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Contes et légendes annamites/Légendes/073 Les chiens démons

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Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 179-182).


LXXIII

LES CHIENS DÉMONS.



Deux époux avaient une fille qu’ils aimaient tendrement. Ils résolurent de lui bâtir un pavillon, et pour cela, coupèrent du bois dans la forêt.

Or, il faut savoir que dans la forêt trois chiens s’était battus à mort. Le premier était blanc, le second jaune, le troisième noir. Après leur mort ils furent transformés en un arbre qui portait des fleurs de trois couleurs : bleues, blanches et rouges.

Quand le père alla dans la forêt pour couper du bois il vit cet arbre, et dit à sa femme : « Voilà un arbre très joli, quand nous aurons bâti le pavillon, nous l’y transplanterons pour notre fille. Il le transplanta en effet, mais l’arbre creva et, comme l’on avait oublié de faire le verrou de la porte, on y employa le bois de cet arbre.

Dans ce verrou de la porte résidait un démon ; il apparut à la jeune fille et voulut la violenter ; elle résista, mais il lui enleva son âme[1] et elle fut comme morte. Quand elle revint à la vie elle fut bien forcée de consentir à tout. Le père entendit le bruit, il alla épier ce qui se faisait dans la chambre de sa fille ; le démon lui prit son âme, et le père ne revint à la vie qu’après son départ. À partir de ce moment il n’osa plus entrer dans cette chambre.

Quelque temps après, un étudiant qui avait perdu son chemin entra dans cette maison pour demander l’hospitalité. Cet étudiant avait tout l’aspect du démon ; aussi le maître de la maison ne voulait-il pas le recevoir. L’autre lui dit : « Je suis un homme. N’ayez aucune crainte de moi. » Le vieillard lui dit : « Non ! Vous m’avez tué, puis ressuscité, je ne veux pas vous accueillir. » L’étudiant lui répondit : « Je suis véritablement un étudiant. Si vous avez quelque affaire, je suis prêt à venir à votre aide. » Le vieillard lui conta son histoire et le mena à la chambre de sa fille.

Des trois chiens démons qui hantaient le verrou de la porte, le noir était couché en travers de la porte et veillait ; le blanc avait pris une forme humaine, revêtu de beaux habits, et était dans la chambre avec la jeune fille. À l’approche de l’étudiant, le chien noir avertit le chien blanc et lui dit : « Voici un maître[2], sauvons-nous. » Ils s’enfuirent, mais l’étudiant coupa d’un coup de couteau la jambe de l’un d’eux et la montra au vieillard.

Le vieillard fut rempli de joie ; il voulait récompenser richement l’étudiant, mais celui-ci refusa tout, ne demandant pour son salaire que le verrou de la porte. On le lui donna. Il l’enferma dans sa ceinture et partit.

Au bout de quelque temps les démons le prièrent de les délivrer de cette prison où ils étouffaient, lui promettant de lui donner un soleil, une lune et un cheval. L’étudiant y consentit ; il leur abandonna le verrou, et eux lui donnèrent ce qu’ils lui avaient promis.

Le cheval se transportait partout avec la rapidité de la pensée. L’étudiant alla passer son examen et aussitôt se fit transporter auprès de sa femme qui fut toute joyeuse de le revoir. Seulement les parents de l’étudiant, qui demeuraient dans une maison voisine, ne connaissant pas le retour de leur fils, supposèrent que sa femme avait reçu quelque amant chez elle. Le lendemain matin, quand l’étudiant était déjà parti pour revenir à la cour, ils allèrent demander à la femme compte de sa conduite, et ne voulurent pas la croire quand elle leur dit que son mari était revenu.

Cependant le soir, quand il reparut de nouveau, ils furent bien obligés de croire à ce prodige et lui demandèrent comment il faisait. L’autre leur dit : « J’ai un cheval extrêmement rapide. À peine lui ai-je ordonné d’aller quelque part, qu’il y arrive. Maintenant, j’ai été reçu aux examens ; je vais revenir pour vous faire ma visite et traiter les gens de notre village.

Le père monta sur le cheval, alla à Pnom-Penh ( ?) et revint en un moment. La mère, à son tour, voulut le monter, mais elle avait mal choisi son moment. À son contact impur le cheval perdit sa vertu et resta immobile. Le nouveau docteur fut épouvanté de ce malheur. Il lui était en effet impossible, sans le secours de son cheval, d’arriver à la cour pour l’audience impériale. Il prit le soleil que lui avaient donné les démons et se mit en marche. Le jour resta toujours au même point pendant ce temps, et il put arriver avant que l’heure de l’audience fût passée. Il enleva alors son soleil, et la nuit se fit tout de suite.

Cependant, comme il était arrivé en retard, on l’envoya, pour le punir, dans un village hanté par les démons. Ces démons étaient malfaisants et tuaient tous les fonctionnaires que l’on envoyait dans le pays. Mais le nouveau docteur avait des mérites accumulés de manière à pouvoir terrifier les démons.

Les villages de son district lui portèrent leurs cadeaux de farine et de sucre, et le village des démons vint aussi ; mais le docteur ne reçut aucun cadeau, et quand les gens des villages s’en retournèrent chez eux, les fit suivre par des émissaires. La marche des démons aboutit à un puits où ils se plongèrent ; et l’émissaire qui les avait suivis revint, tout étonné, rendre compte de ce qu’il avait vu.

Le docteur envoya des soldats pour assécher ce puits, mais ils avaient beau tirer de l’eau, ils ne pouvaient y parvenir. La nuit ils s’endormirent ; les démons apparurent en rêve à l’un des soldats et lui dirent : « Vous n’épuiserez pas ce puits ; le dragon seul peut le faire. Or, le docteur s’appelait justement Rông (dragon). On alla le prévenir ; il assécha facilement le puits et y trouva deux serpents. Ceux-ci lui dirent : « Maître, laissez-nous partir pour aller gagner notre vie ailleurs. » Il les lâcha, mais depuis lors ce pays cessa d’être hanté.



  1. Hop hon, littéralement : avaler, happer l’âme. Ouand un mauvais esprit, et spécialement une cou tinh, rencontre un vivant elle lui adresse la parole, si celui-ci répond, le mauvais esprit aspire son souffle et son âme. L’individu alors devient fou, le mauvais esprit prenant possession de son corps. Les thày phap entreprennent la guérison de ces fous qu’ils traitent par toute sorte d’exorcismes.
  2. Quoi nhon : homme précieux, qui a beaucoup de mérites accumulés, dont la destinée est grande.