Contes et légendes annamites/Légendes/015 Histoire du capitaine Tao

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XV

HISTOIRE DU CAPITAINE TAO.



Au village de Tuân le, huyên de Hurong son, dans la province de Nghê an, vivait un homme que l’on appelait le capitaine[1] Tao. Il avait, depuis le moment de sa naissance, une tache rouge dans l’oreille. Il était également versé dans les lettres et dans les armes, mais il était d’un caractère dissolu. Un jour qu’il avait tout perdu au jeu, il fut forcé de voler pour vivre, fut pris et mis en prison. Il brisa ses fers, escalada les murs et s’enfuit. Il n’osa pas revenir à sa maison et leva une bande de rebelles[2] ; comme on le savait fort et habile, on le suivit en foule et il se retira avec ses partisans sur la montagne Truông mây où il organisa ses forces.

À cette époque, le roi Minh mang envoya Le duyêt[3] gouverner le Nghê an. Tous les chefs de bande firent leur soumission à l’exception de Tao qui, se fiant en sa force, persista dans la rébellion. Le gouverneur fit alors une proclamation par laquelle il promettait cent taëls d’or et un grade à celui qui trouverait un moyen de s’emparer de Tao, l’homme à la tache dans l’oreille. Tao, à cette nouvelle, se déguisa en un envoyé impérial, et précédé d’un pavillon rouge portant les mots : « Envoyé impérial obéissant aux ordres », il pénétra dans la citadelle avec son escorte ; ses hommes avaient le fusil armé, le sabre nu, personne n’osa s’opposer à leur passage.

Un domestique du gouverneur alla le prévenir ; celui-ci sortit et se trouva face à face avec Tao qui lui dit : Connaissez-vous le capitaine Tao ? C’est moi. Voyez la tache rouge dans l’oreille. Quel crime ai-je commis pour que vous cherchiez à vous emparer de moi ? Le gouverneur lui répondit : « Je suis le gouverneur de ce pays ; tous les autres ont fait leur soumission, il n’y a que vous qui persistiez dans la révolte. Maintenant je vous donne cent taëls d’or et trois cents taëls d’argent, soyez mon ami et demeurez avec moi ; je demanderai au roi de vous pardonner et de vous donner un grade. » Tao lui répondit : « J’accepte l’or et l’argent, mais quant au grade je n’en ai que faire. Donnez-moi aussi cent hommes pour m’accompagner jusque dans la forêt. »

Le gouverneur eut peur qu’il ne le tuât et fut forcé de consentir à tout, mais il était fort irrité et accusait la négligence de ses soldats qui avaient laissé pénétrer la bande jusque dans la ville. Il fit donc exécuter tous les hommes de garde et envoya des espions pour découvrir où se trouvaient les parents et la femme de Tao dont il s’empara.

Il fit élever une tour d’une hauteur de trois cents thu’oc et y fit monter la mère et la femme de Tao afin que celui-ci les vit de loin. Il lui écrivit ensuite : « Si vous faites votre soumission, j’épargnerai votre mère et votre femme, sinon je les ferai exécuter. » Tao soupira et dit : « Il y a la mère et le fils ; après la piété filiale vient la fidélité au prince ; je suis heureux, j’ai des chevaux et des parasols, mais s’il faut laisser mourir ma mère et ma femme, à quoi bon ? » Il amena donc sa bande faire sa soumission et racheta ainsi la vie de sa mère.

Arrivé à la porte de la forteresse, il récita une ode (phù) dans laquelle il disait qu’il était très fort mais qu’il se soumettait par amour pour sa mère. Quand le gouverneur eut vu ces vers il les trouva pleins d’insolence et fit décapiter l’auteur. Il envoya ensuite ce poème au roi en lui rendant compte de l’affaire. Minh mang le blâma de ne pas avoir envoyé un homme d’autant de valeur à la capitale pour qu’il fut jugé par le roi lui-même et, pour le punir, il lui supprima une année de solde.



  1. Lanh binh, commandant des milices.
  2. Le mot Giac (ch. tac) désigne les bandits, et par extension les rebelles ; tout rebelle contre l’autorité sacrée de l’Empereur étant par cela même un bandit. Certains bandits n’en sont pas moins populaires, comme on le verra dans ces histoires, mais il faut se rappeler que ces récits sont d’origine tonquinoise et que le Tonquin est, depuis le commencement du siècle, en lutte contre les souverains originaires du sud. C’est là une situation éminemment favorable au développement de la conception héroïque du banditisme.
  3. C’est le célèbre eunuque, compagnon d’armes de Gia long ; il mourut gouverneur de Saigon ; son tombeau se trouve à l’inspection de Binh hoa.