non, et c’est la vérité dans les trois quarts des cas, surtout si vous avez affaire à un lettré ou demi-lettré. S’il est assez familier avec vous, votre interlocuteur ne manquera pas en outre de vous demander ce que vous voulez faire de ces contes, se montrera parfaitement incapable de comprendre vos explications et en viendra à la conclusion qu’il est incompréhensible qu’un homme de sens s’occupe de pareilles fadaises, tandis qu’il y aurait encore tant de belles choses à dire dans quelque quatre ou cinq millième commentaire des livres classiques. Si c’est à une femme que s’adresse votre demande, peu s’en faut qu’elle ne soit considérée comme inconvenante, s’il y a du moins à en juger par l’effet qu’elle produit et que, pour ma part, je n’ai encore pu m’expliquer suffisamment.

Il m’est arrivé plus d’une fois, impatienté d’entendre de derrière une cloison raconter une histoire dont je ne pouvais saisir que des lambeaux, de passer au milieu de l’auditoire. Immédiatement le narrateur se taisait, et quand on lui demandait s’il connaissait des contes, il était le premier à protester de son ignorance. Enfin, par promesses et adjurations obtenait-on qu’il continuât ; il aurait fallu, outre une connaissance absolue de la langue, une mémoire prodigieuse ou le secours d’un phonographe dont l’emploi apporterait probablement la meilleure solution du problème. Si, en effet, pendant le cours du récit vous interrompez un narrateur pour demander un éclaircissement, il s’arrête net et ne dit plus rien, ou, dans le cas le plus favorable, recommence son histoire par le commencement sans vous donner l’explication désirée. Quant à prendre des notes sur le moment, il n’y faut pas songer tant que le conteur n’est pas apprivoisé, et je n’ai jamais pu le faire qu’avec des narrateurs de seconde main.

Ces difficultés se retrouvent plus ou moins partout, mais ici elles sont véritablement très grandes. Si j’y ai insisté, c’est que je tenais à expliquer comment j’ai dû procéder pour recueillir ce que j’ai publié. J’ai trouvé quelques intermédiaires de bonne volonté qui ont d’abord écrit ce qu’ils connaissaient eux-mêmes, et c’était peu de chose ; ensuite ils ont rédigé ce qu’ils avaient pu se faire conter par d’autres ; naturellement toute cette partie a été écourtée par le fait même de la rédaction, aussi ne peut-on pas dire que les récits, tels que je les ai traduits, reproduisent la physionomie générale d’une narration faite par un Annamite. Les répétitions y sont sans nombre ; le conteur a toujours peur que son auditoire ne le suive pas, et introduit de temps en temps des explications, fort inutiles en général, tandis qu’il n’y a pas moyen de lui en arracher aux endroits où elles seraient nécessaires. En cela la physionomie du conte annamite ne me paraît pas beaucoup différer de celle de ses congénères européens.

Quant à la traduction, je l’ai faite naturellement aussi fidèle qu’il m’a été possible. J’ai supprimé ça et là quelques répétitions ; mais je crois n’avoir rien omis d’essentiel, et, dans tous les cas, je n’ai rien ajouté[1]. J’ai indiqué au passage ce qui me paraissait d’origine chinoise ou bouddhique, cambodgienne ou cham ; j’ai relevé quelques analogies avec des contes connus en Europe, mais sur aucun de ces points je ne pouvais avoir la prétention d’être complet. Il me suffira d’avoir apporté un document fidèle à ceux qui s’occupent de l’étude des littératures populaires, et plus encore à ceux qu’intéresse la connaissance des idées et des mœurs annamites.

  1. Je dois signaler ici un endroit où j’ai un peu forcé le sens du texte. Dans l’histoire des Cinq jumeaux (n° 75), j’ai donné à l’un des personnages le nom d’Oreille fine. En réalité le texte le désigne d’une manière moins précise, comme celui qui entendait. Depuis, en lisant les Contes gascons de Biadé, j’en ai trouvé un dont le héros porte le nom d’Oreille fine. J’aurai été évidemment entraîné à donner ce même nom au personnage du conte annamite par une réminiscence inconsciente d’un récit entendu autrefois.
    Dans les Contes pour rire, j’ai fortement abrégé et je n’ai conservé que l’essentiel.