Contes et légendes annamites/Légendes/035 Le procès du xa Dinh aux enfers

La bibliothèque libre.


XXXV

LE PROCÈS DU XÀ DINH AUX ENFERS.



Dans la province du Binh thuàn vivait un xà truong nommé le xa Dinh. Un jour il reçut de ses supérieurs une convocation urgente. Sur son chemin se trouvait un sanctuaire dédié à une dame très puissante[1]. Quiconque passait devant, quel que fût son rang, devait descendre de palanquin ou de cheval et incliner ses parasols ; qui négligeait ce devoir était puni de mort.

Ce jour-là le xà Dinh, en arrivant sur son cheval à cet endroit prononça cette prière : « Je suis appelé par un ordre très pressant ; il m’a fallu prendre un cheval pour aller plus vite ; la nuit est très noire, j’ai peur d’être mis en retard et aussi qu’il n’y ait par là quelque tigre. Laissez-moi passer tout droit, une fois revenu chez moi, je vous ferai un sacrifice. » Il poussa donc son cheval sans s’arrêter. Mais au bout d’un moment il se mit à vomir le sang[2]. Il lui fallait cependant aller faire son service ; en repassant devant la chapelle, il demanda à la dame de lui rendre la santé, lui promettant de lui sacrifier un porc, mais malgré cela son état ne fit qu’empirer. Il se mit alors en colère et dit : « Cette femelle est injuste ! qu’elle me tue si elle veut, mais quand je serai descendu aux enfers je porterai plainte contre elle. » Ne pouvant plus ni boire ni manger, et se sentant près de sa fin, il appela sa femme et ses enfants et leur dit : « Quand je serai mort, faites-moi suivre de cent feuilles de grand papier, de dix pinceaux et de cinq bâtons d’encre[3]. Quand je serai là-bas je porterai plainte contre cette vieille et je lui montrerai ce que je vaux. »

Je ne sais comment s’y prit le xâ Dinh, mais trois mois après sa mort la dame inspira un médium qui dit aux autorités du village de détruire sa chapelle et de ne plus lui rendre de culte. Ceux-ci lui demandèrent pourquoi. Elle répondit : « Le xâ Dinh, une fois mort, a porté plainte contre moi et l’on ne me permet plus de gouverner davantage ce pays. C’est pourquoi je vous avertis de ne plus me faire d’offrandes ; les démons[4] seuls les mangeraient ; moi, je suis constamment occupée par ce procès qui m’est fait. » Les gens du village n’osèrent cependant pas détruire la chapelle, et quelques mois après, à la fête du ki yen[5], ils sacrifièrent un porc à la dame, comme par le passé. Le xâ Dinh inspira un médium qui leur dit : « J’ai plaidé contre cette vieille ; elle n’a plus le droit d’habiter cette chapelle. Ne lui sacrifiez plus. Si vous ne me croyez pas, demandez à Vông dia[6] de venir, et il vous dira ce qui en est. »

On alla alors chercher un sorcier qui évoqua Vong dia. Celui-ci confirma les paroles du xà Dinh. La chapelle lui détruite et, depuis ce temps, les passants n’ont plus eu à descendre de cheval ou à abaisser leurs parasols.



  1. Les Annamites honorent les génies des cinq éléments sous le titre de , dame ; les plus connus sont la dame des eaux (bà thûy), à qui l’on sacrifie surtout près des puits et dans les bateaux et la dame du feu (bà hoa). En général, les petites chapelles sont dédiées aux cinq éléments, ngû hành nwong nwong ou ngû hành chi vi. L’on y sacrifie officiellement une fois par an, les particuliers y font des vœux ou des sacrifices. Il y a naturellement un grand nombre d’autres génies femelles. Ainsi au Binh thuàn la dame Hi (bà co Hi) est particulièrement vénérée. Elle réside dans une montagne (dong), située sur la route qui va de Baria au Binh thuàn et à Hué. Les voyageurs lui font des sacrifices et lui rendent des marques de respect comme il est dit dans le texte. Si quelqu’un passait là avec de beaux habits ou prononçait dans le voisinage des paroles orgueilleuses, il serait puni par la dame.
  2. Les vomissements de sang sont la punition habituelle des sacrilèges.
  3. Ordinairement on brûle les objets destinés aux morts. Cependant on peut aussi les mettre avec eux dans le cercueil, ce qui paraît avoir été ici le cas.
  4. Il s’agit ici des âmes errantes.
  5. Sacrifice pour demander que la paix règne dans le village. Ces sacrifices ont lieu dans chaque village à une date fixe qui varie suivant les endroits. Le sacrifice, qui dure quelquefois plusieurs jours, est fait au génie du lieu.
  6. Vông dia, dont le nom paraît signifier seigneur de la terre, est un génie qui parcourt le monde pour rapporter à l’Empereur céleste ce qui se passe ici-bas.