Contes et légendes annamites/Légendes/021 Le pêcheur de l’étang céleste

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XXI

LE PÊCHEUR DE L’ÉTANG CÉLESTE.



Dans la province de Quang binh se trouve un lac auquel on a donné le nom de lac (ou lagune) Céleste[1]. L’on peut en faire le tour en un jour. Ce lac est très profond, je ne sais de combien de centaines de brasses.

Au village de Dong hai, vivait un individu qui avait toute sa vie été très pauvre et qui n’avait d’autre métier que la pêche à la ligne. Ordinairement il pêchait dans la mer. Un jour, il résolut d’aller pêcher dans le lac pour voir s’il y prendrait quelque chose. Il y arriva de bonne heure et pêcha un bon bout de temps sans rien prendre. Il entra alors dans un fourré pour se reposer. Comme il tournait ses regards vers le lac, il en vit sortir deux géants, coiffés d’un turban et vêtus d’un habit rouge, qui tenaient un sabre à la main. À cette vue, le pécheur fut effrayé et se tapit dans son fourré sans rien dire. Au bout d’un instant, les deux géants rentrèrent dans les eaux et le pêcheur en vit sortir dix autres vêtus d’habits de toutes les couleurs et tenant aussi un sabre en main, qui firent le tour du lac. Les dix individus rentrèrent aussi dans les eaux, tandis que le pêcheur épouvanté continuait à regarder du fond de son fourré. Il vit alors trente bateaux ornés d’un dragon émerger du fond du lac ainsi qu’un bateau doré, couvert de parasols, pavoisé de pavillons, sur lequel se tenaient trois seigneurs, vêtus d’habits rouges et armés de porte-voix à l’aide desquels ils commandaient la manœuvre des antres bateaux.

Chantant et ramant, ils arrivèrent au rivage où les soldats portèrent trois palanquins tout en battant du tambour et en agitant les pavillons. Du fourré où il était caché, le pêcheur, ne voyant pas bien ce qu’ils faisaient, sortit pour se mettre dans un endroit découvert, mais les seigneurs, assis dans le bateau doré, l’aperçurent et envoyèrent des soldats pour le saisir. « Quand es-tu venu ici ? lui demandèrent-ils. — Je suis un pêcheur, répondit-il, et, jusqu’ici, j’avais coutume d’aller pêcher dans la mer. Je ne sais pourquoi, ce matin, j’ai eu la pensée de venir ici ; j’ai pêché toute la matinée sans rien prendre, et, comme le soleil se faisait chaud, je suis entré dans le fourré pour me reposer. Regardant vers le lac, j’en vis sortir à deux reprises des géants au visage terrible qui regardèrent de tous les côtés sans m’apercevoir. J’eus peur et je n’osai pas me montrer ; mais maintenant à la vue de ce beau spectacle, je suis sorti pour le regarder. Je vous supplie de me pardonner. »

Le maître lui dit : « Soit ! je te pardonne et je vais te laisser partir, mais tu vas ouvrir la bouche et avaler un sabre aiguisé aux deux extrémités. Tu vivras cent ans, mais tu ne devras raconter à personne ce que tu as vu. Si tu le fais, le sabre sortira de ton corps et tu mourras. Je te donne, en outre, une marmite de cuivre ; trois fois par jour, tu n’auras qu’à y mettre de l’eau et le riz s’y trouvera tout seul ; tu n’auras plus besoin d’aller pêcher pour vivre et tu ne mourras qu’à l’âge de cent ans. » Ce seigneur fit ensuite décapiter les gardes qui avaient fait la ronde pour les punir de leur négligence.

Le pêcheur revint chez lui ; à partir de ce moment, sa marmite lui fournissait sa nourriture. Il acquit de l’aisance et vécut ainsi jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans sans oser parler à personne de ce qui lui était arrivé. Un jour, qu’il offrait un sacrifice aux esprits de ses ancêtres et que toute sa famille était rassemblée autour de lui, il se mit à penser ; j’ai quatre-vingt-dix ans, ce qui est avoir vécu une longue vie, je suis riche et j’ai une nombreuse descendance ; je n’ai plus que faire de vivre davantage. Contons cette histoire à nos enfants ! tant pis si le sabre sort de mon corps et que j’en meure. Il leur conta donc son aventure et à peine avait-il achevé de parler qu’il mourut. Depuis ce temps, le lac Céleste est tenu en grande vénération et personne n’ose aller y pêcher.



  1. Ao troi. Troi, Ciel, céleste, a ici le sens de naturel, œuvre du Ciel et non des hommes.