Contes et légendes annamites/Légendes/060 L’empereur céleste et le pauvre

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LX

L’EMPEREUR CÉLESTE ET LE PAUVRE.



Il y avait un homme dont la famille était pauvre depuis trois générations, il était misérable comme l’avaient été son père et son aïeul. Cet homme se dit : « Le proverbe affirme que personne n’appartient à trois familles riches et qu’aucune famille n’est pauvre pendant trois générations[1], comment se fait-il que je fasse exception ? » Il avait entendu dire que l’Empereur céleste résidait dans une île, il résolut de s’y rendre pour lui demander l’explication de sa destinée.

Il partit donc ; mais au bout d’un peu de temps les provisions lui manquèrent, il entra dans la maison d’un homme riche pour demander à manger. L’homme riche lui demanda où il allait et, ayant appris quelle était son intention[2], et la pénurie dans laquelle il se trouvait, il lui dit : « Je vous donnerai de l’argent, mais vous interrogerez l’Empereur céleste sur une affaire qui me concerne. Je suis riche, j’ai toujours fait de bonnes œuvres, et cependant je n’ai pas eu de fils ; je n’ai qu’une fille qui est muette depuis sa naissance, je vous prie de demander quelle est la cause de ce malheur. »

Le maître de la maison donna ensuite une provision d’argent au pauvre qui se remit en chemin. Il se passa un temps assez long ; il n’était pas encore arrivé à l’île, et ses ressources étaient épuisées. Il entra chez un autre homme riche pour lui demander du secours. Celui-ci avait un jardin planté depuis trente ans, dont tous les arbres étaient grands et beaux, mais ne produisaient pas de fruits. Il pourvut le pauvre de ce qui lui était nécessaire, et le chargea de demander l’explication de ce phénomène.

Le pauvre reprit sa route et arriva enfin sur le bord de la mer. Il n’avait aucun moyen de passer dans l’île, et restait sur le rivage à se plaindre. Un ba ba[3] sortit de l’eau et lui demanda : « Où voulez-vous aller ? » Le voyageur lui raconta son histoire et lui fit connaître l’embarras où il se trouvait. Le ba ba lui dit : « Je vais vais passer dans l’île, mais vous demanderez pour moi une explication. Voilà mille ans que je fais pénitence, et je reste toujours ce que je suis sans changer d’être. » Le pauvre consentit à ce qui lui était demandé ; il monta sur le dos du ba ba et celui-ci le porta dans l’île.

Le pauvre se prosterna devant l’Empereur céleste et lui dit : « Je suis arrivé ici grâce à un ba ba qui m’a porté et sans lequel je n’aurais pu parvenir jusqu’à vous. Il m’a chargé de vous demander pourquoi, après mille ans de pénitence, il ne changeait pas d’être et restait toujours un ba ba. » L’Empereur céleste répondit : « Ce ba ba a une pierre précieuse, tant qu’il ne la donnera pas à un autre il ne changera pas d’être et restera un ba ba. »

Le pauvre dit ensuite à l’Empereur céleste : « Il y a un homme riche qui a fait de bonnes œuvres, comment se fait-il qu’il n’ait pas de fils, et que sa fille soit muette depuis sa naissance. » L’Empereur lui répondit : « La destinée de cette fille est d’épouser un trang nguyén ; quand elle verra le visage de celui qui doit être son mari elle recouvrera la parole. »

Notre homme s’informa ensuite de la cause qui stérilisait les arbres du jardin de l’autre homme riche. L’Empereur lui dit :

« Dans ce jardin il y a beaucoup d’or et d’argent enfouis, quand on l’aura enlevé les arbres produiront des fruits. »

Satisfait sur tous ces points, le pauvre voulait en venir enfin à la question qui lui était personnelle, mais l’Empereur se mit en colère. « Je suis venu, dit-il, habiter un lieu désert pour y vivre à mon plaisir, et les hommes viennent m’y ennuyer encore ! » Il remonta au ciel, et le voyageur se trouva avoir une réponse à toutes les questions, sauf à celle qui l’intéressait lui-même. Il pensa que c’était là un effet de sa destinée et s’en retourna.

Le ba ba sortit de la mer, et lui demanda s’il avait réussi dans sa mission. L’autre lui fit connaître ce qui lui était arrivé et la réponse que l’Empereur céleste avait faite à sa question. Le ba ba réfléchit que nul ne connaissait l’existence de cette pierre précieuse ; il eut donc foi aux paroles du pauvre, cracha la pierre précieuse et la lui donna pour le récompenser de ses services ; il fut aussitôt changé en homme, et ils se séparèrent.

Arrivé à la maison du vieillard qui avait un jardin stérile, le voyageur rendit compte de sa mission. On fit aussitôt des fouilles dans le jardin et l’on trouva des trésors. Le propriétaire voulut les lui abandonner, mais il ne consentit à en prendre que la moitié. Devenu riche, il se livra à l’étude, et au bout de quelques années passa ses examens et reçut le titre de trang nguyèn. Le roi lui permit de faire son retour solennel dans son pays. Comme il passait avec sa suite devant la maison du premier homme riche, il y entra pour lui rendre compte de la commission dont il l’avait chargé autrefois. À peine avait-il fait connaître les paroles de l’Empereur céleste que la fille de la maison recouvra la parole. L’homme riche dit que le Ciel avait manifesté sa volonté et la lui donna pour femme.



  1. Khong ai gian ba ho, không ai kho ba doi.
  2. J’abrège ici le récit qui recommence à chaque péripétie par un exposé complet. C’est un trait de mœurs nationales. Quand on demande une explication à un indigène sur un détail obscur, invariablement il recommence par le commencement sans apporter souvent plus de lumière sur le point en question.
  3. Espèce de tortue de mer.